10
UN MOLOSSE DANS LA RUELLE
Les secouristes refermèrent les portes de l’ambulance, qui sortit ensuite de la ruelle longeant l’arrière du restaurant. L’un à côté de l’autre, Eliot et Fiona se tenaient à l’écart. Le véhicule tourna au coin de la rue et disparut.
Au début, les clients s’étaient attroupés mais, à la vue de Mike se tordant de douleur sur la civière, le bras entouré de gaze, ils étaient repartis… avec un relent de chair brûlée dans les narines.
Eliot avait la nausée. Il déglutit, mais son écœurement ne passait pas. L’odeur lui collait à la peau. C’était ce qui le rendait malade. Sa chemise et son pantalon gorgés d’huile dégageaient un effluve de brûlé et de frites.
Johnny apparut à la porte de derrière, les bras chargés d’une pile de pizzas pepperoni entamées et de fettucini Alfredo qu’il déversa dans la poubelle, dont il claqua le couvercle.
Il se tourna vers Eliot et Fiona.
— J’ai appelé le propriétaire. Il est en route pour l’hôpital et viendra ensuite inspecter la cuisine… pour comprendre comment c’est arrivé.
Il retira ses gants. Sur son large visage, plusieurs émotions transparaissaient. Il semblait épuisé.
— Vous n’avez pas vu sur quoi Mike a glissé, si ?
Est-ce que Johnny faisait un lien entre eux et l’accident ? Eliot avait souhaité du mal à Mike. Mais entre vouloir une chose, et qu’elle se produise, il y avait un monde.
De plus, Mike avait récolté la monnaie de sa pièce, ni plus ni moins. À cette pensée, la bouche d’Eliot s’assécha et il se sentit honteux, mais cela ne changeait rien au fait qu’il considérait cet accident comme un juste retour de bâton.
Fiona posa une main sur l’épaule de Johnny.
— Ce n’était pas ta faute.
Eliot comprit alors la question du cuisinier : celui-ci craignait que Mike n’ait glissé sur une tache de graisse, ce qui l’aurait rendu responsable de l’accident parce qu’il n’avait pas lavé le sol.
— Tu n’as rien à te reprocher, renchérit Eliot. Ta cuisine est si propre qu’on pourrait y manger par terre.
Johnny hocha la tête, mais ce grand gaillard avait l’air sur le point de pleurer.
S’il fallait désigner un coupable, c’était Mike, qui avait chassé Johnny hors de la cuisine avant qu’il ait eu le temps de nettoyer le sol.
Johnny soupira, le dos rond. Puis il parut se rappeler l’existence de Fiona et Eliot.
— Vous deux, rentrez chez vous. J’ai fermé le restaurant pour le reste de la journée.
Il s’arrêta un instant à la porte de la cuisine, hésitant, puis se contenta de la claquer derrière lui.
— Pauvre Johnny, dit Fiona.
— Tu crois que quelqu’un va avoir des ennuis ?
Elle se tourna vers son frère et secoua lentement la tête. Est-ce qu’elle le pensait aussi ? que c’étaient eux deux les coupables ? Malgré lui, Eliot revoyait les images qu’il avait distinguées dans la mousse de savon, avant l’accident : un sourire, un envol de corbeaux, une main qui se tordait de douleur puis fondait.
— On ferait mieux de rentrer, rappela Fiona. Sinon Grand-Mère va se demander pourquoi nous sommes en retard.
Il y eut un mouvement derrière la benne à ordures, et une silhouette sortit de l’ombre. C’était le clochard au violon. Mais Eliot fut déçu de constater qu’il n’avait pas son instrument. L’homme souleva le couvercle de la benne, fouilla dans les détritus et en extirpa une tranche de pizza.
Eliot ne l’avait encore jamais vu debout. Il était plus grand que ce qu’il avait imaginé. Malgré ses haillons, il se tenait bien droit, et parvenait même à dégager une certaine noblesse quand il repoussait les mèches de cheveux filasse emmêlés tombant sur son visage grêlé et sur la pizza froide.
Fiona grogna de dégoût et tourna les talons pour rentrer dans le restaurant. Eliot resta dans la ruelle. Il voulait parler musique. Peut-être même en écouter de nouveau.
— Vous savez…, commença l’homme, avant d’avaler sa bouchée. Vous avez été très courageux, tous les deux.
Fiona fit volte-face, et croisa les bras.
— Cette pizza que vous mangez… c’est du vol !
— C’est sûr qu’elle manquera beaucoup à la décharge. (Il en rompit un morceau et admira la pâte couverte de sardines.) Ah ! du poisson et du pain, il n’y a pas meilleur. (Il reprit la parole la bouche pleine.) Saviez-vous que les pizzas sont originaires de Naples ? qu’elles ont été inventées vers 1800 ?
— Inexact, répliqua Fiona, qui prit sur-le-champ une voix d’institutrice. Caton l’Ancien, dans ses Histoires de Rome, décrivit des pains non levés, assaisonnés d’huile d’olive, d’herbes et de miel. (Elle leva un sourcil.) C’était au iiie siècle avant Jésus-Christ.
— Ou en 79 après Jésus-Christ, ajouta Eliot qui ne voulait pas être en reste. Il y avait des échoppes à Pompéi qu’on a identifiées comme étant des pizzerias.
Une brève lueur de contrariété troubla le visage du clochard, puis ses yeux bleus pétillèrent.
— Merveilleux ! Vous êtes tous les deux très futés. (Il prit une autre bouchée.) Croyez-vous que pendant que Pompéi se couvrait de cendres ardentes (il décrivit un cercle au-dessus de sa tête avec le bras) les habitants faisaient une dernière orgie de pizzas ? Et ensuite, « pouf » ! (Il simula une explosion avec ses doigts.) J’ai vu les moulages des corps. Personne ne mangeait.
Les jumeaux se dévisagèrent, ébahis. Le vieil homme lécha ses doigts dégoulinants de gras.
— Ce qui nous ramène aux événements d’aujourd’hui : vous pouvez être fiers de vous ; vous avez sauvé votre ami des flammes.
— Pas « des flammes », le corrigea Fiona, les yeux baissés.
— Et il n’est pas tout à fait notre ami non plus, ajouta Eliot.
— Raison de plus pour recevoir des louanges. (Il s’essuya le nez.) Même les médecins expérimentés ont parfois du mal à supporter l’odeur et la vue de la peau qui part en lambeaux comme un vieux pull effiloché.
Son sourire laissa paraître des dents jaunes couvertes de pâte gluante.
Fiona poussa un petit cri étouffé. Elle se rapprocha d’Eliot.
— Partons. Ce type est trop bizarre.
C’était vrai. Et il effrayait Eliot également, au moins autant qu’il le fascinait. Il ne reconnaissait pas exactement l’homme brisé qu’ils apercevaient tous les jours sur leur trajet. Quelque chose l’avait ramené à la vie.
— La musique, commença Eliot en s’avançant. La mélodie que vous avez jouée ce matin…
Fiona poussa un soupir excédé.
L’homme reporta toute son attention sur lui et son sourire grotesque s’évanouit.
— Tu te souviens de ça ?
— Si je m’en souviens ? Bien sûr !
Quelqu’un avait joué de la musique, en vrai, pour lui… C’était de loin le plus beau cadeau d’anniversaire qu’il ait jamais reçu.
Il fredonna l’air. Sa main battait en rythme sur sa jambe de pantalon et il faisait semblant de glisser un doigt sur un violon imaginaire, allant jusqu’à reproduire le trémolo du vibrato. C’était stupide. Il ne savait pas vraiment jouer ; de sa vie, il n’avait jamais touché un instrument de musique.
Eliot s’attendait à provoquer l’hilarité du vieil homme, mais il n’en fut rien. Les yeux écarquillés, le clochard examinait de près ses mouvements.
— La plupart des gens ne s’en souviennent pas. Parce qu’il s’agit d’un air si banal, je veux dire. Il entre dans une oreille pour ressortir par l’autre, comme les bons sentiments. (Il claqua des doigts en scrutant Eliot.) Mais toi, tu t’en souviens bien… Mieux que ça, même.
Le vieil homme continua à le dévisager un moment, hésitant.
— C’est une chanson pour enfants. Elle s’appelle Aube éphémère. (Il jeta un coup d’œil à Fiona.) Toi aussi, tu as aimé ?
— C’était pas mal, fit-elle en haussant les épaules.
L’attention de Fiona fut attirée plus loin derrière eux. Eliot suivit son regard.
Un chien humait l’air à l’entrée de la ruelle. Haut comme un dogue allemand, il avait aussi la musculature d’un rottweiller. Son poil brun était hérissé et son énorme truffe se promenait de gauche à droite, reniflant l’asphalte. Son collier était incrusté de fausses émeraudes1, 2.
Eliot imagina l’animal l’attraper dans sa gueule et le secouer comme un jouet jusqu’à ce que le rembourrage s’en échappe. Son instinct lui hurla de fuir. Immédiatement.
C’était une peur irrationnelle. Ce chien cherchait sûrement des restes de nourriture. Rien de plus.
Le vieil homme se plaça entre Eliot et le molosse. Il tendit une main en arrière pour indiquer aux jumeaux de rester en retrait. De l’autre, il sortit un morceau de papier journal de son manteau, et le brandit en direction du chien.
Eliot se pencha pour suivre la scène.
Sur le papier figurait ce qui ressemblait à une dizaine de démonstrations géométriques disposées les unes sur les autres. Plus il l’observait attentivement, plus le dessin prenait de la profondeur et de nouvelles couches apparaissaient. Il y avait aussi de minuscules symboles. Eliot reconnut des lettres grecques, des caractères cunéiformes, mais d’autres lui étaient inconnus. Tous flottaient dans un magma à la signification insaisissable.
Il s’agissait peut-être d’un hologramme, créant l’illusion de la perspective quand on le regardait d’une certaine façon, alors qu’il n’avait en fait que deux dimensions.
Eliot cligna des paupières : sa vision se peupla de persistances rétiniennes fluctuantes.
Le molosse leva brusquement le museau et lança un regard furieux au papier. Il respira plus bruyamment encore ; un filet de morve sortit d’une de ses narines. Il finit par s’ébrouer et s’en alla.
— Les chiens, il faut toujours s’en méfier, marmonna le vieil homme. Moi, je préfère les chats.
Il plia le papier avant de le jeter, mais Eliot eut le temps de remarquer que le dessin qu’il avait cru y discerner auparavant avait disparu. L’homme reporta son attention sur les jumeaux.
— Alors, où en étions-nous ? La conversation portait sur les pizzas ? ou sur la musique ?
Fiona s’approcha d’Eliot pour lui donner un coup de coude dans les côtes, désignant le restaurant du menton.
Eliot constata que les ombres s’étaient allongées dans la ruelle, que le ciel avait déjà revêtu sa couleur de plomb de l’après-midi. Les nuages venus du littoral formaient un édredon au-dessus de Del Sombra.
Il essaya de se débarrasser des images fantômes. Il était un peu perdu ; sûrement le contrecoup des événements de la journée. Et il se sentait sale, aussi : ses vêtements étaient toujours imprégnés de sueur et de gras. Il empestait la chair brûlée, cette odeur qu’il souhaitait ne plus jamais avoir à inspirer.
— On ferait mieux d’y aller, dit-il au mendiant. Désolé, mais notre grand-mère…
Fiona n’attendit pas qu’il achève sa phrase pour l’entraîner à sa suite par la porte de derrière. Eliot vit la curiosité et la surprise se peindre sur le visage de l’homme.
— Transmettez-lui mes salutations, répondit-il en faisant une courbette à leur intention, avant de retourner à la poubelle. Nous nous reverrons, aucun doute là-dessus.
Eliot l’espérait aussi. Et souhaitait qu’il ait son violon lors de leur prochaine rencontre.
Les jumeaux traversèrent la cuisine en hâtant le pas. Des traces d’huile figée maculaient le sol. Eliot vit des empreintes de main là où Mike s’était débattu contre la douleur… et il éprouva une vive culpabilité. Fiona atteignait déjà la porte ; il la suivit.
La salle était déserte, ce qui, d’habitude, n’arrivait jamais à cette heure-là. Les tables à demi débarrassées donnaient un aspect fantomatique au lieu. Johnny était en train de verrouiller la porte de l’entrée principale.
— À demain, le salua Fiona.
Il avait l’air tourmenté. Eliot aurait aimé le rassurer en lui répétant qu’il n’y était pour rien, que Mike avait glissé – c’était un accident stupide. Johnny sembla comprendre son intention et lui ébouriffa les cheveux.
— Rentre bien, amigo. Te prends pas la tête, hein ! Tout va rentrer dans l’ordre, tu verras.
Eliot hocha la tête et lui fit un signe de la main comme il s’éloignait avec sa sœur. Il n’était pas persuadé que tout rentrerait dans l’ordre. Bien entendu, il s’agissait vraiment d’un simple accident. Mais on vous fait facilement porter le chapeau pour des actes que vous n’avez pas commis. Eliot était bien placé pour connaître ces mécanismes injustes.
Ils arrivèrent sur l’avenue Midway. Les chaussures d’Eliot, imprégnées d’huile, laissaient échapper un couinement mouillé à chaque pas. En courant pour rattraper sa sœur, il s’aperçut qu’elle était toujours vêtue du grand tablier et du tee-shirt de chez Ringo, qui recouvraient sa robe d’anniversaire rose, certainement parce que toutes les couches de vêtements qu’elle portait étaient saturées de gras. En arrivant à la maison, ce serait la course pour la douche.
Les nuages laissaient filtrer quelques rayons de soleil dorés comme des citrons, qui jouaient à cache-cache le long de la rue.
— Tu crois… ? commença Eliot.
— Oui. On a réussi à refroidir son bras avant que la brûlure soit trop profonde. (Elle ralentit et s’arrêta presque.) Mais il gardera des cicatrices. Jusqu’au coude.
Elle avait le regard perdu. Sans doute voyait-elle encore Mike se débattre et brandir le membre qui lui faisait souffrir le martyre.
— Bizarre, quand même, murmura Eliot.
— Quoi donc ? demanda-t-elle, sur la défensive.
Quand elle se tourna vers lui, elle avait le front creusé de rides d’inquiétude.
— Toute cette journée. Les livres offerts par Grand-Mère, l’air de violon que ce type a joué, ce qui s’est passé chez Ringo.
Fiona se rongeait l’ongle du pouce.
— Est-ce que… ? hésita-t-elle. Je… J’ai souhaité qu’il arrive quelque chose à Mike, tu sais.
Eliot hocha la tête.
— Pareil. Mais nous n’avons rien fait. Il a juste glissé.
— Il s’est brûlé la main droite, rappela-t-elle en se tripotant les doigts.
Eliot revit mentalement la brûlure de Mike : elle remontait jusqu’à l’endroit exact du bras où il avait agrippé Fiona. Il sentit la chair de poule lui hérisser la peau.
— Et alors ? argumenta-t-il. Il est droitier. Quoi de plus normal qu’il utilise cette main pour se rattraper ?
Fiona affichait toujours cet air absent.
— C’est le pire anniversaire de ma vie, constata-t-elle, abattue. Je parie que Grand-Mère va sévir à notre retour. Des devoirs supplémentaires parce qu’on est en retard. De nouvelles règles parce que nos habits sont bons à jeter. C’est pas juste.
Lui aussi sentait une menace imminente suspendue au-dessus de leurs têtes. Il voyait bien une double ration de géométrie et de dissertation pour ce soir. Et le pire était qu’ils devraient retourner au restaurant le lendemain. Et Eliot passerait son service dans la cuisine où flotteraient encore ces odeurs de chair brûlée.
Si cette journée présageait l’avenir de sa seizième année, il aurait préféré que son anniversaire n’arrive jamais.
À court de pensées pour se remonter le moral, il décida d’embêter sa sœur. Au moins, ils pourraient se changer mutuellement les idées. Il se prépara à la traiter d’Orycteropus – à cause de son visage allongé. Bien sûr elle saurait de quoi il s’agissait : l’Orycteropus afer, ou aardvark en afrikaans, figurait dans les premières pages de presque tous leurs dictionnaires. Mais avant d’avoir prononcé la première syllabe, il sentit la lumière changer dans son dos et se retourna. Les mots latins restèrent coincés dans sa gorge.
À quelques rues de là, tournant au coin du carrefour des rues Midway et Vine, une silhouette se profilait. C’était celle du chien, le monstre canin qu’ils avaient vu plus tôt dans la ruelle derrière le restaurant. Fiona l’aperçut elle aussi.
La truffe collée au trottoir, l’animal haletait et laissait des traînées de bave sur son passage.
— Viens, décréta Fiona en s’éloignant rapidement du chien. Ne cours surtout pas, il nous prendrait en chasse.
Eliot lui emboîta le pas.
En partie cachés par les nuages, les rayons de soleil intermittents démultipliaient l’ombre du chien, lui dessinant une dizaine de têtes sur le sol3.
Le propriétaire d’une telle bête aurait dû la tenir en laisse. Ce molosse était un danger ambulant. Eliot eut de nouveau la vision du chien le saisissant entre ses crocs pour le secouer.
Lorsque l’animal leva le museau et les repéra, il se mit à trotter dans leur direction. Il ne s’arrêta pas pour autant de renifler, la truffe au vent.
— On court, proposa Eliot. C’est faisable, on n’est plus très loin de la maison.
Ils étaient à moins d’une rue de chez eux. Ils n’auraient qu’à claquer la porte sécurisée à la gueule baveuse du monstre.
Sur un signe de tête de Fiona, ils prirent leurs jambes à leur cou. Le chien se démena pour prendre son élan sur le ciment trop lisse, et se lança à leur poursuite. Aussi rapide qu’un lévrier, il gagnait du terrain à une vitesse surprenante. Eliot n’avait pas prévu cela. Tandis que la bête passait de l’ombre à la lumière, elle paraissait clignoter ; son poil sombre se fondait parfaitement dans la pénombre, comme si elle se volatilisait puis réapparaissait à chaque rai de soleil.
Eliot trébucha et se reçut sur un genou, qui râpa le sol. La douleur fut fulgurante, et toute sa jambe s’engourdit.
Sans prendre le temps de s’arrêter, Fiona l’attrapa par le bras et le remit debout.
Le chien n’était plus qu’à une dizaine de mètres derrière eux. Impossible de lui échapper.
— Pars devant, je te suis, proposa Eliot.
— Pas question !
Le chien accéléra encore, et grogna en sentant qu’il atteignait le but de sa course. Sa récompense.
Mais soudain, il dérapa sur le ciment, griffant le sol pour se rétablir. Puis il s’arrêta, humant l’air en tournant son énorme tête de tous côtés.
— Ouste ! cria Fiona.
Il la regarda, et ses yeux reflétèrent la lumière du jour, révélant un éclat rouge.
Eliot n’en revenait pas : Fiona osait chasser la bête ! Mais si elle en avait le courage, alors il pouvait faire de même.
— Va-t’en ! fit-il.
Le chien se tourna alors vers lui, mais il semblait regarder à travers son corps. Enfin, il cligna des yeux, poussa un jappement et s’en alla en trottinant.
Eliot n’en croyait pas ses yeux. Pourquoi avait-il abandonné si près du but ? Une vague de soulagement l’envahit.
Soutenu par Fiona, il boitilla sur quelques mètres avant de pouvoir marcher seul de nouveau. Chaque fois qu’il posait le pied sur le sol, la vibration se répercutait dans son genou blessé, mais la douleur s’atténuait peu à peu. Ils arrivèrent enfin à leur immeuble.
C’est alors qu’il remarqua une voiture à l’aspect inhabituel garée dans l’ombre devant le bâtiment. Sa teinte noir profond l’avait jusqu’alors dissimulée à leur vue. De la taille d’une limousine (Eliot n’en avait jamais croisé en vrai, bien sûr), elle avait aussi les courbes élégantes d’une voiture de course surbaissée. Il admira la finition « effet miroir » de l’engin. Le moteur tournait au ralenti, ronronnant. Dans un bourdonnement, les vitres électriques se fermèrent. Quelqu’un aurait-il observé la scène ?
— Viens, on rentre à la maison, décida Fiona.
Eliot se fit la réflexion qu’ils n’avaient peut-être pas fait rebrousser chemin au chien tout seuls, finalement. Une personne dans la voiture avait pu l’arrêter, d’une manière ou d’une autre.
Étrangement, cela l’inquiéta.

1. « Le moine bénédictin Kay Allenso creusa dans le sanctuaire de la sibylle de Cumes à la recherche d’un passage vers les Enfers et les richesses des morts. Il le trouva en effet, mais trois chiens en gardaient l’entrée. L’un était noir comme du charbon ; le deuxième, doré comme les blés, lançait des flammes ; et le plus gros des trois avait le dos hérissé de poils bruns et portait un collier de pierres vertes. De ses yeux mornes le molosse l’observa. L’âme du moine sombra. Allenso parvint à s’enfuir, mais il était désormais voué à la damnation. » Père Sildas le Pieux, « Fable du moine maudit », Mythica improbiba (traduction), XIIIe siècle environ.
2. « Les chiens du péché traquent l’homme d’Église / Mordu, battu, couvert d’incises / Il implore grâce, mais nul cerbère n’ouït / L’impudent sans attendre est mis en charpie. » Inscription manuscrite (traduite du grec) présente sur l’édition Beezle de Mythica improbiba (collection des livres rares de la bibliothèque de l’institut Taylor, université d’Oxford), Victor Golden, Atlas Golden des livres extraordinaires (Oxford, 1958).
3]. « Cerbère, qui signifie en grec “démon des enfers”, est traditionnellement représenté par un chien à trois têtes réputé garder la porte des Enfers. Il faut noter des divergences dans le nombre de ses têtes, certains auteurs lui en attribuant cinquante, voire une centaine. Ce mythe perdure à l’époque moderne, où il a pris la forme d’un chien brun terne ou noir qui, bien que doté d’une seule tête, annonce mort et infortune à tous ceux qui l’aperçoivent. » Dieux du Ier et du XXIe siècle, volume VI : Mythes modernes, 8e éd. (Éditions Zyphéron).