28
CENT PUPILLES EMPLIES
DE HAINE
Eliot et Fiona se rendirent jusqu’aux confins de la ville, où Jack avait demandé à les retrouver. Malgré les chocolats mangés pendant son service chez Ringo, Fiona se sentait fatiguée après un quart d’heure de marche rapide.
Loin de la principale rue commerçante de Del Sombra, il n’y avait plus grand-chose : un projet de logements abandonné, la centrale de recyclage Oro avec ses amoncellements de cartons et de bouteilles en plastique, et puis le petit parc Franklin.
Ils s’assirent sur un banc du square, sous un eucalyptus. Les cigales stridulaient. Non loin, la fontaine en terre cuite ne fonctionnait plus depuis des années pour faire des économies d’eau. Le vent changea de direction, et leur apporta des odeurs de plastique fondu et de pâte à papier humide.
L’endroit aurait pu être paisible… sans cette tension nerveuse qui étreignait Fiona.
Elle voulait s’enfuir – aussi vite et aussi loin que possible. Mais même Grand-Mère avait plié devant le verdict du Conseil pour ces épreuves… qui devaient décider de leur vie ou de leur mort.
— Tu es sûr qu’il a dit d’attendre ici ?
— Certain, répondit Eliot, en essuyant la sueur qui perlait sur son front.
Il attrapa une bouteille qu’il avait remplie d’eau au restaurant et l’offrit à sa sœur. Elle but longuement. Tout le chocolat glissait jusqu’à son estomac, mais le sucre avait irrité sa gorge.
— Quel genre d’épreuve héroïque peut bien se dérouler par ici ? demanda-t-il.
— Jack a parlé de mythes urbains.
Fiona contempla l’usine de recyclage. Déplacer un tas de cartons ? Les transformer en… quelque chose ? Elle essaya de retrouver un souvenir enfoui, celui d’un conte de fées que tous les enfants connaissaient par cœur. Une histoire de paille qui se changeait en argent ? ou du papier en or ? Rien ne lui revenait. Grand-Mère avait parfaitement éradiqué le merveilleux de leur vie.
Elle secoua la tête en signe de découragement avec un soupir. Tout ce qui se passait depuis leur anniversaire, deux jours plus tôt, déformait la réalité. Ou peut-être était-ce leur vie qui jusque-là était restée dans l’irréel ? Grand-Mère les avait laissés dans l’ignorance : comment pouvaient-ils juger maintenant de ce qui se passait, ou de qui ils étaient ?
Eliot sortit un sac de nourriture à emporter qui contenait un gros morceau de pain à l’ail. Julie l’avait emballé pour lui avant qu’ils quittent le restaurant.
— Tu en veux ?
— Pas faim.
Eliot mordit dans le pain beurré.
Fiona sentit son estomac se tordre. Elle avait besoin de chocolats.
Elle regrettait de ne pas avoir disposé de plus de temps chez Ringo. Elle n’avait pu en manger que trois : un rocher aux amandes avec des pépites de guimauve, et deux truffes : l’une au citron vert givré qui lui avait glacé la langue, l’autre fourrée d’une onctueuse ganache au cacao. Elle se remémorait chaque exquise bouchée dont elle s’était délectée.
Puis Eliot et Julie l’avaient interrompue et lui avaient annoncé qu’il y avait une « urgence familiale ». Eliot avait précisé qu’ils devaient partir. Julie avait ordonné à Linda de reporter son rendez-vous chez le dentiste et à Johnny de remplir le lave-vaisselle après le déjeuner. Mike n’aurait jamais fait un geste pareil pour eux. La gentillesse de Julie était-elle liée à son intérêt pour Eliot ?
Quelque chose clochait dans ce tableau.
Au loin, le vrombissement grave d’une moto se fit entendre. Son frère, Julie et même les chocolats désertèrent aussitôt les pensées de Fiona.
Les jumeaux se levèrent, une main en visière pour se protéger du soleil.
Jack fonçait sur eux. Arrivé en lisière du parc, il arrêta sa machine dans un crissement de graviers puis mit pied à terre. Il ne prit pas la peine de retirer sa veste en cuir ni son casque jet.
— Par ici. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Son visage était figé en un masque de détermination. La façon dont il venait de lui tourner le dos amena Fiona à se demander si elle l’avait mis en colère.
Ils le suivirent en dehors du parc et prirent la direction du lotissement abandonné. Ils évoluaient entre les murs de parpaings éboulés, les fondations en ciment brut et l’asphalte fissuré.
Jack s’arrêta au niveau d’une étendue de sable. Le seul élément du décor était une boule d’amarante virevoltante. Il ouvrit son téléphone portable et dit :
— Nous y sommes… Oui, monsieur, tout de suite.
Il rempocha son mobile et donna un coup de pied dans le sable. Dessous, une plaque d’égout apparut.
— Un lotissement immense était envisagé, expliqua Jack. Mais un escroc s’est enfui avec l’argent, après la construction des routes et de quelques fondations. Ils avaient aussi eu le temps d’installer les égouts.
— Notre épreuve « héroïque » se déroule dans une fosse septique ? demanda Eliot, abasourdi.
— Non, dans un égout. La différence est de taille, le rectifia Jack.
— Et qu’y a-t-il dans cet égout, à part des eaux usées ? demanda Fiona.
— Un alligator.
Les jumeaux se regardèrent, déconcertés.
— Vous ne connaissez pas cette légende urbaine ? Un gamin achète un lézard dans une animalerie, mais il n’en finit plus de grandir. Son père le fait disparaître dans les toilettes, et, quelques années plus tard, paf, on découvre un alligator dans les égouts de Del Sombra1.
— C’est une blague ? demanda Eliot.
Jack fit « non » de la tête.
— C’est un alligator, notre épreuve ? s’exclama Fiona. Qu’est-ce qu’on doit faire ? Prendre une photo pour prouver son existence ?
— Le Conseil sait déjà qu’il est là. Ils disent que vous devez… (Incapable de soutenir leur regard, Jack gardait les yeux tournés vers le sable.) Très exactement, ils ont dit : « vaincre la bête ». Et il faudra que vous soyez remontés à la surface dans deux heures, avec la preuve de ce que vous aurez accompli.
Fiona n’en croyait pas ses oreilles. « Vaincre » était un euphémisme élégant pour « tuer ». Comment pouvaient-ils croire que son frère et elle réussiraient à tuer un alligator ? Avec ou sans fusil, ils n’avaient rien de chasseurs. Jamais elle n’avait tué un être vivant. Même les araignées qu’elle trouvait piégées dans la baignoire, elle les portait délicatement sur le rebord de la fenêtre avant de faire couler l’eau.
Jack retira sa montre et la tendit à Fiona.
Elle la prit et l’enfila sur le poignet qui portait déjà son élastique violet. Il s’agissait d’une Rolex en acier avec trois chronomètres. Elle était trop imposante et trop lourde pour son bras délicat, mais pour rien au monde elle n’aurait accepté de la retirer.
— Et si on n’y arrive pas ? chuchota Eliot.
— Là, tu vois, je sais pas.
Mais le ton conciliant de Jack laissait entendre qu’il savait exactement ce qui arriverait.
« Ils montreront s’ils méritent de rester en vie », avait dit Tante Lucia à propos des épreuves héroïques. Après les quelques précisions données par Grand-Mère sur la famille – les jeunes générations assassinées –, Fiona voulait bien croire qu’un échec se solderait par la perte du droit à rester en vie.
Sans rien dire, Eliot déglutit.
Fiona se demanda comment quiconque pouvait les penser capables de tuer un alligator dans des égouts. Cet animal avait évolué pendant des millions d’années pour devenir le prédateur parfait de maladroits terriens comme eux. Sauf si… on pensait que son frère et elle possédaient des pouvoirs spéciaux.
— Quand tu m’as dit que ma mère était une déesse, ce n’était pas une façon de parler ? Tu crois vraiment qu’elle était une… ?
Prononcer le mot était trop absurde.
Jack retira son casque pour se gratter la tête, surpris.
— Personne ne vous a parlé d’elle ?
— On ne nous dit jamais rien, résuma Eliot.
— C’est peut-être mieux ainsi, répondit Jack. Votre famille a de l’argent, des relations politiques, une intelligence qui dépasse tout ce que j’ai pu rencontrer. Ils sont comme ça parce qu’ils sont tous d’un âge vénérable, des centaines d’années, peut-être plus. Mais ce ne sont pas des dieux comme dans les films ou les BD, qui lancent des éclairs. Plutôt du genre…
Il n’arrivait pas à trouver de description adéquate.
— Princes italiens ? suggéra Eliot. La Cosa nostra ?
Jack hocha la tête.
— Un peu mafieux, un peu hommes d’affaires internationaux, et cent pour cent dangereux.
Fiona n’était pas prête à accepter cette nouvelle réalité… et pourtant, Mike s’était bel et bien brûlé la main après l’avoir agrippée, et Eliot avait su spontanément jouer du violon. Cela faisait-il partie de leur héritage surnaturel ?
— S’ils pensaient que vous n’aviez aucune chance de réussir, ils n’auraient pas organisé ça, les rassura tant bien que mal Jack.
Avaient-ils de bonnes chances de s’en sortir, ou autant qu’une boule de neige qu’on jette dans un four ?
Jack nota la position du soleil.
— Je vous ai dit tout ce que je pouvais… et même un peu plus. (Il continua à voix basse.) Vous avez tout ce que je vous avais conseillé de prendre ?
Fiona sortit le fusil à canons sciés de sa besace.
Jack siffla, impressionné.
— Un Westley Richards. Ça va le faire. Vise la tête. Ou mieux encore, attends qu’il ouvre la gueule et tire à ce moment-là.
Il n’eut pas l’air aussi sûr de lui qu’il voulait le paraître.
Il s’accroupit pour passer un crochet dans la plaque d’égout. D’une torsion, il retira le couvercle et dégagea l’orifice. Des relents de moisissure émanèrent du trou.
En s’approchant, les jumeaux remarquèrent une échelle qui disparaissait dans l’ombre.
— Alors on y va vraiment ? demanda Eliot à sa sœur.
Elle lui secoua l’épaule.
— Les doigts dans le nez, mentit-elle. (Puis elle s’approcha de Jack.) Merci, pour tout.
Quel réel risque avait-il pris en leur révélant comment se préparer à l’épreuve ? Fiona ne se représentait pas bien ce que donnait une Tante Lucia en colère, ou l’inquiétant Oncle Aaron. Ce que Jack avait fait pour eux… elle s’en sentait incapable.
Elle vint tout près de lui. Il y avait de grandes chances qu’elle meure dans les prochaines heures, et il était hors de question qu’elle quitte ce monde en n’ayant embrassé que sa Grand-Mère et Cecilia.
Elle posa ses lèvres sur la joue de Jack, légères comme un papillon. Elles se réchauffèrent au contact de sa peau brûlante. Un frisson d’excitation courut jusque dans sa nuque, elle rougit, son cœur s’emballa.
Quand elle éloigna son visage, la chaleur sur sa bouche persista.
C’était mieux que le meilleur chocolat. Mille fois mieux.
Jack fit un pas en arrière et passa le doigt sur sa joue, là où elle l’avait embrassé. Puis il tourna la tête vers Eliot et reprit ses esprits.
— Allez-y, maintenant.
Eliot paraissait terriblement mal à l’aise. Fiona ne savait pas trop si c’était le baiser qui le dérangeait ou le reptile mangeur d’hommes tapi au fond des égouts dans lesquels ils s’apprêtaient à pénétrer.
Eliot enfila ses bottes en caoutchouc, sortit sa lampe électrique et scruta l’obscurité en contrebas. Il s’humecta les lèvres, la tête tordue pour avoir une meilleure vue.
— Oh ! bon sang ! j’y vais la première, décida Fiona en mettant ses bottes.
Elle attrapa sa torche, jeta un dernier regard à Jack et commença à descendre. Autour d’elle, le froid, l’humidité et l’obscurité l’enveloppèrent.
— Gardez un œil sur l’heure, leur rappela Jack.
Environ cinq mètres plus bas, elle se retrouva sur le sol, de l’eau jusqu’à mi-mollet. Elle se trouvait à l’intersection de quatre galeries qui se prolongeaient aussi loin que sa lampe lui permettait de voir.
Les tunnels en béton avaient un diamètre de deux mètres cinquante, et une rigole au milieu charriait mousse, algues et paquets d’emballage en cours de décomposition. C’étaient les déchets de la centrale de recyclage. De chaque côté courait une corniche.
Eliot descendit à son tour et prit pied sur le rebord pour éviter les immondices. Il tendit la main à Fiona.
Cette dernière fit la grimace, énervée d’avoir besoin d’aide, mais accepta et grimpa à côté de son frère.
Elle secoua le pied. De la saleté lui était entrée dans la botte, et elle détestait avoir les chaussettes mouillées.
— Alligator, récita Eliot. Deux espèces : Alligator mississippiensis et Alligator sinensis. Il s’agit sans doute de l’espèce américaine, pas de la chinoise.
— Alligator, de l’espagnol el lagarto, qui veut dire « le lézard », continua Fiona.
Pour eux, cela semblait toujours plus facile lorsqu’ils commençaient par énumérer leurs connaissances encyclopédiques. Le monde réel avait tendance à se montrer nettement moins – elle secoua sa botte – ordonné.
— Poids moyen : trois cent soixante kilos, longueur moyenne : quatre mètres, ajouta Eliot pour ne pas lui laisser le dernier mot. Toutefois, le plus grand jamais répertorié approchait des six mètres.
— L’alligator moyen est capable de piquer des sprints atteignant les cinquante kilomètres à l’heure.
— Il s’agit plutôt d’un bond.
— Alors il suffit de rester hors de son périmètre d’attaque. Il n’a pas de carapace, le fusil devrait suffire.
Elle donnait l’impression d’être si calme et si sûre d’elle… alors qu’à l’intérieur elle tremblait de frayeur.
— Comme tu dis, acquiesça Eliot, inquiet.
Elle consulta la montre de Jack. Les chiffres étaient fluorescents.
Deux heures. Serait-ce suffisant ? Elle n’en avait pas la moindre idée. N’importe lequel des quatre tunnels menait potentiellement à l’alligator… comme il pouvait les promener dans un labyrinthe d’égouts vides.
Les jumeaux croisèrent les faisceaux de leurs lampes pour examiner chaque ouverture avec une lumière plus vive.
Dans la galerie nord, ils éblouirent un rat qui s’enfuit avec un couinement, griffant le béton de ses quatre pattes.
Fiona réprima un frisson. Il y avait des rats dans leur cave, dont Grand-Mère n’arrivait pas à se débarrasser, en dépit des pièges et du poison. Mais celui-ci avait la taille d’un teckel.
— Genre Rattus, raisonna Eliot. Je ne suis pas sûr de l’espèce.
Cette fois, le savoir encyclopédique de Fiona ne parviendrait pas à la rassurer. Elle savait que les rats transmettaient la peste bubonique et les hantavirus. Des créatures repoussantes, enragées, vivant les unes sur les autres – dents, griffes et petits yeux rouges luisants.
Elle respira. Il fallait qu’elle garde son calme. Ce rat était tout seul.
— Tu sais, dit Eliot, il n’y aurait pas de rats s’ils n’avaient rien à manger…
— Des restes laissés par un alligator, tu veux dire ?
— Tu as une meilleure idée ?
Elle secoua la tête et ils suivirent la direction prise par le rongeur.
— Tu ne crois pas qu’on devrait sortir le fusil – juste au cas où ? suggéra Eliot.
Fiona ouvrit sa besace. L’arme, sommairement emballée, était là. Ce serait elle qui tirerait, cela ne faisait pas de doute. Eliot n’avait même pas voulu y toucher. Quel gamin, parfois.
Elle avança la main, mais interrompit son geste. En fait, elle aussi avait peur de cet engin de mort.
Ce ne devait pas être bien difficile, si ? Un fusil contre un lézard au cerveau gros comme une noix ? Avec un double canon, elle ne pourrait pas le rater.
Elle saisit l’arme, posa sa lampe, inséra les cartouches et remit les canons en place avec un claquement sec. Comme si elle l’avait fait toute sa vie.
En fourrant la toile de protection dans son sac, sa main rencontra la douceur satinée de la boîte en forme de cœur. Elle y glissa la main et porta un chocolat à sa bouche sans prendre le temps de regarder quelle couleur il avait.
Elle croqua dans du chocolat au lait avec des brisures de noix et des billes de caramel au beurre. Une douce chaleur l’envahit et un flux d’énergie se répandit de ses mains jusqu’à ses doigts de pied.
À présent, elle était prête.
— Qu’est-ce que tu viens de manger ?
— Du chocolat.
Elle finit sa bouchée. Le caramel restait collé à ses molaires.
— Jack m’en a donné.
Ou du moins, c’était l’explication la plus probable. Elle n’avait pas le temps de raconter toute l’histoire de l’« admirateur secret » à Eliot, qui n’aurait pas manqué de poser mille et une questions. Et puis elle ne souhaitait pas approfondir le mystère de cette fine boîte qui renfermait trois – ou bien était-ce quatre ? – étages de chocolats.
— Oh ! fit-il, l’air un peu déçu.
Elle souleva le fusil et posa sa lampe par-dessus, en équilibre instable.
Avant qu’Eliot ait le temps de lui demander un chocolat, elle prit la direction des opérations.
— Par ici. Tiens ta lampe pour qu’elle éclaire devant moi. Je pourrais avoir à lâcher la mienne en cas d’urgence.
Ils arrivèrent à l’endroit où le rat s’était tenu. Les minuscules empreintes se croisaient là où la bête était revenue sur ses pas.
Fiona suivit la piste le long de la corniche, jusqu’à l’intersection suivante. À deux reprises, elle vérifia qu’ils pouvaient retrouver leurs propres traces. Le béton était maculé de moisissures et d’algues, mais leurs lourdes bottes laissaient des empreintes facilement repérables. Il ne manquerait plus qu’ils se perdent là-dedans. L’épreuve consistait aussi à ressortir.
Un autre rat passa dans le faisceau de la lampe tenue par Eliot. Non, pas un mais trois rongeurs qui s’enfuyaient à toute vitesse.
Son premier réflexe fut de les abattre : Fiona leva son arme, puis se contrôla.
Juste des rats. Même en s’y mettant à dix, ils ne lui feraient aucun mal.
Les rongeurs poussèrent des cris et ébouriffèrent leur fourrure à la vue des canons pointés vers eux. Ils prirent la fuite.
Fiona pressa le pas. Eliot hésitait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-elle.
— Tu ne trouves pas que ces rats avaient l’air de… je ne sais pas… de savoir ce que nous faisons ?
— Ce sont juste des rats. Tu te fais des idées.
Elle fourra la main dans son sac pour prendre un autre chocolat. Cocktail délicieux de caramel et de guimauve, collant à souhait.
— Combien tu vas encore t’en enfiler ? siffla Eliot derrière elle.
— C’est pas tes oignons, si ?
Elle reprit sa progression.
Un autre rat traversa le tunnel à moins de deux mètres d’elle. Puis encore deux. Ils lui semblèrent encore plus gros que les précédents. Mais c’était difficile d’en être sûre, car ils filaient très vite, comme des flèches de fourrure grise avec une longue queue.
— Je les entends derrière nous, l’avertit Eliot.
Fiona tendit l’oreille pour discerner d’autres bruits que l’eau qui gargouillait à leurs pieds et son sang chargé de sucre qui battait à ses tempes.
Elle perçut un léger grattement, puis un son aigu qui se perdit dans les ultrasons. Les cris ne venaient pas seulement de derrière eux, mais de chaque côté ainsi que de devant.
— On approche, murmura-t-elle.
Elle avança prudemment vers une nouvelle intersection. Une partie plus ancienne, en brique, commençait là. Les odeurs avaient changé aussi : aux relents d’égouts se mêlaient ceux de terre, d’urine, et de viande faisandée.
— Je n’aime pas ça, dit Eliot.
Fiona non plus. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Mais avaient-ils le choix ?
Soudain Eliot détourna sa lampe du chemin devant eux et la braqua sur la droite.
Fiona s’arrêta net, agrippa maladroitement sa torche et se retourna pour voir ce que fabriquait son frère.
D’autres rats.
Pas trois ou quatre, mais quarante, peut-être même cinquante… entassés les uns sur les autres dans le passage adjacent. Moustaches frémissantes, ils observaient Eliot et Fiona. Cent pupilles emplies de haine les épiaient. Des yeux intelligents. Et affamés.
Eliot dirigea le faisceau lumineux vers la gauche.
Prenant sur elle, Fiona détourna son regard.
Dans l’autre tunnel : encore plus de rats. Des dizaines et des dizaines, trois fois plus gros que n’importe quel rat normal.
Fiona recula lentement jusqu’à buter contre son frère.
— Marche arrière, chuchota-t-elle. Attention, doucement.
Il suffisait de garder son sang-froid. Pas de panique. Refaire le chemin en sens inverse.
Un concert de couinements éclata devant eux. Ce fut si soudain et si fort que Fiona manqua de lâcher son arme pour se boucher les oreilles. Ce fut alors qu’elle entendit le bruissement d’un millier de griffes crissant sur le béton.
Elle éclaira la paroi en brique qui se dressait devant leurs yeux. Un tapis de fourrure grouillait dans leur direction, tout en regards assassins et queues qui fouettaient l’air.
Les jumeaux firent volte-face pour s’enfuir.
Mais des centaines d’autres rats leur bloquaient tout espoir de retraite.
Fiona fit face aux rongeurs qui fondaient sur eux.

1. « La première mention de gros reptiles dans les égouts date de l’Empire byzantin. Les gardes faisaient régulièrement la chasse aux crocodiles dans les canalisations de Constantinople (à l’origine, cette légende a peut-être été répandue afin de dissuader de potentiels envahisseurs de gagner la ville de cette manière). À notre époque, le premier cas remonte à 1935, à New York, où un alligator s’échappa d’un bateau en provenance des marais des Everglades en Floride. Ce pauvre reptile fut découvert par deux garçons qui vidaient de la neige dans un égout pluvial et qui le frappèrent à mort avec leurs pelles. Il s’avère que les alligators sont sujets aux maladies et il est par conséquent très improbable qu’un spécimen puisse survivre longtemps dans de telles conditions. » Dieux du Ier et du XXIe siècle, volume VI : Mythes modernes, 8e éd. (Éditions Zyphéron).