15
LES NAGAS DU DHARMA
Sealiah fit courir un ongle rouge sang sur le miroir, suivant le motif Art déco gravé sur le cadre. Les boutons indiquant les étages étaient des cabochons de rubis, synthétiques, évidemment, et couverts d’empreintes de doigts. Cet ascenseur était à l’image de l’hôtel Jardins de Babylone et de son casino : un décor de carton-pâte imitant luxe et faste. L’essence sanglante et palpitante de Las Vegas.
Elle détestait cet endroit. Les machines à sous trichaient. Les cocktails à la crevette étaient avariés, les boissons coupées à l’eau.
Sealiah rajusta la bretelle de sa robe, qui était composée d’écailles de tulle et d’écume argentée – une tenue résistant aux lames et aux balles. Elle aurait volontiers porté une robe bustier – elle n’avait aucune pudeur, sauf à des fins de séduction – mais ces réunions se finissaient souvent de façon violente, et il était difficile de se battre avec une robe enroulée autour des genoux.
Elle se laissa aller en arrière, s’adossant au corps massif de son plus fidèle serviteur, Urakabaramiel. Il portait son smoking Corneliani qui le transformait en montagne de laine gris anthracite. La seule touche de couleur sur son costume était la tête d’épingle de cravate en émeraude représentant un crâne – signe qu’il appartenait à Sealiah.
— Nous sommes sous surveillance, la prévint-il.
Sa voix était si grave qu’elle la percevait résonnant dans son corps plus qu’elle ne l’entendait.
— Je n’en attendais pas moins d’eux, répondit-elle.
Elle se tourna vers lui, ouvrit sa veste et se glissa entre ses pans immenses. Dans les parois miroitantes de l’ascenseur, elle vit défiler, à l’envers, les numéros des étages. Collée contre son torse, elle murmura :
— Nous pouvons parler ainsi.
— Votre plan fonctionnera-t-il ?
Ses yeux étaient baissés, par respect, mais, pour garder Sealiah à l’abri de sa veste, il devait l’entourer de ses bras. Et il la serra contre lui un peu plus que nécessaire.
— Il est rare que les événements se déroulent comme prévu, quand il s’agit de notre famille.
Le visage d’Uri s’assombrit.
Elle glissa la main sur sa jambe et sous l’ourlet de sa robe, pour atteindre, à l’intérieur de sa cuisse… un fourreau de métal froid.
— Nous n’avons pas le choix. Ces enfants peuvent se révéler être une terrible menace, ou une chance incroyable pour nous.
Uri sourit. Auparavant, jamais encore il n’avait osé sourire en sa présence. Il comprenait donc sans doute qu’il s’agissait peut-être de leurs derniers moments passés ensemble.
Il avait été à ses côtés depuis le début. Le perdre à présent, parce qu’on réclamait un tribut, semblait peu correct, même pour ses semblables. Mais c’étaient leurs traditions. Si elle voulait être de la partie, elle devait déposer une mise. Rien ne l’empêchait cependant de jouer sur les deux tableaux, avec un pion bicolore sur le plateau.
Elle détacha l’étui de sa cuisse et le plaqua contre Uri, dont les yeux s’agrandirent.
C’était Salicérane. Les bords de sa lame de vingt centimètres étaient ondulés – ils suivaient les contours de l’acier damassé dont l’arme était faite – et un poison huileux suintait d’entre les strates de métal. Beaucoup affirmaient que cette arme vivante était assoiffée de meurtres tout autant que sa propriétaire.
— Vite, prends-la, lui ordonna-t-elle.
Uri saisit la lame de deux doigts maladroits. Il la fit disparaître dans une de ses nombreuses poches. Sealiah jeta un coup d’œil aux chiffres lumineux qui défilaient. Plus que quelques secondes. Sa vue se brouilla de larmes. C’était ridicule.
— Dame Sealiah, murmura Uri qui s’apprêtait à tomber à genoux devant elle, avant de se rappeler qu’il devait rester debout pour couvrir leurs paroles. (Il extirpa un mouchoir de sa veste, avec lequel il sécha très délicatement la joue de Sealiah.) Vous m’honorez.
Elle renifla, cligna des paupières et fit le vide dans son esprit. Elle ne pouvait pas s’offrir le luxe de ressentir des émotions, surtout à cet instant.
Uri rangea précieusement le mouchoir dans sa poche de poitrine gauche.
— N’y a-t-il aucun autre moyen ?
Sans pour autant relever la question, elle accepta ce doute concernant sa stratégie, car elle l’interpréta non comme une insolence de la part d’Uri, mais comme le désir de rester à son service.
Elle lissa sa robe et se détourna. Le numéro du dernier étage s’afficha et l’ascenseur émit un tintement.
— Vous me manquerez, Uri.
Les portes couvertes de miroirs s’écartèrent. Uri sortit le premier pour sécuriser les lieux. Ce qui, étant donné les circonstances, était impossible. Mais elle apprécia sa prévenance, même vaine.
Sealiah, Reine des Coquelicots, fit son entrée dans la suite avec terrasse de l’hôtel-casino Les Jardins de Babylone. Les murs de verre offraient une vue panoramique : d’un côté, le Las Vegas Boulevard s’étirait telle une rivière de pierres précieuses, de l’autre la lune éclairait faiblement le désert argenté.
Une table de conférence en basalte noir trônait dans la pièce. Tous les autres meubles avaient été retirés. Il restait des chaises, mais elles avaient été mises sur le côté : les Directeurs préféraient se tenir debout.
En appui sur leurs pieds, ils étaient plus à même de se défendre.
Les membres du Directoire semblaient absorber le mélange d’ombre et de clarté qui les entourait. Tels des caméléons se fondant dans le décor, ils incarnaient le glamour de Las Vegas : son clair de lune, ses lumières clinquantes et ses secrets.
Ils étaient cinq à s’être réunis.
Le premier à sa droite : Lev, Maître des Mers Abyssales Infinies, plus vieux que le sel, plus grand qu’Uri et assez puissant pour écrabouiller le garde du corps d’un seul poing durci au fil des siècles. Il portait une tenue de sport en acrylique qui brillait, tendue au maximum sur son corps. Autour de son cou pendaient une centaine de chaînes en or bardées de grigris, porte-bonheur, amulettes et médailles. La ressemblance avec un lion de mer au cou épais était frappante… et assez peu éloignée de la vérité.
— Les gens distingués sont toujours en retard…, lui dit-il avec un petit signe de tête qui fit tinter les vingt kilos de métal sur sa poitrine.
— Mes salutations à la Bête, répondit-elle.
Ensuite venait Abby, la Destructrice, servante de l’Armageddon, Maîtresse du Palais des Abominations. Un voile noir transparent dissimulait juste assez son corps albinos pour stimuler l’imagination. Des éclats de quartz fumé avaient été cousus dans le tissu, au niveau des mamelons, de la gorge et des joues. Elle laissait son animal domestique, une sauterelle, grimper le long de son bras, et l’insecte agité était constamment en mouvement.
Elle regarda à peine Sealiah, ce qui, de sa part, s’apparentait à un accueil de marque.
Sealiah ne releva donc pas ce manque de respect. On ne s’attire pas les foudres d’une Destructrice sans bonnes raisons.
À la gauche de Sealiah se trouvait une tête plus amicale : Oz, Maître des Marasmes du Glamour et du Cirque Extravagigantus Damnationem. Il avait les cheveux longs et bouclés, la moustache et le bouc taillés avec minutie, et était vêtu d’une combinaison en velours violet portée sur une chemise à jabot. Son beau visage androgyne était couvert d’une couche de maquillage bien inutile. Tous ces accessoires faisaient partie de la personnalité glam rock qu’il adoptait parfois. Avec un sourire éclatant, il lui tendit la main.
Sealiah ne s’y laissa pas tromper et feignit la coquetterie pour ne pas lui confier la sienne. C’était mieux ainsi : elle ne l’offensait pas… et elle gardait ses deux bras.
À côté d’Oz était assis Ashmed, Architecte en Chef du Mal. Sealiah éprouva une véritable surprise en constatant qu’il était présent, mais elle parvint aisément à la dissimuler. Ils respectaient tous Ashmed, qui était le seul d’entre eux à garder pour lui seul ses machinations. Avec lui, pas d’alliances feintes, de trahisons ni de double jeu… Il était un puits de secrets sans fond.
Bien que membre fondateur du Directoire, il apparaissait rarement aux réunions des Directeurs. Il était vêtu d’un complet bleu tout simple. Ses fins cheveux noirs étaient coupés en brosse. Ses seules extravagances consistaient en une bague en or et un cigare Sancho Panza Belicoso incandescent.
— Votre présence nous honore, la salua-t-il en s’inclinant légèrement.
— Pareillement, Architecte.
Enfin, ses yeux s’arrêtèrent sur Baal, président du Directoire.
Elle le savait tout au bout de la table, mais avait jusqu’à présent évité de regarder dans sa direction. Il était très imbu de lui-même, et cette entorse à la bienséance était calculée pour le contrarier à la mesure de l’agacement qu’il lui procurait.
Baal s’était drapé dans une cape de plumes : autruche, paon royal, faisan sauvage, oiseau-mouche iridescent. Et ce soir-là, il était torse nu. Tout en admirant ses muscles bien dessinés, Sealiah se demanda s’il serait facile de lui arracher le cœur. Cela arriverait bien un jour ; elle ne serait pas là pour jouir du spectacle, mais elle en serait informée et fêterait l’événement.
Elle fit une profonde révérence, gardant un œil sur eux tous.
— Mes plus humbles salutations au Monarque des Terres Foudroyées, Prince des Faux Dieux et Majesté des Créatures Volantes.
Baal croassa un rire rauque.
— « Humbles » ? Allons, Sealiah. Relève-toi et viens parmi nous. La génuflexion ne te sied guère.
Elle sourit sans aucune sincérité et prit place en face de lui.
— Tu as préparé un tribut en échange de ce rassemblement ? lui demanda-t-il.
Elle dut faire un effort sur elle-même pour ne pas regarder par-dessus son épaule.
— Permettez-moi de vous présenter mon cousin Urakabaramiel.
Uri arriva sur sa gauche, prenant garde à ne pas faire porter son ombre sur elle : il continuait de se montrer plein de respect envers sa maîtresse. Il posa l’ordinateur portable de Sealiah sur la table. C’était sa dernière action à son service. Il se rendit ensuite auprès de Baal, qui fit semblant de l’examiner.
— Très bien, conclut-il. Je l’accepte.
Uri baissa la tête et se plaça derrière le Directeur, sur sa gauche.
Sealiah n’avait pas imaginé qu’elle souffrirait tant de voir Uri se tenir aux côtés de son pire ennemi. Mais elle n’avait pas le choix.
— Je déclare ouverte cette réunion, annonça Baal. Quel est l’ordre du jour ?
Le mot « ordre » provoqua les rires de l’assemblée.
Avec un rictus, le directeur sortit un Magnum 357, un Korth allemand solide et sans fioritures. Il tira trois fois dans le plafond, ce qui les amusa plus encore.
De la bouche de son canon, il désigna Sealiah.
— Tu as convoqué le Directoire, explique-nous-en la raison.
— Je vais vous la montrer. (Elle alluma son portable connecté au serveur de la salle de conférence, et mit en route le vidéoprojecteur.) Il s’agit de deux enfants.
L’attention de tous les membres se reporta sur les fichiers qu’elle ouvrait. Elle les mena le long de la piste qu’Uri avait suivie en recherchant Louis : les fausses cartes de crédit, les transcriptions du tribunal de commerce, et le fonds de placement. Elle afficha ensuite les photos de Fiona et Eliot Post.
Ayant été guidés pas à pas par Sealiah, les membres du Directoire reconnurent immédiatement la ressemblance.
— La progéniture de Louis ? s’écria Oz. Comment est-ce possible ?
— Nous avons tous entendu les rumeurs concernant cette histoire entre une femme de l’autre famille et lui, rappela Sealiah. L’idylle parisienne.
Ce ragot datait et n’avait jamais été confirmé puisque Louis avait disparu depuis presque seize ans. Aussi, voir le fruit de cette amourette, qui les regardait littéralement dans les yeux, était très déroutant.
— En mettant de côté les problèmes de compatibilité génétique, est-ce légalement possible ? demanda Ashmed. Nous n’avons pas le droit de toucher aux autres.
— Sauf s’il y a consentement mutuel, expliqua Baal. Ce cas s’est-il déjà présenté ?
Le Directoire resta silencieux.
Sealiah décida alors de leur communiquer toutes les informations en sa possession. De toute façon, Baal pouvait dorénavant les soutirer à Uri. Elle épargnait cette épreuve à son cousin et s’assurait que le Directeur ne prenait pas une longueur d’avance sur les autres membres.
Elle pianota sur le clavier de son ordinateur. Le visage des enfants se couvrit de lignes et de code numérique.
— D’après le logiciel de reconnaissance faciale d’Interpol, la probabilité qu’ils soient bien ses enfants est de soixante-treize pour cent. L’identité de la mère est inconnue pour l’instant.
— Alors ils sont notre bien, dont nous pouvons disposer comme bon nous semble, en déduisit Abby.
— Pas tout à fait, la contredit Ashmed. S’ils sont à moitié à Louis et à moitié aux autres, alors…
— C’est tout vu, l’interrompit Lev. Nous traquons ces sang-mêlé pour les tuer. S’il y a un moyen de faire sortir Louis de sa cachette, c’est bien celui-là. Il va y avoir du sport. Le sang va gicler. (Il martela la table d’un poing charnu.) Je peux les déchiqueter en petits…
Abby empoigna le Magnum de Baal avant que ce dernier ait eu le temps de réagir et tira trois fois sur Lev.
Des médailles dorées explosèrent sur son torse, et il recula avant de s’affaler sur la table.
Abby lâcha l’arme fumante.
— La violence excessive n’est pas toujours la solution, vieux fou.
Lev se releva en titubant. Le sang suintait à travers le tissu acrylique de sa veste. Il chassa les débris de bijoux qui s’y trouvaient.
— Mais alors, pourquoi avoir demandé cette réunion ? gronda-t-il.
— Parce qu’ils pourraient appartenir à notre famille et à celle des autres, expliqua Sealiah.
Elle reporta son attention sur les portraits des jumeaux, excitée de voir combien ils ressemblaient à Louis… et à quelqu’un d’autre.
— C’est à double tranchant, nota Abby. Cette situation implique un grand risque pour nous.
— Mais même s’ils ne sont qu’en partie des nôtres, est-ce qu’il ne faudrait pas s’en emparer ? Qui nous en empêcherait ? murmura Oz.
— Les autres se sont peut-être déjà manifestés, lança Sealiah.
Uri avait suivi Eliot et Fiona jusqu’à leur appartement. C’était ainsi qu’il avait surpris le Messager de l’autre famille qui les attendait. Les autres étaient donc informés, ou du moins se doutaient, de l’identité des jumeaux.
— L’occasion est trop belle pour être manquée, déclara Baal. Pendant combien de temps avons-nous dû regarder les Immortels prospérer ? La Ligue possède de nombreux biens, qui pourraient devenir les nôtres. C’est peut-être notre chance.
Sealiah savait qu’en disant « les nôtres » il pensait en fait « les miens ». Son argument n’en était pas moins valable. La Ligue avait la mainmise sur les conglomérats internationaux, employait des millions de personnes, dirigeait en finesse la politique des Nations unies et influençait le sens moral de milliards d’humains en soudoyant les décideurs et à coups de publicité massive. Des biens très attirants. Un degré de réussite que leur organisation désorganisée n’avait jamais réussi à atteindre.
— Nous n’avons qu’à tendre la main…, dit Sealiah. S’il n’y avait pas ce traité de neutralité…
— Je continue à penser que l’ablation est plus saine, insista Abby.
Sa sauterelle stridula son approbation.
— Je suis d’avis qu’on les teste, répliqua Oz. Pour déterminer à quelle famille ils appartiennent.
L’assemblée se crispa. Les membres du Directoire avaient atteint les limites de leur capacité à discuter. Une décision devait être prise dans la minute ou la violence allait faire rage.
Ashmed leva les deux bras.
— Il n’y a qu’un moyen de régler la question de manière civilisée.
Il tendit alors ses mains devant lui sur la surface noire de la table et deux cubes blancs apparurent. Ses tours de prestidigitateur étaient toujours aussi impressionnants.
Ces deux dés faisaient partie d’un jeu de cinq appelés les Nagas du Dharma. Ils avaient été taillés en des temps anciens dans les os d’un serpent de mer monstrueux. Chaque dé présentait six gravures scrimshaw : un serpent qui se mordait la queue, deux chiens dressés, trois cimeterres croisés, quatre étoiles, cinq mains (chacune figée dans un geste obscène) et six corbeaux en vol.
Ces dés étaient légendaires. Infalsifiables, ils étaient connus pour annoncer des destinées, bonnes ou mauvaises, dans leur famille.
— Sauf si quelqu’un a une objection, précisa Ashmed.
Personne n’en aurait. Ils ne pouvaient pas. C’était leur manière de couper court aux disputes, qui émergeaient à coup sûr, et d’éviter les effusions de sang qui s’ensuivaient.
Cette famille réglait les différends de la façon consacrée : en s’en remettant au hasard. Dieu ne jouait pas aux dés avec l’univers – eux, si1.
Baal ouvrit la bouche pour protester, mais il était trop tard. Une fois les dés sur la table, le débat n’était plus possible. Lancer les dés sans broncher ou faire couler le sang : c’était la seule alternative.
Baal fit un léger signe d’assentiment en direction d’Ashmed.
— Nous donnerons un poids égal aux deux possibilités.
— La mort, dit Abby.
— Oui, la mort pour un tirage impair, décida Ashmed. Mais s’il est pair, nous ferons passer un test aux enfants. S’ils restent en vie, nous déciderons de la marche à suivre en fonction du résultat des épreuves.
— Comment les tester ? s’interrogea Lev.
— Comme de coutume, répondit Baal. Nous les exposerons à la tentation. Par trois fois. Et s’ils survivent aux trois…
— Oh oui ! dit Oz en applaudissant. Pour commencer, une fille pour le garçon. Je suis sûr que Sealiah peut nous procurer cela.
Celle-ci hocha la tête.
— Et pour tenter la fille… (Elle regarda Baal.) Des bonbons ?
— Bien sûr, l’approuva-t-il. Rien ne vaut la tradition.
La façon dont les enfants succomberaient ou résisteraient à ces tentations révélerait leur appartenance. S’ils étaient de l’autre famille, le traité les rendrait intouchables. S’ils méritaient de faire partie de la famille des Infernaux, ils détourneraient les tentations à leur avantage. Et s’ils n’étaient que des mortels ordinaires… ils seraient détruits.
— Nous sommes d’accord ? demanda Ashmed en ramassant les Nagas.
Il se dirigea vers Sealiah. La tête de l’Architecte était juste au-dessus de son épaule, si proche qu’elle sentait son parfum : cannelle et sable du désert, fumée de cigare et musc.
— Puisque tu nous as réunis ici, à toi l’honneur, lui annonça-t-il en posant les dés devant elle.
Baal fronça les sourcils et les plumes de sa cape se hérissèrent. Mais il resta silencieux. Sealiah referma le poing sur les cubes blancs. Ils étaient durs et dégageaient un froid si intense qu’elle sentit une douleur dans ses os. Elle fit rouler les dés dans sa main, surtout pour dissimuler le tremblement qui l’agitait.
C’était pourtant ce qu’elle souhaitait, non ? D’un point de vue stratégique, c’était à son avantage. Il fallait impliquer toute la famille. Non seulement tous étaient concernés, mais elle avait besoin de leur aide pour affronter les forces de la partie adverse. Nul ne pouvait partir seul à la guerre… Elle mettait en place un bouclier vivant de pions, qui seraient sacrifiés au besoin, pour la protéger.
L’enjeu était de taille. Depuis si longtemps, les deux familles avaient maintenu un équilibre de neutralité… Sauraient-ils encore mener une telle bataille ?
Elle s’en sentait capable.
Sealiah jeta les dés. Ils décrivirent une courbe en l’air avant de retomber, les symboles brouillés par le mouvement, puis ils heurtèrent la table noire, roulèrent, serpents et poings, épées et corbeaux mélangés.
Sealiah retint son souffle et fit un vœu en direction des étoiles qui clignotaient sur le Las Vegas Boulevard à ses pieds.
Le mouvement des Nagas du Dharma prit fin. Le destin était scellé.

1. « Cette phrase souvent citée de manière incorrecte a pour origine une lettre d’Albert Einstein à Max Born, où il écrit, en parlant de mécanique quantique : “Il (Dieu) ne joue pas aux dés.” Cette famille, qui a prétendument rompu tout lien avec Dieu, déteste les vues déterministes d’Einstein sur la réalité et a fait sienne la théorie de la mécanique quantique, qui s’appuie sur l’aléatoire pour prédire la marche de l’univers et sa destinée. » Dieux du Ier et du XXIe siècle, volume XIII : Forces infernales, 8e éd. (Éditions Zyphéron).