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VACANCES ÉCOURTÉES

 

Sealiah1 paressait sous la voûte des palmiers, sur sa plage privée de Bora Bora, son « chez-elle » loin de ses pénates. Les habitants du coin craignaient cet endroit, accusant sa « magie maléfique » lors des accidents en mer, car le courant charriait à coup sûr les corps gonflés d’eau sur ce rivage. Bien entendu, elle ne faisait rien pour démentir ces rumeurs. L’intimité était chose précieuse, dont il convenait de pleurer la perte.

La lumière dorée du soleil se réfléchissait sur le sable aussi blanc que du talc. Ses rayons devaient traverser le dais de feuilles et la moustiquaire pour atteindre la peau de Sealiah, qu’ils parvenaient malgré tout à brûler. Son corps avait la teinte du bronze liquide, et une corde de cheveux mouillés et cuivrés s’enroulait autour de sa nuque et de sa gorge en une étreinte reptilienne. Elle avait des formes généreuses, tout en étant assez élancée pour être mannequin – ce qu’elle aurait pu devenir afin de satisfaire sa vanité insatiable… si hommes et femmes n’avaient déjà été à ses pieds.

Elle épongea son front encore humide de sa baignade de l’après-midi. Entièrement nue, elle avait batifolé avec les requins corail, si dociles, et avait déchaîné leur frénésie meurtrière jusqu’à ce que les eaux se teignent de rouge, troublées par des lambeaux de chair humaine. Elle passa sa langue sur ses lèvres pour y apprécier le goût du sang, ce qui fit naître un sourire carnassier sur son visage.

Elle avait profité d’un excellent après-midi… qui allait bientôt prendre fin.

Un intrus se promenait sur sa plage.

Ses yeux s’entrouvrirent et, à la périphérie de son champ de vision, elle aperçut une ombre sur le sentier, là où plage et jungle se rencontraient. Se balançant légèrement, la personne qui se tenait là désirait manifestement être remarquée.

Sealiah tripota l’émeraude nichée au creux de son nombril, faisant mine de ne pas voir la silhouette sombre. Peut-être était-ce un touriste curieux qui finirait par se lasser et s’en irait.

Mais il resta planté là, à attendre un signe.

— Approche, commanda-t-elle, résignée.

Pourquoi ces moments – précisément quand elle était sur le point de se détendre tout à fait – étaient-ils toujours, sans exception et avec une précision digne de l’horloge parlante, interrompus ?

Elle s’assit, ne portant toujours rien de plus que l’émeraude à son nombril et un coutelas sanglé à son mollet.

Son dernier amant en date s’était vanté auprès de ses amis, la décrivant comme « une beauté primitive et sauvage ». Elle avait su apprécier le compliment, mais moins son manque de discrétion et avait dû lui prouver à quel point elle méritait ce second qualificatif.

L’ombre sortit furtivement de la jungle, et se transforma en un Samoan vêtu d’un coupe-vent en soie noire, d’un short et d’une casquette de base-ball. Il se laissa tomber à ses pieds en signe d’adoration, le visage enfoui tout près de ses orteils, qu’il aurait été jusqu’à embrasser si elle l’y avait autorisé.

— Assez. Debout, debout ! Parle et va-t’en.

L’homme se releva, la dépassant de deux têtes. C’était Urakabaramiel, parfois nommé M. Uri Crumble, ou Uri lorsqu’elle était d’humeur familière. Son bras droit dans les opérations spéciales.

Par respect, il recula de deux pas, le regard rivé au sol. Il sortit de sa poche un carnet noir gonflé de pages volantes et de pense-bêtes multicolores. Il l’ouvrit – au hasard, aurait-on pu croire – et se mit à lire.

— Dame Sealiah, commença-t-il de sa voix profonde de baryton, la Bourse de Londres a plongé de huit pour cent à l’ouverture. Nos associés à Oxford sont nerveux. Ils réclament que vous consolidiez les investissements.

— Vraiment… Les « réclamations » pendant mes vacances ne sont pas acceptées. (Elle plissa le nez.) Vends mes actions. Aujourd’hui, j’opte pour les profits.

— Cela va provoquer une ruée sur les trois banques de…

— J’ai dit : « vends ».

Uri s’inclina.

— À vos ordres.

— En ce qui me concerne, Albion peut bien s’enflammer ou sombrer dans la mer. Affaire suivante ?

— Un détail : l’ambassadeur de Manille vous a envoyé en présent trois juments andalouses. Je ne savais pas ce que vous comptiez faire des bêtes. Il souhaite également déjeuner avec vous dès qu’il vous plaira.

— Oh ! magnifique ! s’exclama-t-elle, ravie. Les chevaux andalous ne sont pas des « bêtes », Uri. Ce sont des trésors dignes d’être chéris. (Pensive, elle posa un ongle rouge et incurvé sur sa lèvre, tout en fredonnant.) Fais construire des écuries dans ma villa de Subic Bay, j’enseignerai à ces belles le libre galop dans les rouleaux de la mer de Chine méridionale. Transmets à l’ambassadeur : samedi, New York, chez Mitsukoshi.

— Ce sera fait, promit Uri, qui salua de nouveau, avant de reculer.

— Il n’y avait rien d’autre ?

— Non, rien. Si ce n’est une broutille qui ne mérite pas votre attention.

Il referma son carnet et le rangea dans sa veste.

Elle lui attrapa le poignet, qu’elle griffa de ses ongles. Il tressaillit.

— Montre-moi ça.

Uri lui tendit le carnet, qu’elle ouvrit d’une main, sans pour autant desserrer l’autre.

— « Enfants Post », lut-elle. Nous les connaissons ?

— Une opération de surveillance peu poussée. Qui n’a mené à rien. Deux êtres sans importance.

— Ah oui ?

Elle lui lâcha le poignet pour remonter son avant-bras du bout du doigt, le long d’une veine saillante. Arrivée à la saignée du bras, elle plongea son ongle dans la chair, sans toucher de vaisseau sanguin.

— Alors pourquoi cela figure-t-il dans ton livre noir des opérations très très importantes ? ronronna-t-elle.

Il tomba sur un genou et son poids envoya des vibrations dans le sable autour d’eux. À sa décharge, il ne cria pas sous la douleur.

Alors Sealiah fit pivoter sa main, ce qui broya veines et nerfs.

— Un soupçon invraisemblable, grogna-t-il. Nous pensions que cette piste pouvait nous mener à notre cousin disparu depuis des lustres.

Elle libéra Uri.

— Oui, je me souviens. Un fonds de placement ?

— Oui, madame.

Uri tenait son bras blessé. Un filet de sang s’égouttait dans le sable.

Il contempla son nombril décoré de l’émeraude, dont l’éclat se reflétait dans ses yeux.

Sealiah savait qu’il convoitait son pouvoir, bien sûr ; il était dans leur nature de s’emparer de ce qu’ils pouvaient prendre. Mais ce regard, à la lueur de la dissimulation concernant ces enfants… sentait la trahison. Son pouls s’accéléra à cette perspective.

Uri détourna la tête, le visage brûlant.

Mais peut-être que, finalement, il n’y avait là nulle manigance – à son grand désespoir. Rien d’autre qu’un moment d’égarement où il avait pris ses désirs pour des réalités. Quel dommage qu’il soit condamné à rester à jamais son fidèle caniche.

— Que sait-on d’eux ?

— Nous avons intercepté un transfert de fonds depuis un ancien compte anonyme ayant appartenu à Louis. Nous avons réussi à retrouver l’origine du mouvement d’argent : un notaire en Californie. Je suis allé moi-même chercher les dossiers en question. Un compte pour deux enfants. Aucun rapport avec nous.

Uri sortit un mince ordinateur portable des tréfonds d’une poche. Il l’alluma et le tourna vers Sealiah.

Elle attendit que le fichier s’ouvre.

Uri fouilla encore plus profondément dans son coupe-vent, dans lequel son bras tout entier disparut, et ressortit une table de jeu, qu’il déplia et installa devant elle pour y déposer le matériel informatique. Sur l’écran, deux photos scannées en haute résolution apparurent. Un garçon et une fille.

Ils souriaient comme s’ils avaient un couteau dans le dos. Frère et sœur. Peut-être des jumeaux.

Uri fourragea encore dans ses poches. Des glaçons tintèrent contre du cristal, agités par les clapotis d’un cocktail. Il servit un bloody mary à Sealiah, qui lécha le sel sur le bord du verre.

— Il y a eu un petit incident, admit Uri. Un Chauffeur a fait irruption dans l’étude. Je me suis assuré que les dossiers étaient détruits avant qu’il y ait accès… mais c’est une coïncidence intéressante.

— Un Chauffeur, murmura Sealiah. Pourquoi un Chauffeur fouillerait-il là-dedans ?

— C’est impossible. Si je ne me trompe pas, le pacte leur interdit d’interférer avec nos affaires. Et réciproquement. Donc, c’était une simple coïncidence.

— En effet…

Elle examina le portrait des enfants. Elle leur trouvait un air familier. Elle zooma sur les yeux du garçon. Au milieu des volutes grises, bleues et vertes, les fenêtres de son âme reflétaient un soupçon de noblesse.

Elle revint au format d’origine, et loucha sur les photos jusqu’à ce que sa vue perçante devienne floue.

Bien sûr : les yeux du garçon, l’arête fine mais affirmée du nez de la fille, les pommettes hautes et les sourcils arqués chez les deux… Comment ne s’en était-elle pas aperçue tout de suite ? La personne qui les cachait avait accompli un travail d’orfèvre : le divin rendu insipide.

Elle scruta durement Uri.

— Du nouveau sur l’endroit où se trouve Louis ?

— Rien depuis qu’il a été vu à Albuquerque. Il vivait dans un carton.

— Oui…

Elle suivit du doigt le menton volontaire de la fille. Autre chose la frappait chez ces adolescents. Une influence, étrangère à Louis, mais tout aussi puissante.

Ils n’étaient pas deux êtres sans importance. Ces deux-là étaient impliqués jusqu’à la moelle, et sans doute d’une valeur cruciale.

— Il y a un rapport avec cette affaire ?

Uri se rapprocha de l’écran.

La probabilité était astronomiquement faible, lointaine et indirecte. Mais quand une telle hypothèse était la seule explication possible : un garçon et une fille lui rappelant avec précision les traits de l’homme qui avait été son plus terrible adversaire, et un Chauffeur, qui travaillait pour ceux dont le pouvoir égalait le sien… cette éventualité ne pouvait assurément pas être écartée.

Ni être affrontée en solo.

— Convoque le Directoire.

— Pardon, Dame Sealiah ? (Uri toussota pour dissimuler un rire.) J’ai cru un instant que vous aviez dit : « Convoque le Directoire. »

Elle riva ses yeux verts aux siens pour éviter toute incompréhension.

— C’est bien ce que j’ai ordonné.

Uri recula sous le choc.

— J’exécuterai vos ordres, comme toujours, mais si je puis me permettre… le Directoire, rassemblé par un autre qu’un Directeur, réclamera un tribut.

— En effet, et tu t’en chargeras personnellement.

Uri se plia en deux, de telle sorte que Sealiah ne pouvait voir son visage, mais elle sentit malgré tout son appréhension.

— À vos ordres. Et pour les enfants ?

— Trouve-les. Suis-les. Tiens-moi informée de tout ce que tu verras ou entendras.

Pour un individu de leur espèce, Uri était le plus fidèle serviteur qu’on puisse avoir. Infiltré au sein du Directoire comme tribut, il deviendrait son espion dans les rouages du pouvoir. Mais le perdre serait comme se trancher le bras.

Elle n’avait pourtant pas le choix. Sur qui d’autre compter pour jouer double jeu et faire des coups en douce à son profit ?

À présent, elle devait se préparer pour le rassemblement du Directoire. C’était le moment d’affûter ses armes et de fourbir son armure.

Elle lorgna vers le sourire des enfants sur l’écran d’ordinateur.

Non, vraiment, il ne fallait pas affronter ses frères et sœurs sans prendre de précautions en vue du carnage et du bain de sang.

1. « Si la prononciation correcte du nom (ou titre ?) de cette entité a changé au cours des siècles, la plupart des spécialistes s’accordent pour mentionner l’usage ancien de “seï-leï” comme le plus exact. » Dieux du Ier et du XXIe siècle, volume XIII : Forces infernales, 8e éd. (Éditions Zyphéron).

Le Pacte des Immortels: Le Pacte des Immortels, T1
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