L'AFFAIRE ÉRIC PEUGEOT
L'enlèvement du petit Éric Peugeot, il y a quinze ans, eut un retentissement énorme dans le monde entier. Et la fameuse « rumeur publique » a laissé de l'affaire, à cause du nom de cette famille, une impression qui fut longue à effacer. Aujourd'hui, on peut découvrir toute la vérité.
Le 12 avril 1960, vers 16 h 30, Jean-Pierre Peugeot, soixante-quatre ans, qui a laissé la direction de l'entreprise à son fils Roland, arrive au golf de Saint-Cloud dans une 403 noire. La voiture s'arrête à l'ombre des peupliers. Le temps est beau, les arbres commencent à se couvrir de petites feuilles. Comme chaque mardi, Jean-Pierre Peugeot et sa femme viennent jouer au golf. Ils amènent avec eux Jean-Philippe et Éric, leurs petits-fils, sur qui veille, depuis six ans, la même nurse.
Tandis que le grand-père et la grand-mère Peugeot s'éloignent sur une pelouse du golf, les deux petits garçons vont, à quelques mètres de là, retrouver d'autres enfants du même âge pour s'amuser dans le terrain de jeux: toboggan et tas de sable... La nurse s'installe dans la voiture, un livre sur les genoux, avec le chauffeur. Éric et Philippe sont des enfants éveillés, mais suffisamment sages pour qu'on les laisse jouer sans les surveiller de trop près.
Combien de temps la nurse et le chauffeur restent-ils dans la voiture? Un peu plus d'une heure. Soudain, une enfant court jusqu'à la voiture et appelle.
« Madame, madame! »
La nurse ne la voit même pas, car l'enfant ne dépasse pas la portière, mais elle entend cette phrase terrible :
« Madame! Madame! Un monsieur a pris Éric! »
D'un bond, la nurse est hors de la voiture et, le cœur battant, les jambes tremblantes, elle se précipite vers le terrain de jeux, cherchant à découvrir la petite silhouette d'Éric aux cheveux blonds et au blouson vert. Elle ne le voit pas. Il n'est pas non plus sous les peupliers, sur les cours de tennis. Alors, elle va dans tous les sens, affolée, appelant: « Éric ! Éric! »
Le chauffeur s'est précipité derrière elle. Il a l'idée d'aller jeter un coup d'œil sur la propriété voisine, séparée du terrain de jeux par un grillage et une haie dans laquelle il aperçoit une brèche. Mais il s'arrête en route.
Sur le tas de sable du terrain de jeux, presque aux pieds du toboggan, une enveloppe est posée. Le chauffeur la ramasse et lit, tapé à la machine en caractères majuscules rouges: « MONSIEUR ROLAND PEUGEOT, EXCEPTIONNELLEMENT URGENT. » Le chauffeur se précipite dans les bâtiments du club, entendant la voix de la nurse qui appelle toujours : « Éric! Éric! » Il a compris. Il appelle au téléphone Roland Peugeot, qui se trouve à son bureau, rue de Berri.
Roland Peugeot ne comprend pas tout de suite. Il faut dire qu'il y a quinze ans les kidnappings étaient en France excessivement rares. Ce n'est qu'en entendant plusieurs fois répéter les mots « Éric... On ne le trouve pas... Une lettre... », qu'il s'affole à son tour.
« Ouvrez-la immédiatement ! »
Le chauffeur ouvre la lettre.
« Lisez... Mais lisez-donc! »
Et voici ce que le chauffeur lit au téléphone:
Cher monsieur Peugeot, voilà ce qu'on pourra lire dans les journaux si jamais vous nous faites marrons: Le jeune Peugeot âgé de six ans, est mort après avoir subi d'horribles tortures parce que ses bons parents ont refusé d'allonger 50 millions (500 000 NF) ou alors parce qu'ils ont été trop bavards avec la police... !
Je ne tiens pas à confier votre petit aux bons soins de mon ami Dédé. Dédé est un type très bien mais il est un peu dingue... Donc si vous avez envie de revoir votre fils, conformez-vous exactement à nos ordres... Quand vous l'aurez récupéré, parlez-en à la police si vous le désirez, mais pas avant! Procurez-vous ces 50 millions en coupures de 10 000 et de 5000 exclusivement; que tous ces billets aient déjà servi. Nous n'acceptons pas de billets neufs. Si vous tentez de noter les numéros ou de marquer les billets, vous perdrez votre fils (en effet ce dernier ne vous sera restitué qu'après échange de cet argent: cette opération sera faite par nous très rapidement).
Nous vous donnons 48 heures pour vous procurer cette somme. Placez cet argent dans une serviette que vous fermerez à clef (conservez la clef sur vous) et attendez de nouvelles instructions, nous téléphonerons à votre domicile dans 48 heures. Et n'oubliez pas que la vie de votre enfant ne dépend que de votre comportement!
Soyez raisonnable, monsieur Peugeot, nous le sommes pour la caution, et suivez nos instructions à la lettre... ! ! !
Au bout du fil la voix de Roland Peugeot, méconnaissable, dit:
« J'arrive. »
Quelques minutes plus tard, Roland Peugeot, accompagné de sa femme, retrouve son père, Jean-Pierre Peugeot qui paraît-il, s'évanouit. Les policiers les ont rejoints.
La nuit va être dramatique. La famille Peugeot, réunie devant le téléphone, dans l'appartement de Roland Peugeot, avenue Victor-Hugo, n'a qu'une idée en tête: retrouver Éric vivant. Pour cela, Roland Peugeot est décidé à respecter les conditions que pose le ravisseur, point par point.
Le point de vue de la police est évidemment différent. A cette époque, en France, les kidnappings sont rares et la police est très inquiète. Si cet enlèvement réussit, avec l'énorme publicité qu'on peut prévoir, étant donné la célébrité des victimes, il va selon toute probabilité déclencher une véritable épidémie...
Les enquêtes sur les enlèvements nécessitent, pour réussir, une promptitude, un esprit de décision qui supposent la collaboration complète des parents. Mais cela comporte évidemment, un risque grave pour l'enfant. Déjà la police a diffusé, sur l'ensemble du territoire et par-delà les frontières, un avis de recherche avec le signalement du petit Éric. Déjà la presse, la radio et la télévision s'en mêlent. Mais c'est tout ce que la police peut faire, car, malgré ses exhortations, Roland Peugeot refuse de porter plainte. Finalement, le ministre de l'Intérieur délègue auprès de celui-ci le directeur des services de la Police judiciaire. Il lui fait savoir que, partageant son souci de sauvegarder l'enfant, il lui laisse toute latitude pour traiter avec les ravisseurs. De son côté, Roland Peugeot accepte la présence constante dans son appartement d'un observateur de la première brigade et l'informe sans réticence et sans délai de tous les appels téléphoniques.
Celui-ci notamment :
« Allô, monsieur Peugeot? Avez-vous reçu notre lettre? Nous tiendrons parole. Tiendrez-vous la vôtre ?
— Oui.
— Bien, vous allez recevoir une lettre... Seule une lettre écrite sur ce papier avec les mêmes caractères que la première sera valable. »
Dans l'insomnie et l'angoisse, une lueur d'espoir. L'aube arrive et avec elle, en effet, une lettre. En voici les termes:
Monsieur Peugeot. Rendez-vous à 16 heures très précises aujourd'hui jeudi devant le numéro 57 de l'avenue des Ternes (avec l'argent).
Tenez votre serviette devant vous des deux mains (afin que le commissionnaire vous reconnaisse). Il vous dira: « Gardez la clef. » Alors, seulement vous lui remettrez la serviette, mais conservez vraiment la clef, car cette personne ne sait pas de quoi il s'agit; c'est-à-dire que si la police l'arrête, vous ne serez pas plus avancé. Je souhaite pour vous qu'il ne lui arrive rien et, si la police vous surveille, il n'est pas encore trop tard: si vous pensez vraiment être suivi, ne venez pas à ce rendez-vous, pensez avant tout à Éric, ne faites aucune erreur pouvant se retourner contre lui.
Au contraire, si tout se passe bien, vous n'entendrez plus jamais parler de nous : c'est fini ! Eric est beau, intelligent, (très) sympathique, mais il commence à s'ennuyer et nous aussi.
Alors, suivez nos instructions et vous recevrez un coup de fil cette nuit-même, vous indiquant où vous pourrez le retrouver. Tenez vos engagements, nous tiendrons les nôtres...
« P.S. : Pour venir au rendez-vous, prenez un chapeau noir et mettez des lunettes de soleil. Ceci est très important. »
Roland Peugeot, se conformant scrupuleusement aux termes de cette lettre, se rend à l'heure dite au lieu du rendez-vous, avec le chapeau noir et les lunettes, les 50 millions dans sa serviette, la clef dans sa poche.
Il n'attend pas longtemps. Comme prévu un homme l'aborde par derrière, lui donne le mot de passe : « Gardez la clef », prend la serviette et s'en va. C'est tout juste si Roland Peugeot a entrevu le commissionnaire car la scène n'a duré que quelques secondes. L'homme a disparu dans le passage Doisy qui s'ouvre à quelques mètres.
Pour respecter le désir express de Roland Peugeot, la police est restée totalement à l'écart. Quant à Roland Peugeot, au volant de sa 403, il regagne son appartement de l'avenue Victor-Hugo. L'attente devant le téléphone continue, avec une angoisse accrue. Il est bien connu, en effet, qu'aux États-Unis (la seule référence à l'époque) les « kidnappers » tuent l'enfant aussitôt après l'avoir enlevé. De plus, les termes de la première lettre sont directement inspirés d'un roman publié dans la Série noire en 1955. On imagine l'angoisse des Peugeot.
Ici, nous nous devons d'ouvrir une parenthèse. Que se passe-t-il lorsqu'une affaire éclate brusquement comme l'affaire Éric Peugeot ? Des dizaines de millions de regards se tournent brusquement vers une famille. Or, parmi ces regards, il y a ceux de gens incapables de comprendre les sentiments humains, et qui ne voient qu'une chose : les Peugeot sont riches, donc ce sont des salauds, et les salauds, on ne les fait jamais assez souffrir. C'est ainsi que pendant des heures et des heures, des centaines de coups de téléphone vont harceler Roland Peugeot. On ne peut rouvrir ce dossier sans mentionner les demandes de rançons « bidons », les appels de soi-disant témoins qui ont vu le cadavre du petit Éric, les menaces inimaginables : « J'espère que vous ne le retrouverez pas vivant » ; « C'est bien fait pour vous, à votre tour de connaître le malheur » ; « Espérons qu'on le fera souffrir, votre gamin ». Et au milieu de tout cela des témoignages, faux mais tellement précis que la police sera obligée d'en tenir compte et perdra des semaines en enquêtes inutiles.
Inutile de dire que, dans ces conditions, le coup de téléphone du véritable ravisseur est peut-être passé inaperçu. Aussi, Roland Peugeot décide-t-il de lancer le soir-même un appel aux ravisseurs par la radio et la télévision.
« C'est un père à qui l'on vient de prendre son enfant qui s'adresse à vous, dit-il. Tout ceux qui ont des enfants et qui les aiment me comprendront, j'en suis sûr. Mon seul souci est de le retrouver sain et sauf le plus tôt possible. Je n'ai pas déposé plainte. Je prends l'engagement formel de demander que le ravisseur ne soit pas poursuivi. »
Avenue Victor-Hugo, les coups de fil déments continuent d'arriver ! Par exemple :
« Allô, monsieur Peugeot ?
— Oui.
— Votre fils, je l'avais. Vous ne vous êtes pas conformé à mes instructions. Vous ne le reverrez plus. Je viens de le tuer. »
Mais il y a le dernier coup de téléphone :
« Allô, monsieur Peugeot ? Vous avez tenu parole. Dans quelques minutes, vous reverrez votre enfant. »
Il est minuit.
Vers 1 heure du matin, M. Lucien Bonnet rentre de son travail. Sur le trottoir de la rue Lauriston, face au Brazza, il voit une ombre qui marche à petits pas et il entend des pleurs. Il s'approche. C'est un enfant.
« Qu'est-ce que tu fais là ? Comment t'appelles-tu ?
— Éric Peugeot. »
M. Lucien Bonnet ne réalise pas tout de suite. Il s'imagine que le petit bonhomme lui fait une grosse farce. A nouveau, il demande :
« Comment t'appelles-tu ?
— Éric Peugeot.
— Où habites-tu ?
— Je ne sais pas. »
Il le prend par la main et l'emmène au Brazza, où il demande un journal pour comparer l'enfant et sa photo.
Au Brazza, la gérante, Mme Thiroile a tout de suite reconnu l'enfant. Elle le prend dans ses bras, l'assied sur le comptoir. Un instant, elle s'imagine que M. Bonnet est un des ravisseurs. Elle fait à l'enfant un rempart de son corps. Éric semble avoir froid. Elle le recouvre de son manteau. Elle lui offre du lait, un gâteau, du chocolat. Éric refuse. Il ne pleure plus. Il est très propre, fraîchement débarbouillé et même bien coiffé. L'enfant ne semble pas avoir peur. Pendant ce temps, un client téléphone à la police qui prévient M. Peugeot.
C'est la fin, heureuse, de la première partie de l'affaire Éric Peugeot. De la première partie seulement.
Pour la Sûreté nationale, cet enlèvement réussi avec une telle facilité est un défi. C'est surtout une menace terrible pour l'avenir.
Aussi les policiers se jurent-ils de mener l'enquête aussi longtemps qu'il le faudra.
Le commissaire principal Guy Denis (à qui nous devons certains détails de ce dossier), chargé de l'affaire, ne dispose d'aucun indice important, sinon que le ravisseur avait un pull-over vert. On s'apercevra, un an plus tard, qu'en réalité il avait un pull-over gris. Les rares témoignages s'avéreront tous faux...
Jean-Pierre Peugeot, le grand-père d'Éric, ne s'estime pas lié par le serment de son fils Roland. Il porte plainte et donne à la police les numéros des billets de la rançon qu'il avait secrètement relevé. Cela ne sert à rien : les billets, on le saura plus tard, sont changés en Suède, en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Espagne.
Le papier des deux lettres est un papier vendu couramment dans les grandes surfaces.
On remue ciel et terre pour tenter de retrouver la machine à écrire. En fait, on finit par retrouver, dans l'Yonne où elle a été incendiée, la voiture qui aurait servi pour l'enlèvement.
Les semaines et les mois passent. Un flot de calomnies se déversent sur les Peugeot. « Allons donc, disent les gens, si la police ne retrouve pas les ravisseurs, c'est qu'elle ne veut pas les retrouver. Et si elle ne veut pas les retrouver, c'est parce qu'on le lui a défendu. Pourquoi ? Parce que la famille ne le veut pas. Pour couvrir la mère, bien sûr, qui a dû connaître le ravisseur... Alors, il faut à tout prix étouffer le scandale ! » On dit aussi :
« Savez-vous que le fisc a autorisé Roland Peugeot à déduire 50 millions de sa déclaration d'impôts ? Comme ça, il descend d'une tranche... C'est une bonne opération, n'est-ce pas ? C'est ça, l'affaire Éric Peugeot ! » Bien d'autres versions circulent, que certains journaux n'hésitent pas à refléter, quitte à être attaqués en diffamation par la famille Peugeot, qui chaque fois gagne son procès avec le franc symbolique de dommages et intérêts.
Mais ce n'est pas fini. Au mois de mars 1961 (donc un peu moins d'un an après le rapt), les policiers investissent le chalet des Six Enfants à Megève. L'énorme et patient travail accompli par la police a conduit le commissaire Denis, d'élimination en élimination, de soupçon en certitude, à penser que les auteurs du rapt sont un certain Raymond Roland et un certain Larcher. Ceux-ci, depuis le versement de la rançon, dépensent beaucoup d'argent. Actuellement, ils sont en vacances dans ce chalet.
Raymond Roland est arrêté avec sa maîtresse, une reine de beauté danoise. Larcher est parti avec sa maîtresse, Rolande Niemezyck, un complice, Rotmann, et une amie de rencontre, la strip-teaseuse japonaise Mitsuko. Ils sont arrêtés quelques heures plus tard.
Les trois hommes avouent le kidnapping. Ils affirment, bien entendu, qu'ils n'ont jamais eu l'intention de tuer l'enfant et qu'ils ne l'auraient pas fait pour tout l'or du monde.
La vérité est bête et simple ; trop, pour que les gens mal intentionnés s'en contentent... Lorsqu'il était enfant, Larcher a entendu parler de l'affaire Lindberg. Depuis, l'idée du kidnapping ne l'avait jamais abandonné. Mais c'est un roman de la Série noire qui l'a décidé. Lui et ses complices ont choisi leur victime, tout simplement, dans le « bottin mondain », qui donne des renseignements sur le domicile, les fonctions des personnalités, leurs enfants, leurs habitudes, etc. « Dans le bottin mondain? pense encore une partie de l'opinion, on ne va pas nous faire croire tout de même une chose pareille ! On nous prend pour des imbéciles. Ils ont certainement eu des renseignements par des proches de la famille Peugeot ! Peut-être même par des membres de la famille elle-même ! » Et puis il y a autre chose. Savez-vous où étaient les Peugeot au moment de l'arrestation de Roland et de Larcher ? A Megève ! « Vous voyez bien qu'on nous a raconté des histoires et que tout ça, c'est combines et compagnies... »
Les commentaires d'une partie de la presse sont tels que Roland et Larcher eux-mêmes, pour minimiser leur forfait, essaient d'y mêler la famille, en la personne de l'ex-femme d'un cousin Peugeot vivant à Bordeaux et dont ils ont entendu parler dans les journaux (car la police a bien entendu enquêté auprès d'eux, comme elle a enquêté auprès des milliers de personnes touchant de près ou de loin l'affaire. Mais cette femme ils ne l'ont jamais vue, et leur échafaudage s'effondre comme un château de cartes.
Finalement, il ne reste de cette affaire que deux petits gangsters « à la mie de pain » dont le kidnapping a réussi plus par chance que grâce à leur intelligence, et qui ne méritaient pas toute cette publicité autour d'eux. Ils reçurent la plus forte peine possible à l'époque : vingt ans de prison. Cela n'a pas découragé, depuis, les amateurs d'enlèvements...