11
ONCLE VIF-ARGENT
Dès qu’elle ouvrit la porte de chez Grand-Mère, Fiona oublia complètement Mike, le chien et le clochard de la ruelle. Elle sentait un changement.
Alors qu’elle avait trois ans, Cecilia avait un jour rapporté à la maison une pile de magazines remplis de « jeux des 7 erreurs » où il faut trouver les différences entre deux images presque identiques.
Eliot repérait toujours les éléments manquants, tandis qu’elle avait l’œil pour les objets qui avaient été modifiés – le motif à rayures des rideaux qui se transformait en pois, par exemple.
Figée dans l’entrée, elle percevait le même genre d’altération dans l’appartement. Elle appela :
— Cessi ?
Pas de réponse.
La salle à manger avait été débarrassée. Le gâteau, la nappe, la banderole et les livres avaient disparu. La table et même le parquet tout autour avaient été briqués récemment.
Pourtant, tout en haut d’une étagère, près de la fenêtre, elle aperçut une tache de glaçage du gâteau. En séchant, il était passé du rose framboise au rouge rubis.
Curieux que Cessi ait omis de nettoyer cette éclaboussure…
Fiona s’avança pour toucher la souillure en question. Cecilia sortit alors de la cuisine, transportant à grand-peine une énorme boîte.
— Oh ! vous êtes rentrés, fit-elle, l’air égarée.
— Je vais t’aider, proposa Eliot en lui prenant le carton des bras. Il faillit s’écrouler sous son poids, avant de le déposer avec fracas sur la table.
Il était rempli de livres.
— Nous sommes en retard, désolée, s’excusa Fiona.
Ils auraient dû rentrer du travail à 16 h 30, et il était 17 heures. Mais Cessi était si distraite qu’elle ne remarqua même pas leurs vêtements en piteux état.
Elle consulta la grande horloge dans le couloir, et nota que la porte d’entrée était toujours ouverte.
— Oui, bien sûr, vous êtes en retard…
Elle se dépêcha d’aller fermer à clé puis revint vers eux en tapant dans ses mains.
— Votre grand-mère et moi avons une autre surprise pour vous.
Son visage s’illumina d’un sourire.
— De quoi s’agit-il ? demanda Fiona.
— D’un voyage. Nous partons un peu.
— Où ? intervint Eliot. Et notre travail ?
Le sourire de Cecilia s’estompa.
— La destination… est une surprise. Vous allez adorer. Nous ne partirons pas longtemps.
Elle ne répondit pas à la question concernant la pizzeria.
L’impression de changement que ressentait Fiona s’intensifia. Elle se concentra, procédant comme s’il s’agissait encore d’un jeu des différences. Il lui semblait qu’un élément avait été retiré du décor, comme tranché au scalpel.
En un clin d’œil, sa vision s’évanouit. Mais elle remarqua un autre détail incongru : une miette de gâteau sur le sol.
Cecilia suivit son regard.
— Oh ! quelle négligente je fais ! (Elle se pencha pour l’enlever.) Maintenant, allez faire vos bagages. Prévoyez des habits pour trois jours. N’oubliez pas vos brosses à dents !
Elle tendit à chacun un grand sac en papier.
Fiona déplia le sien. Ce devait être son sac de voyage.
— Quand partons-nous ? demanda Eliot.
— Et où est Grand-Mère ? ajouta Fiona.
— Nous partons très bientôt. Votre grand-mère s’occupe des derniers préparatifs.
— Je dois prendre une douche d’abord, marmonna Eliot en se dirigeant vers la salle de bains.
Fiona observa son arrière-grand-mère, à la recherche de réponses, mais, avec un sourire éclatant, Cessi évita son regard. Fiona se dépêcha de rejoindre son frère.
— Soustraction, annonça-t-elle.
Eliot s’arrêta.
— Pair, soupira-t-il.
— OK. Un, deux, trois…
— Sept, dit-il.
— Trois, lança-t-elle en même temps.
La différence, quatre, donnait un chiffre pair. Il avait gagné ! Avec un sourire satisfait, Eliot entra le premier.
— Je me dépêche, promit-il.
Elle se demanda s’il resterait de l’eau chaude après la toilette d’Eliot.
Fiona sortit du placard la serviette la plus usée de la pile : on voyait à travers. Elle essora ses cheveux avec, épongeant au mieux l’huile qui les imprégnait.
Fiona s’enferma dans sa chambre et alluma l’unique lampe de la pièce. La fenêtre était obstruée par une bibliothèque remplie d’ouvrages. D’habitude, elle était à l’aise parmi les livres. Ce soir-là, elle étouffait sous leur nombre. En passant à côté de son globe terrestre, elle le fit tourner autour de son axe.
Elle retira le grand tablier, le tee-shirt de chez Ringo, et enfin sa robe d’anniversaire. Le tissu rose lui collait à la peau, retenu par une couche d’huile gélatineuse. Elle s’essuya avec la serviette.
Elle s’aperçut dans le miroir posé sur sa commode. Son corps luisait. Ses cheveux, qui d’habitude frisottaient dans tous les sens, s’étaient transformés en gracieuses anglaises qui lui encadraient le visage. L’espace d’un instant, vue sous cet angle, elle parut normale – elle avait quitté son costume de reine des geeks.
Elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre, admirant le nouvel aspect de ses cheveux : sombres et brillants comme des rubans de satin noir, ils mettaient en valeur son teint mat. Et son visage ne semblait plus aussi allongé.
Presque belle… Était-ce possible, même si c’était pour un court instant, avec l’éclairage adapté ?
Avant d’avoir pu répondre à cette question, une mèche lui tomba soudain dans les yeux. L’effet était gâché.
Elle enfila des sous-vêtements propres, un pantalon de jogging gris et une chemise. Elle évita de se regarder de nouveau dans le miroir, car elle souhaitait garder en mémoire cet instant où elle avait réussi à se convaincre qu’elle avait l’air normale.
Dépitée, elle rassembla des vêtements qu’elle glissa dans le sac en papier. Elle attrapa aussi l’élastique accroché à la poignée de l’armoire. Récupérée sur une botte d’asperges, cette bande de caoutchouc violet lui allait bien au teint. Mais elle devait faire attention… à la règle 49.
RÈGLE 49 : Pas de bagues, de boucles d’oreilles, de chaînettes, de pendentifs, de médaillons, d’amulettes… aucun ornement considéré comme un bijou, qu’il soit en métal, bois, os ou autres polymères. Les piercings sont pareillement interdits, à l’exception de ceux prescrits par un acupuncteur dans le cadre d’un traitement médical.
Certains jours, elle portait l’élastique en bracelet au travail, consciente d’enfreindre le règlement. Et le faire à la vue de tous lui donnait le sentiment d’être une rebelle.
Elle le passa autour de ses paires de chaussettes. Au cas où Grand-Mère lui poserait des questions, elle n’aurait pas à lui mentir. Il suffirait de ne pas dire toute la vérité : il lui servait simplement à ranger ses chaussettes.
Mais où se rendaient-ils ? Aurait-elle même l’occasion de mettre son élastique ?
Elle s’arrêta devant son globe. C’était une antiquité. Ses océans étaient jaunis et les calottes polaires à demi effacées, l’Alaska s’appelait Amérique russe, Hawaï portait le nom d’îles Sandwich et le Texas était couvert de rayures pour signaler son statut de « territoire à l’appartenance conflictuelle » – c’était avant qu’il rejoigne les autres États en 1845.
Elle adorait cet objet. Elle en caressa la courbe du bout des doigts, espérant que ce voyage l’emmènerait loin, très loin. L’Afrique fila sous ses doigts et elle atterrit dans le sud de l’Europe. Utopie complète.
Cecilia et Grand-Mère avaient sans doute prévu un week-end à San Francisco. Enfin, ça les changerait de la poussiéreuse Del Sombra.
Il lui fallait emporter sa brosse à dents. En sortant dans le couloir, elle constata avec surprise qu’Eliot avait déjà libéré la salle de bains. Le nuage de vapeur qui couvrait le plafond lui laissa peu d’espoir d’avoir encore de l’eau chaude. Elle mit sa brosse dans le sac en papier.
Quatre coups polis résonnèrent contre la porte de l’appartement. Fiona s’arrêta, attendant que Cecilia aille répondre.
— Cessi ? appela-t-elle.
Quatre nouveaux coups. Fiona se dirigea vers l’entrée, tourna le verrou et ouvrit.
Devant elle se tenait un homme grand et mince, habillé d’une veste de sport grise sur un col roulé noir. Elle lui donna l’âge de sa grand-mère. Ses cheveux gris étaient coupés ras sur les côtés tandis qu’une mèche abondante ondoyait sur son front.
Il sourit à Fiona comme s’il la connaissait. Elle détourna les yeux.
— Ma grand-mère n’est pas là, elle devrait rentrer dans quelques minutes.
— Bien sûr, dit-il d’une voix de velours. Mais je ne suis pas venu que pour elle, Fiona. Je viens aussi vous voir, ton frère et toi.
Elle releva aussitôt la tête. Trois détails la frappèrent.
Tout d’abord, l’intensité de ses yeux gris pâle, qui lui évoqua les regards de sa grand-mère. Mais, loin d’être acérés, ceux de cet homme étaient au contraire engageants. Elle se rendit compte qu’elle avait dû le dévisager plus longtemps que la politesse ne le permettait. Elle n’avait pas pu s’en empêcher.
Deuxième détail : sa façon de se tenir sur le seuil lui rappela M. Welmann, qui était venu le matin. Jusque-là, il lui était sorti de l’esprit. De quoi avait-il bien pu parler avec Grand-Mère ?
Enfin, il la fit penser au vieux clochard qui leur avait joué du violon, car son visiteur était son exact opposé. L’homme qui lui faisait face était élégant et parfumé à l’eau de Cologne. L’ami d’Eliot était grossier, mal élevé et puait le poisson et le soufre.
Il était rare que Fiona fasse de nouvelles connaissances. Aujourd’hui, elle s’était trouvée nez à nez avec trois inconnus.
— Le troisième pour le charme.
Fiona sursauta.
— Comment, monsieur ?
— C’est la troisième porte à laquelle je frappe. Je me doutais qu’Audrey serait perchée dans les hauteurs de cette bâtisse. Je ne me suis pas trompé.
Fiona se surprit à sourire et à rougir : pour une fois, elle oublia de baisser les yeux. Elle avait l’impression de revoir un vieil ami – même si elle n’avait aucun « vieil ami » pour savoir ce que ça faisait.
— Puis-je entrer ? Je suis ton oncle Henry. Henry Mimes1.
Grand-Mère ne leur avait jamais parlé d’oncles, de tantes ni de cousins. Malgré tout, cet homme disait la vérité. Comment expliquer autrement la ressemblance frappante et cette impression qu’elle avait de le connaître depuis longtemps ?
Elle s’écarta pour le laisser entrer.
Les étrangers ne devaient pas pénétrer dans la résidence des Post, mais cela ne lui effleura pas l’esprit. Cet homme qui se présentait comme son oncle – qu’elle savait être son oncle – rayonnait d’une autorité chaleureuse. Pas question de le faire patienter sur le palier.
Quand il franchit le seuil, le ciel s’éclaircit et une lumière argentée envahit le séjour.
Il la contempla.
— Tu ressembles beaucoup à ta mère quand elle avait ton âge. Ses cheveux ondulaient comme les tiens, ce qui rendait fous tous les jeunes garçons. Mais je dois avouer que tu es un brin plus jolie qu’elle ne l’a jamais été.
Fiona avait les joues en feu. Elle fut tentée de baisser la tête, mais Oncle Henry souriait et elle se sentait tellement à l’aise en sa compagnie que son embarras s’envola comme par magie.
— Vous avez connu ma mère ?
Voilà bien la question la plus stupide de la journée. Bien sûr qu’il la connaissait, elle avait été sa sœur !
Sans se départir de son sourire, Henry marqua un temps avant de continuer :
— Oh oui ! nous étions très proches.
Il examina la pièce autour de lui. Une ride d’incompréhension se forma sur son visage égal.
— Tu as dit que tu habitais ici avec ta grand-mère ? Audrey, c’est bien ça ?
Sa question désarçonna Fiona. S’il était leur oncle, Grand-Mère était donc sa mère. Elle ressentit tout à coup un frisson désagréable : comment pouvait-on ignorer où vivait sa propre mère ?
D’un geste désinvolte, il dissipa son malaise.
— Je crois que tu n’as pas compris. Ta grand-mère et moi nous connaissons depuis un bail, mais pas de la manière que tu t’imagines. Je suis le demi-frère de ta mère. Nous n’avons pas la même mère.
Bouche bée, Fiona le regarda sans rien dire alors que des milliers de nouvelles questions surgissaient dans son esprit. Elle remarqua qu’il attendait qu’elle dise quelque chose.
— Voulez-vous vous asseoir ? proposa-t-elle. Vous prendrez à boire ? Nous avons du lait ou du jus de fruit.
— Non, merci. J’ai bu en venant ici – et pas mal, d’ailleurs.
Il tourna la tête vers les portes de la cuisine qui s’ouvraient sur Cecilia.
— Cessi ! s’écria-t-il avant d’étreindre la vieille femme.
Bouche bée, elle se raidit entre ses bras. Elle se dégagea de son embrassade.
— Toi !…
Il leva un doigt.
— Pas un mot de plus, belle dame de l’île d’Ééa. Savourons cet instant de retrouvailles.
Cessi referma la bouche, mais ses yeux s’étrécirent.
L’oncle Henry l’apaisa de sa voix douce :
— Tu es fidèle à mon souvenir. Tu n’as pas pris une ride en… combien ? dix ans ?
— Seize. Audrey sera de retour d’un instant à l’autre, imbécile ! Je te conseille de partir.
Le masque jovial d’Henry fit place à des traits froids et l’atmosphère se rafraîchit quelque peu. Il inclina la tête, le regard fixé sur l’étagère derrière Cecilia. L’éclaboussure de gâteau à la fraise. Il la toucha et porta son doigt à ses narines.
— Vraiment ? dit-il en riant. (Il s’essuya sur un mouchoir, puis posa une main sur l’épaule de la vieille femme.) Toujours le mot pour rire, n’est-ce pas ? C’est une des raisons pour lesquelles je t’aime tant.
Mais Cecilia ne plaisantait pas du tout. Quelque chose ne tournait pas rond.
Fiona se rapprocha de la porte, et de son frère qui sortait de sa chambre. Il s’arrêta près d’elle.
— J’ai entendu des éclats de voix…, commença Eliot en dévisageant Henry.
Fiona fit les présentations :
— Voici notre oncle.
Elle vit au regard qu’il lui lança qu’il avait senti son hésitation. Henry se retourna alors, l’air radieux de nouveau.
— Eliot !
Il prit les mains du jeune homme dans les siennes, comme s’ils étaient de vieux amis.
— Euh… bonjour, monsieur, balbutia Eliot, décontenancé.
— Ah ! si tu veux être si formel, appelle-moi au moins M. Mimes. Mais je préfère Oncle Henry, ou Henry tout court. J’ai si peu de parents en vie qui peuvent m’appeler ainsi. C’est un honneur.
Son sourire contagieux contamina Eliot, déjà sous le charme.
— Hum ! fit Cecilia. Tu as peu de parents, et pour cause !
Fiona avait envie de faire confiance à son oncle Henry, mais elle se fiait au jugement de Cecilia. La vieille femme portait justement la main à son cou – un réflexe de protection qu’elle n’avait que lorsque Grand-Mère était mécontente d’elle.
Quelque chose clochait terriblement.
— « Mimes », répéta Fiona. C’est français ?
— Notre famille vient de France… et de bien d’autres endroits, lui expliqua-t-il. Nous avons des cousins, des tantes et des oncles aux quatre coins du globe.
— Il y a d’autres membres dans la famille ? s’exclama Fiona, incrédule.
— Vous les connaissez ? demanda avidement Eliot. Vous avez connu nos parents ?
La tête penchée, Henry eut l’air de réfléchir.
— Bien sûr. Mais votre père… (Il haussa les épaules.) Pas autant que votre mère. Leur coup de foudre a provoqué une sorte de scandale. (Amusé, il regarda Cecilia du coin de l’œil.) Et si je vous racontais comment ils se sont rencontrés ?
Il tira une chaise pour s’asseoir.
— Certainement pas, refusa Cessi. Ne leur dis rien.
— Pourquoi ? demanda Fiona.
Le malaise qu’elle ressentait venait peut-être du fait qu’on ne leur avait jamais rien raconté sur leur famille. Fiona voulait savoir. Et pour cela, elle était prête à défier son arrière-grand-mère ou même sa grand-mère.
Oncle Henry pencha la tête en arrière pour s’adresser à Cecilia :
— Mais oui, pourquoi ne pas leur raconter ?
— Je…, fit la vieille dame en reculant d’un pas.
— Aaah ! voilà, dit Henry d’un ton apaisant. Il n’y a aucune raison, vous voyez ?
Cessi croisa les bras, mais n’ajouta pas un mot.
— Allez-y, l’invita Fiona. Dites-nous tout.
Il se frotta les mains.
— C’était à Venise, il y a des années, au moment du carnaval. Les festivités battaient leur plein, avec des danseurs et toutes sortes d’animations dans les rues, des réjouissances qui duraient nuit et jour. Tout le monde portait un masque, bien sûr, certains en cuir tout simple, d’autres décorés de feuille d’or, et de poudre argentée, de cabochons, de plumes exotiques. Voilà comment votre mère et votre père se sont rencontrés. Déguisés.
D’un geste théâtral, il posa une main sur son visage, doigts écartés. Captivée, Fiona entendait presque les vivats de la foule, le clapotement des gondoles sur les canaux.
— Comme je vous le disais, reprit leur oncle, je n’ai pas très bien connu votre père, mais je sais qu’il avait fière allure. Il était joueur de polo et toujours vêtu avec soin. On dit que son sourire était irrésistiblement enjôleur. Et il paraît – je ne fais que répéter ce que j’ai entendu – qu’aucune femme ne pouvait lui résister dès l’instant où il posait les yeux sur elle. (Oncle Henry avait le regard lointain.) Un homme à femmes… Ce qui était parfois un problème, j’imagine.
— Comment ça peut être un problème ? s’étonna Eliot.
— Imagine que toutes les femmes t’adorent dès qu’elles te rencontrent. Qu’elles tombent amoureuses à cause de la forme de ton nez ou de ta coupe de cheveux. C’était un solitaire, car aucune femme ne connaissait réellement son cœur, ses désirs et ses rêves. C’est pour cette raison que votre père est venu à Venise masqué. Il a caché son visage et son sourire pour ne pas attirer l’attention, tout en voulant se mêler à la foule pour avoir de la compagnie. C’est ainsi qu’il a trouvé votre mère.
— Elle était belle, elle aussi ? s’enquit Fiona.
— Plus encore que les mots ne peuvent l’exprimer, mon enfant, soupira Henry. Les hommes se battaient en duel pour avoir l’honneur de demander sa main. Et elle les repoussait tous, bien sûr. Des admirateurs secrets la couvraient de présents anonymes, qu’elle jugeait insignifiants. Elle considérait les histoires d’amour comme un passe-temps pour personnes banales, et les amoureux comme des imbéciles.
Fiona aurait donné n’importe quoi pour recevoir un cadeau d’un admirateur secret. Rien qu’une fois… Être le centre du monde aux yeux de quelqu’un : qu’aurait-elle ressenti ?
— Mais si cela ne l’intéressait pas, pourquoi est-elle allée au carnaval ? s’étonna Fiona.
— Elle ne croyait pas à l’amour, mais elle voulait y croire. C’était une femme décidée et intelligente, mais aussi très solitaire. Elle m’a avoué un jour se rendre dans les fêtes pour observer les gens tomber amoureux et s’étonner de leur imprudence… tout en jalousant leur bonheur, même passager. (Un air chagrin passa sur les traits de leur oncle et il se pencha vers les adolescents.) Elle ne pensait pas qu’elle comprendrait jamais ce mystère, et encore moins qu’elle le vivrait – mais elle se trompait.
Assis côte à côte sur le plancher, Eliot et Fiona se penchèrent vers Oncle Henry.
— Elle remarqua votre père lors d’un bal. Comme elle, il observait les gens. Ils étaient les seuls à ne pas s’amuser… C’est alors qu’il l’aperçut et s’approcha d’elle. Il avait vu que cette femme masquée déclinait toutes les invitations à danser qu’on lui faisait. Aussi lui dit-il qu’il souhaitait seulement converser avec elle, et peut-être apprendre pourquoi tant de gens se comportaient comme des imbéciles. Elle accepta, et ils découvrirent ainsi qu’ils avaient beaucoup en commun. Leur conception du monde était semblable ; ayant beaucoup voyagé, ils parlaient plusieurs langues, et, bien qu’adulés de tous, ni l’un ni l’autre n’avait jamais été amoureux. Ils se promenèrent dans les rues pavées, voguèrent en gondole, tout en observant les couples, dont ils ne se moquaient plus comme avant, préférant désormais les étudier. Ils se demandaient pourquoi le cœur humain se laissait si facilement capturer, pour être inévitablement brisé. Ils se reposèrent à la terrasse d’une petite échoppe donnant sur le Grand Canal. Ils burent un café à la menthe tandis que la lune se levait et que les étoiles apparaissaient. Des citronniers embaumaient l’air. Aux premières lueurs du jour, ils se démasquèrent délicatement l’un l’autre. Ils se regardèrent dans les yeux. Alors, tout s’arrêta : cette discussion sur les mouvements du cœur, cette solitude partagée, cette proximité intellectuelle. Ce qui ne serait jamais arrivé s’ils l’avaient voulu était arrivé par accident : ils étaient tombés amoureux.
Subjuguée par le récit, Fiona bondit d’impatience.
— Et ensuite ? Où se sont-ils mariés ?
— À Paris, je crois. Je ne connais pas toute l’histoire.
Perplexes, les jumeaux se regardèrent et Eliot formula la question qu’ils se posaient tous deux :
— Comment est-ce possible ?
Henry soupira profondément.
— C’est là que l’histoire se complique. La famille de votre père et la nôtre… ne s’entendaient pas. En comparaison, les querelles des Montaigu et des Capulet de Roméo et Juliette ressemblent à une joyeuse bar-mitsva. Il y avait un arrangement entre les deux familles : ne jamais se mêler des affaires des autres. Et ce cas précis pouvait sûrement être qualifié…
Sa phrase resta suspendue, car le souffle lui manqua soudain. Une ombre lui couvrit le visage.
Eliot et Fiona se retournèrent.
Une silhouette se détachait dans l’encadrement de la porte, tenant le couteau qui avait tranché leur gâteau d’anniversaire… Grand-Mère.

1. « Henry Mimes (aussi connu sous les noms : Horatio Mimes, H.M. Seers et Hernandez del Moro), le soi-disant oncle des jumeaux Post, figure sur de nombreux clichés pris par des paparazzis, le représentant en charmante compagnie et entouré de magnats des nouvelles technologies et de dictateurs en place dans les “républiques” qui bourgeonnent sous les tropiques. Interrogé une dizaine de fois par Interpol et le FBI, il n’a pourtant jamais été officiellement inculpé. Plusieurs enquêtes fiscales révélèrent qu’il était P.-D.G., directeur financier et président de centaines de sociétés écrans ne camouflant apparemment pas de capitaux. Son âge et sa nationalité demeurent un mystère. La seule certitude sur son compte, c’est qu’Henry Mimes est un personnage fuyant, versatile et foncièrement incertain. » Dieux du Ier et du XXIe siècle, volume XI : Mythologie de la famille Post, 8e éd. (Éditions Zyphéron).