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LA SÉLECTION D’UNE TENTATRICE
Sealiah était chez elle, là où les collines pierreuses et les vallées viciées portaient des noms tels que : Ombre de Mort, Crépuscule de l’arc-en-ciel ou Fourré des poisons enlacés. Les Terres Opiacées de l’Enfer.
Elle montait une des juments andalouses blanches offertes par l’ambassadeur des Philippines. L’animal était vif et répondait au moindre signe de sa part. Sealiah aurait aimé en posséder cent comme elle.
Plus haut sur la falaise se dressait sa villa, Doze Torres1. Les murs de stuc rose et les tourelles aux teintes coucher-de-soleil contrastaient avec le ciel perpétuellement gris fer.
Elle aurait pu voler jusque-là mais avait préféré faire le trajet à cheval, pour se donner le temps de réfléchir et de décider comment choisir parmi les milliers de candidates au nouveau poste qu’elle proposait.
La file des prétendantes s’allongeait déjà des portes du château jusqu’au pied de la colline. Et de nouvelles jeunes femmes continuaient à sortir des combes envahies par la jungle et des cavernes suintantes de moisissures, comme des insectes se jetant sur une miette.
La plupart portaient une simple tunique d’esclave, mais on pouvait aussi voir la dentelle de costumes d’époque avec ombrelle assortie, des robes de cocktail moulantes ou des combinaisons en vinyle. Elles s’imaginaient peut-être que ces parures pouvaient augmenter leurs chances… comme si Sealiah ne connaissait pas déjà leur réputation et leurs talents.
Brillantes comme des astres, surnageant de la masse, se distinguaient Cléo, qui parvenait à rester resplendissante en haillons, Margaretha Zelle (pas aussi belle, mais débordante de confiance en sa sensualité), la discrète Norma Jeane, Janis, et Eva.
Toutes plus désespérées les unes que les autres. Elles lui inspiraient un profond dégoût.
Franchement, quelles qualités étaient nécessaires pour séduire un adolescent ? N’importe quelle fille pouvait y arriver. Toutefois, Sealiah avait besoin d’un peu plus : une femme capable de charmer un garçon de la famille. C’était un genre très particulier de séductrice.
Elle déplorait l’absence d’Uri. Dans son petit carnet noir, il aurait trouvé les détails déterminants pour écarter l’ivraie du bon grain.
Une fille qui faisait la queue remarqua sa présence et abandonna sa place pour s’enfuir. Sans se préoccuper de la gueuse, Sealiah pressa sa jument pour avancer au trot. Elle longea l’enceinte de Doze Torres et parvint à l’endroit où ses jardins devenaient des friches. Du bord de la falaise, on voyait toute la vallée de l’Ombre de Mort.
À ses pieds s’étendait un paysage qui aurait pu être peint par Van Gogh. La plaine était couverte de pavots parmi lesquels serpentait la rivière Laudanum. Il y avait des taches rouges, blanches et roses en quantité – les pavots traditionnels – ainsi que d’autres couleurs, celles des variétés qu’elle avait créées elle-même : jaunes, bleu indigo, à rayures noires et blanches. Le vent portait des senteurs de terre fraîchement labourée et de miel… auxquelles se mariaient délicieusement les cris de millions d’âmes qui vivaient et mouraient, encore et encore.
Elle aimait avec passion chaque fleur dans chacune de ses vallées. Ses petits vaisseaux bourgeonnants de décadence et de rêve.
Sealiah s’abandonna un moment à cette contemplation. Puis le souvenir de celle qui avait quitté la colonne de candidates lui revint en mémoire. Elle n’avait pas reconnu dans ses yeux la crainte qu’elle inspirait habituellement. Elle y avait lu de la haine. Plus étrange encore, elle en avait été la cible.
Elle fit faire demi-tour à sa monture et retourna sur ses pas au galop. Les esclaves s’éparpillèrent à l’approche des sabots martelant le sol et Sealiah en profita pour les fouetter de sa cravache.
Elle se sentit un peu mieux.
Celle qu’elle cherchait était presque en bas de la colline, et s’enfuyait en courant. Il aurait été si simple de lui passer sur le corps… Mais Sealiah voulait parler affaires. Ses plaisirs allaient devoir attendre.
La fille était mince et des mèches de cheveux éparses lui fouettaient le visage. Sealiah la dépassa et arrêta sa jument en la faisant se cabrer juste devant elle.
La fille tomba à genoux.
Maligne. Si elle avait persisté dans sa fuite, Sealiah aurait perdu patience, l’aurait pourchassée et piétinée. Elle n’avait pas que cela à faire, après tout.
Elle mit pied à terre et flatta le flanc de sa monture pour la calmer.
— Debout, ordonna Sealiah.
La fille obéit, baissant respectueusement la tête vers le sol boueux, comme il se devait.
— Regarde-moi.
De nouveau, Sealiah ne lut aucune peur dans ses yeux, mais une colère brûlante.
Une nouveauté rafraîchissante.
Celle-là méritait qu’on la regarde à deux fois. Elle portait un haut en élasthanne très ajusté avec le pictogramme de la radioactivité en sérigraphie. Dessous s’étalaient des lettres au pochoir : « ATOMIC PUNK ». Quelques lambeaux de bas à rayures blanches et noires étaient encore accrochés à ses jambes. Des rangers protégeaient ses petits pieds et un collier de chien enserrait sa gorge. Ses maigres biceps étaient tatoués de barbelés. Ses cheveux, qui avaient dû être blonds un jour, étaient à présent teints de rose, de noir et de vert. Une couche bien trop épaisse de maquillage laissait deviner un visage en forme de cœur, des joues rebondies et des lèvres parfaites. Plutôt jolie.
— Pourquoi as-tu quitté la file ?
— Je n’aime pas jouer, sauf quand je gagne… m’dame.
Elle avait un accent du sud des États-Unis à couper au couteau.
Elle avait du cran. Mauvaise menteuse, cependant. Un défaut qui pourrait lui être fatal.
Sealiah tempéra son irritation.
— Je ne vais pas le répéter deux fois, fillette : ne me mens jamais. Je vois bien que tu aimes le jeu… pour l’argent… et pour d’autres plaisirs. Et tu n’es pas très bonne joueuse, puisque tu t’es retrouvée ici.
Les yeux mi-clos, la fille cracha :
— Je suis partie parce que ce job que vous proposez… c’est un piège, hein ? C’est votre genre de faire ça. Nous donner de faux espoirs pour mieux nous écraser.
Sa voix faiblit et sa colère s’envola en prenant conscience qu’elle était peut-être allée trop loin. Elle savait qu’il existait bien pire que la mort. La créature qui se tenait devant elle, par exemple.
— Nous ne donnons aucun « faux espoir », la corrigea Sealiah d’une voix douce. Vous vous débrouillez très bien tout seuls.
Elle saisit la main de la jeune fille et tourna la paume vers le haut, révélant un avant-bras jalonné des cicatrices laissées par des seringues.
— Comme je le disais, murmura Sealiah, tu as risqué ta vie pour un petit plaisir de plus… et tu as perdu. (Elle relâcha son bras.) Donne-moi ton nom.
Elle cacha les marques contre sa poitrine. Le feu de la haine se ralluma dans son regard.
— Je m’appelle Julie Marks, m’dame.
— Julie Marks, qui était quoi ?… Une prostituée de seize ans ? autrefois bien occupée dans une ruelle borgne d’Atlanta ?
Son visage s’empourpra.
— Eh bien, mademoiselle Marks, il se pourrait que j’aie un travail pour vous. Il y a une bonne récompense à la clé et pas de « piège ». Mais d’abord, une question, pour juger de votre discernement. En ce qui concerne la séduction, quel est le plus grand atout physique chez la femme ?
Julie sembla d’abord prise de court, puis s’examina tout en réfléchissant. Elle avait des formes là où il fallait, et était plutôt mince.
Sealiah voyait qu’il y avait matière à accomplir du bon travail. Il faudrait essuyer le maquillage, lui pâlir un peu le visage, retirer les tatouages… Elle pouvait tout à fait convenir. Sans doute serait-elle même irrésistible.
Cependant, elle mettait tant de temps à répondre que Sealiah craignait qu’elle ne dise que son atout principal était son intelligence. Dans ce cas, il ne resterait qu’à abréger les souffrances de la pauvre idiote.
Les yeux agrandis, elle posa ses ongles noirs sur sa gorge et dit :
— Le cou ?
Est-ce que cette gamine avait vraiment la moindre idée… ?
— Et pourquoi ?
— Les autres parties du corps, c’est ce qu’ils regardent en premier. C’est trop évident. Mais il faut parler la langue de la séduction. On s’arrange pour faire venir un homme tout près, et puis on tend le cou. C’est comme une invitation, non ? Et comme ce sont tous des loups… surtout les « galants messieurs ». Ils ont ça dans le sang, ils veulent nous sauter à la gorge.
Elle avait donc compris quelques rudiments. Simulacre de supplication. Instinct de mordre et de conquérir. Voilà de quoi préparer une arme puissante.
Et le cou de Julie Marks était appétissant. Sealiah passa son ongle dessus. La fille se raidit, mais n’osa pas bouger. Elle avait la peau diaphane et l’ossature délicate – Michel-Ange se serait damné pour réussir un portrait lui rendant justice.
— Tu pourrais faire l’affaire.
— Oui m’dame, chuchota Julie, avec une rage difficilement contenue. (Sa bouche forma des mots inaudibles, puis elle recouvra sa voix.) Ma tante était une sorcière créole. Aussi vieille que les marécages. Elle m’a dit que, parfois, on pouvait faire un pacte avec le diable… en le battant aux dés.
L’agacement de Sealiah fut visible. Sorcière des marais ! Sans doute une des légendaires rencontres de Louis ! Et, le connaissant, le pacte n’avait pas dû être chaste.
C’était scandaleux qu’une Julie Marks réclame les dés pour décider des termes du contrat. Elle ne faisait pas partie des clans des Infernaux, elle n’avait aucun droit sur les dés. Sealiah serra les poings avec tant de force que ses ongles lui déchirèrent la peau.
Ses émotions s’apaisèrent comme l’océan après la tempête. Après tout, il n’y avait aucune raison non plus de ne pas la laisser jeter les dés. Julie Marks lui procurait un après-midi entier de divertissement. Et c’était assez pour qu’elle ait envie de voir où cela pouvait mener.
— Par ta requête et mon assentiment, tu nous as liées à un rituel séculaire, expliqua Sealiah. Je t’ai ordonné d’accomplir une mission pour moi, tu as voulu jouer les termes de notre alliance aux dés. Je fixe les règles du marché si tu perds, tu fixes les tiennes si tu gagnes.
Julie déglutit.
— Je peux demander n’importe quoi ?
Sealiah hocha la tête.
— Alors, je veux me tirer de l’enfer. Enfin, je veux vivre de nouveau. Vous pouvez faire ça ?
Cette fille avait une volonté de fer. Elle ferait parfaitement l’affaire.
— Tu peux me demander cela. Mais, de la même façon, si je gagne, je peux poser les conditions que je désire.
Tremblante, Julie Marks fit pourtant « oui » de la tête.
Sealiah tira un Naga du Dharma de sa poche. Ashmed lui avait donné l’un des dés légendaires après la réunion du Directoire. « Un présent extraordinaire pour une femme non moins extraordinaire », lui avait-il dit. Elle tendit le dé à Julie.
— J’ai juste à le lancer ? demanda-t-elle.
— Ce n’est pas tout. C’est ici mon fief, et je fixe la cote. Je te donne une chance sur six, les cinq autres sont pour moi. Choisis ton chiffre.
Julie pâlit, mais répondit bravement :
— D’accord… C’est toujours mieux que rien. (Elle retourna le dé dans tous les sens, examinant les dessins gravés.) Celui-ci, fit-elle en montrant à Sealiah la face aux six corbeaux. J’aime bien ces oiseaux.
— Plumage noir, regard acéré, mangeurs de charogne, porteurs de sagesse. Bon choix. Vas-y, petite.
Julie chancela, elle semblait sur le point de s’évanouir. Elle déplia les doigts, et laissa tomber le Naga du Dharma. Le cube heurta le sol, rebondit en soulevant un petit nuage de poussière, puis roula avant de s’arrêter.
La face du dessus montrait six corbeaux.
Sealiah sentit un battement d’ailes faire vibrer l’air. Une plume noire tomba en tourbillonnant et se posa à côté du dé.
— J’ai gagné ! exulta Julie en levant les yeux vers le ciel plombé. Au diable l’enfer ! Ça craint ici, je me casse.
Sealiah ramassa le Naga.
— Pas si vite. (Elle posa une main sur l’épaule de la jeune fille, qui tressaillit.) Un détail : cette mission que tu dois accomplir pour moi. Un jeune garçon à séduire.
Julie se montra soudain très professionnelle.
— C’est vrai. Je suis prête. Comment s’appelle-t-il ?
— Eliot. Eliot Post.

1. « Douze tours » en portugais. (NdÉ)