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L’INITIATION D’UN CHAUFFEUR
Jack Farmington observait son supérieur, Marcus Welmann, crocheter la serrure de la porte en verre dépoli.
En principe, c’était illégal, bien sûr. Mais il s’agissait d’un cabinet de notaire, et il était de notoriété publique que cette profession malmenait la loi à tout bout de champ.
Jack travaillait pour « Welmann et associés, détectives », bien qu’il n’y ait ni associés, ni détectives déclarés comme tels. Cette nuit, ils devaient trouver des dossiers confidentiels sur une vieille femme portée disparue. La routine.
Il jeta un coup d’œil dans le couloir désert, puis par la fenêtre qui donnait sur la rue, deux étages plus bas. Cette zone était un vrai cimetière à 3 heures du matin. Del Sombra, ça s’appelait. « De l’ombre » en espagnol. Drôle de nom pour un bled.
Il regarda de nouveau Welmann qui forçait la serrure de ses mains massives.
Marcus Welmann portait un pantalon de treillis, un tee-shirt noir et des chaussures de sport dont les bandes réfléchissantes avaient été arrachées. Pas vraiment une gravure de mode. Il avait soixante ans, et pesait cent dix kilos de muscles couverts de poils grisonnants. Ses mains étaient énormes, à faire pâlir un ailier de l’équipe nationale de basket. Idéales pour la baston. Pas terrible pour les boulots délicats.
Jack avança d’un pas et murmura :
— Tu veux que je la fasse sauter ? Je peux arranger ça en dix secondes chrono.
Welmann se retourna, sourcils froncés. Son protégé avait appris à interpréter cette mimique comme un avertissement : soit il la fermait, soit il se retrouvait à poireauter dans la bagnole.
Welmann préférait se limiter à une dizaine de mots par jour. Son image de brute néandertalienne en dépendait. Diplômé de Harvard, il avait même été aspirant médecin dans la marine, mais il jouait toujours les primates. Et du coup, on le sous-estimait.
Jack croisa les bras et regarda son patron en prenant une pose à la James Dean. Ce n’était pas difficile, il portait déjà l’uniforme de l’adolescent rebelle : veste en cuir noir, jean et bottes de moto.
Welmann examina de nouveau la serrure récalcitrante et passa un doigt sur les éraflures autour du trou. Obéissant à une inspiration soudaine, il attrapa la poignée qui tourna sans résistance.
— Déjà ouvert, grommela-t-il.
Un rai de lumière traversait l’obscurité de l’appartement. Il y avait quelqu’un dans la pièce… et, pour ce que Jack en savait, c’était rarement le concierge, dans ces cas-là.
Welmann lâcha la poignée et se glissa sur le côté de la porte pour qu’on ne puisse pas voir sa silhouette de l’intérieur. Jack se plaqua lui aussi contre le mur.
Son patron lui montra le couloir qu’ils venaient d’emprunter, suggérant qu’ils battent en retraite fissa.
Jack n’avait pas l’intention de fuir. Après huit mois d’entraînement, il était à la hauteur de la situation.
Welmann sortit de son holster un lourd revolver en acier poli. Un colt Python Elite, calibre 357 Magnum.
Jack pointa du doigt les chaussures de son patron, faisant signe qu’il lui donne ce qui s’y trouvait.
À sa grande surprise, Welmann attrapa son Taurus PT-145 dans l’étui attaché à sa cheville. Un petit pistolet en résine au canon aussi court que sa poignée. Mais il n’alla pas au bout de son geste et intima à Jack de rester immobile.
Ce dernier acquiesça. Il savait que, d’une seule main, son patron pouvait l’obliger à rester sur place.
Welmann fit irruption dans la pièce.
D’un coup d’œil, Jack repéra la source de lumière : un stylo-lampe posé sur un bureau, qui roulait sur des classeurs vides.
Welmann saisit la torche d’un geste vif et l’appuya sur son poignet au-dessus de son arme pointée, balayant la pièce de son rayon lumineux. Le cabinet était assez grand pour qu’on puisse y garer deux voitures, mais il était encombré de six bureaux et d’un meuble de classement qui occupait tout un mur. Il y avait aussi des posters représentant des montagnes et une équipe de rafting dans des rapides, qui portaient comme légendes « persÉVÉrance » et « INTÉGRITÉ ». La lumière des lampes à vapeur de sodium de la rue donnait à la pièce une teinte orange surnaturelle.
Welmann regarda sous chaque bureau.
— Bizarre, personne, chuchota-t-il. Satanés notaires.
Jack se glissa à l’intérieur et vérifia par deux fois derrière la porte. Rien que des ombres. Mais qui avait bien pu utiliser cette lampe de poche ?
En voyant Jack, Welmann se renfrogna, hésita à parler, puis ravala ses remontrances. Que pouvait-il dire ? La pièce était déserte.
Jack s’apprêtait à envoyer Welmann remballer son petit numéro de vieux briscard, quand il sentit quelque chose derrière lui – une présence sournoise, énorme, qui respirait… et se racla la gorge.
Jack fit volte-face.
La pénombre derrière la porte s’ouvrit comme un rideau et une cigarette à l’extrémité incandescente révéla un sourire qui aurait fait rougir le chat d’Alice au pays des merveilles.
De l’ombre sortit alors un Samoan en costume noir, chemise gris foncé et cravate noire avec une épingle en émeraude de la forme d’un crâne.
Jack s’amusa de remarquer ce détail minuscule, car ce type faisait bien deux mètres de haut et, à vue de nez, son costume Armani devait contenir environ cent quatre-vingts kilos de muscles.
— « Satanés notaires » ? fit l’homme d’une voix de baryton. Choix de mots intéressant.
Jack était sur le point de paniquer à en croire son pouls alarmé. Mais il avait été entraîné par Welmann, qui lui avait fait lire une centaine de comics d’horreur et regarder tous les films d’épouvante italiens de série Z. En théorie, il était prêt pour l’inattendu et l’inexplicable… comme se trouver nez à nez avec un type sorti de nulle part, assez balèze pour étaler un défenseur de football américain.
Ils ne pouvaient pas se battre contre ce gars. Il n’y avait pas d’issue de secours. Il restait deux solutions : lui tirer dessus ou bluffer.
Jack déglutit – sa gorge lui sembla tapissée de papier de verre.
— Eh ! ça va ?
Le Samoan tira sur sa cigarette tout en souriant.
— Très bien, jeune homme. (Il désigna Welmann du menton.) Posez ce revolver. Qu’est-ce que vous cherchez ?
Jack s’aperçut qu’il était dans la ligne de mire de son partenaire. Une bourde de bleu. Il fit deux pas vers la gauche.
Agrippé à son colt, Welmann regarda le nouveau venu d’un air mauvais.
— Je déteste la violence inutile, dit l’homme.
Jack sentit un frisson lui parcourir l’échine : il avait la désagréable impression que ce type considérait la plupart des violences comme « utiles ».
— Permettez, dit le Samoan en glissant la main dans sa veste.
— Doucement, mon gars, grogna Welmann. Deux doigts seulement.
L’homme hocha la tête et sortit une carte de visite qu’il tendit à Jack.
En règle générale, les baraqués comme lui n’étaient pas des rapides. Alors pourquoi Jack alla-t-il s’imaginer qu’il lui enserrait le cou d’une main massive, vif comme l’éclair, pour le lui briser aussi facilement qu’un bout de polystyrène ?
Jack saisit la carte.
Il vit des lettres si noires que ça ne pouvait pas être de l’encre – un précipité d’obscurité. Il lui fallut un instant pour déchiffrer ce qui y était inscrit : « M. Uri Crumble ».
Sur l’autre face, il y avait un logo en hologramme. L’encre était rouge-noir, et semblait n’être pas tout à fait sèche. L’odeur du sang le saisit à la gorge, forte comme dans un abattoir. Jack eut un haut-le-cœur. Il n’arrivait pas à distinguer le dessin : des lignes et de petits symboles qui s’échappaient de la carte ou s’enfonçaient dans le papier.
Welmann siffla si fort que Jack sentit son souffle sur sa nuque.
Celui-ci recula à travers la pièce pour donner la carte à son supérieur.
Un coup d’œil suffit à Welmann.
— Par l’enfer !…, marmonna-t-il.
Il baissa un peu son arme et examina M. Crumble.
— Certes, fit Crumble en soufflant un nuage de fumée.
Welmann se frotta le menton du revers de la main. Puis il rengaina son arme. Ses joues habituellement rougeaudes avaient perdu toute couleur.
Jack n’avait jamais vu son associé paraître si effrayé, ni baisser son arme. Tel un gladiateur, son mot d’ordre était « tuer ou être tué » : c’était inscrit dans son ADN. Et soudain Welmann ressemblait à un petit garçon à qui on aurait tapé sur les doigts.
Et ce Crumble, c’était quoi son problème ? Il avait peut-être la carrure d’un taureau, mais personne ne regardait un 357 Magnum dans le canon sans frémir.
Jack avait l’impression que toutes les notions fondamentales qu’il avait apprises étaient à revoir.
— Qu’est-ce que vous faites ici, vous autres ? demanda Welmann.
Crumble leur fit admirer sa dentition éblouissante.
— À la recherche de quelqu’un. Comme vous, Chauffeur.
Welmann ouvrit la bouche, puis la referma dans un claquement sec.
Personne n’était censé savoir qui ils étaient… ou du moins ce que Welmann était.
— Votre prétendue voiture, expliqua Crumble. Un véhicule avec tant de modifications, dans cet endroit… Elle ne pouvait appartenir qu’à un garçon de courses.
Il parlait de la Mercedes Maybach Exelero 2005 de Welmann, à laquelle il tenait plus qu’à son âme immortelle. Ce modèle unique à quatre portes avait été assemblé à la main, et sous son immense capot ronronnait un moteur V-12 biturbo capable de développer sept cents chevaux. L’Exelero était blindée et munie de vitres pare-balles. L’intérieur était en cuir souple comme le satin et en bois de koa. À l’extérieur, elle associait des chromes sculptés étincelants à un émail d’un noir à rendre la nuit elle-même jalouse.
— Vous recherchez quelqu’un, vous dites ? demanda Welmann.
M. Uri Crumble désigna le meuble de rangement, dont un des casiers était forcé.
— Pourquoi vous intéressez-vous à eux ? Ça m’intrigue.
Jack nota qu’il avait dit « eux ». La mission qui les occupait, Welmann et lui, consistait à trouver des informations sur une vieille dame disparue : Audrey Post. Il n’était pas question de plusieurs personnes.
Il jeta un coup d’œil à Welmann. Comme toujours, celui-ci était impassible, mais Jack aurait parié qu’il pensait à la même chose.
En reportant son attention sur Crumble, Jack remarqua que sa cigarette ne se consumait pas. Elle brûlait et fumait… mais sans produire la moindre cendre, ni raccourcir – elle avait la même taille que lorsqu’il était sorti de la pénombre.
Crumble tira longuement sur son étrange cigarette et prit conscience du regard de Jack rivé sur lui. Il expira en disant :
— Peut-être devrions-nous partager ce que nous savons pour en apprendre davantage.
Welmann fronça les sourcils et fit sa meilleure interprétation du détective stupide de film noir.
— Écoute mon gars, tu me parles grec, déjà que je pige à peine le français…
Crumble grogna un nuage de fumée.
— Très bien.
Il se dirigea vers la porte, poussant sur son passage un grand bureau en acier avec autant de difficulté que Jack aurait eu à déplacer un carton vide.
Crumble s’arrêta un instant, le temps de dire :
— Vos employeurs ne seront pas contents lorsque vous leur rapporterez votre défaite de ce soir. (Il émit une ondulation subsonique qui devait être un rire.) Gardez ma carte. Appelez-nous. Notre organisation est toujours à la recherche de personnes qualifiées.
— C’est pas demain la veille, répliqua Welmann.
— En effet…
Crumble se mit de profil pour passer la porte du cabinet et s’en alla.
Jack constata alors qu’il retenait sa respiration, et laissa l’air sortir de ses poumons. Que voulait-il dire par « vous leur rapporterez votre défaite » ? Ce type ne savait même pas sur qui portait leur enquête.
Welmann lâcha un chapelet d’injures et alla inspecter le couloir.
— Disparu.
Il referma la porte et se dirigea droit sur le meuble.
Jack vit que le casier dont la serrure avait été forcée portait l’étiquette « pa-po ».
— Post, c’est ce nom-là qu’on cherche, non ? La même vieille, à tous les coups.
Sans répondre, Welmann tendit la main vers la poignée, puis il interrompit son geste.
— Recule-toi.
Jack se rapprocha pour mieux voir.
Welmann attrapa un mouchoir dans sa poche et tira sur le tiroir. De la fumée et des gerbes d’étincelles en sortirent. À l’intérieur, les dossiers étaient réduits à un petit tas de cendres fumantes.
Il le referma dans un claquement sec.
Furieux, Welmann balaya la pièce du regard et désigna les ordinateurs à Jack.
— Au boulot, mon gars.
Ce n’était pas le moment de poser des questions. Jack passa d’un bureau à l’autre, touchant chaque fois l’unité centrale.
— Celui-ci est tiède, annonça-t-il.
Il s’assit pour allumer la machine.
Welmann regarda par-dessus son épaule, comme s’il ne lui faisait pas confiance pour appuyer sur le bouton « On ».
Un écran bleu apparut sur le moniteur.
— Installation BIOS, marmonna Welmann. Le disque dur a été vidé.
— Alors on l’emporte pour le faire parler.
— Pas la peine. Quand ces types effacent quelque chose, ça disparaît… de façon permanente.
Jack réprima un frisson. Il avait l’intuition que Crumble ne se contentait pas de nettoyer des mémoires d’ordinateur.
— C’était qui, ce type ?
— Il bosse pour l’autre bord, répondit Welmann.
— Quel bord ? s’étonna Jack en se retournant. Je croyais que le patron et les autres n’avaient pas de « bord ».
Welmann pinça les lèvres.
— Je n’ai pas réponse à tout, petit, mais il y a d’autres bords. Il existe une sorte de trêve entre notre camp et le leur. Les uns ne se mêlent pas des affaires des autres. Capisce ?
— Alors ce Crumble n’était pas tout à fait ce dont il avait l’air ?
Welmann haussa les épaules – ce qui signifiait « non » – puis ajouta :
— Il faut rester attentifs à ne pas nous retrouver coincés entre ces gros rouages. On serait réduits en poussière.
Son regard se promena de bureau en bureau. Il se leva et tâtonna sous le plateau de l’un d’eux. Il en arracha un boîtier à CD qui avait été collé là.
Il le tendit à Jack.
— Les notaires conservent toujours des sauvegardes.
Jack fit rouler sa chaise jusqu’à l’ordinateur le plus proche et l’alluma. Sur un Post-it placé près de l’écran, il trouva le mot de passe. Une fois le CD dans la machine, il passa en revue les différents dossiers qu’il contenait.
— « Post ». Il y a un fichier la concernant…, dit Jack. Non, attends… À « Post », il y a un « F » et un « E ». Pas d’« Audrey », désolé patron.
— Ouvre le fichier, suggéra Welmann en prenant une chaise pour s’installer à côté de lui.
Jack obéit et des pages de charabia juridique apparurent à l’écran. Il en parcourut quelques-unes avant d’arriver au plus intéressant.
— « Fonds de placement ». Des gosses de riches qui ont touché le pactole de leur arrière-grand-mère. Comptes anonymes aux Caïmans, à Genève… un peu partout. Des petits veinards. Mais ce n’est pas eux qu’on recherche.
Welmann louchait lui aussi sur le document. Il avait chaussé ses lunettes à monture métallique – son image de brute néandertalienne en prenait un coup.
Il fit défiler quelques pages.
— Non…, grogna Welmann. Crumble a dit « eux »… qu’ils cherchaient plusieurs personnes. Qu’est-ce qu’on a d’autre sur… Fiona et Eliot Post ?
Jack revint aux fichiers présents dans le dossier.
— Un nécessaire pour enfants disparus. Un de ces trucs qu’on peut remplir et fournir à la police, au cas où le Petit Chaperon rouge se perdrait dans les bois.
— Fais voir.
Sur l’écran, deux portraits s’affichèrent : deux ados, un garçon et une fille. Il s’agissait de photos d’identité surexposées sur fond tacheté. Les enfants arboraient un sourire forcé, figé au plus mauvais moment.
Ce garçon avait quelques années de moins que Jack. Ses cheveux noirs étaient coupés court et plaqués de chaque côté d’une raie. Il avait l’air ahuri d’un animal pris dans les phares d’une voiture. Un seul mot venait à l’esprit pour le décrire : « geek ».
La fille semblait tout aussi ingénue. Ses cheveux noirs étaient ramassés en une maigre queue-de-cheval, elle ne portait pas de maquillage et avait un bouton sur le menton. Dans ses yeux, on lisait la même naïveté que chez le garçon. Cette fois, Jack pensa au mot « prude » pour la caractériser.
Jack consulta les informations jointes au dossier. Ils étaient jumeaux. Il mémorisa leur adresse et nota que leur anniversaire aurait lieu le lendemain… Le jour même, en fait, car il était 3 heures du matin.
Welmann rangea ses lunettes.
— Quinze ans, murmura-t-il, pensif. Notre vieille dame a disparu il y a un peu plus de quinze ans. (Il regarda fixement les photos.) C’est le truc le plus tordu…
Le visage de Welmann devint soudain livide.
— Quoi ? demanda Jack.
— Tu as leur adresse ?
Jack se tapota la tête du doigt.
Son patron sortit le CD du lecteur et le cassa en deux.
— Eh ! qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Jack.
Welmann se tourna vers lui, avec un sérieux qui interdisait toute plaisanterie.
— Tu vas aller trouver le patron et tout lui raconter : Crumble, ces gamins, leur adresse. Fais-le en personne. Pas au téléphone. (Welmann se leva.) On a les ennuis aux trousses. Conduis sans t’arrêter. Si tu as faim, soif ou envie de pisser, tu te retiens et tu roules.
— Compris.
Jack ne savait pas quelle mouche avait piqué son supérieur, mais il n’allait pas remettre en question ses ordres alors que, manifestement, on était passé en alerte rouge.
— Et toi, tu vas faire quoi, patron ?
— Il faut que je trouve ces enfants… avant eux.
— Avant Crumble, tu veux dire ? l’autre bord ?
Avec un tic d’agacement, Welmann sortit la carte de M. Uri Crumble de sa poche.
— C’est ça…
Il détourna la tête comme si le fait de regarder le dessin trop longtemps lui faisait mal aux yeux. Il prit son briquet, l’alluma et en approcha la carte.
Elle prit feu. Welmann la lâcha.
Les flammes léchèrent les lignes du logo, vacillèrent autour des lettres ; le blanc devint noir charbon, les bords se courbèrent, incandescents. Les motifs se tordirent dans le feu comme s’ils étaient vivants.
Le papier brûla pendant cinq secondes. Dix secondes. Les lignes avaient l’apparence du métal en fusion, et brillaient. Jack se surprit à vouloir les toucher, les laisser brûler sa peau.
Welmann écrasa la carte sous sa semelle et une colonne de fumée s’éleva du sol.
Il ne restait qu’une empreinte de tennis dans la cendre.
Il eut beau essayer, Jack était incapable de se souvenir de l’étrange dessin qu’il avait vu un instant plus tôt sur le morceau de carton.
— Flippant.
Welmann plongea la main dans sa poche et en ressortit ses clés de voiture. Après un instant d’hésitation, il les tendit à Jack.
Abasourdi, celui-ci les regarda. Welmann n’allait quand même pas lui confier les clés de sa Maybach ?
— Prends-les.
Il n’avait pas besoin de se le faire dire deux fois. Jack les saisit.
— Tu veux que moi je conduise ?
L’air écœuré, Welmann hocha la tête.
Jack perdit alors son enthousiasme. Jamais Welmann ne l’aurait laissé prendre le volant… à moins que ce ne soit vraiment la fin des haricots. Et que Welmann pense ne plus être en mesure de conduire sa voiture. Plus jamais.
— Emmène-moi avec toi, chuchota Jack. Tu vas avoir besoin de renforts.
— Ça, je veux bien le croire. Mais tu ne viens pas. (Il poussa un soupir et regarda Jack droit dans les yeux.) Tu as deux fois plus de cran que moi à seize ans. Tu feras un bon Chauffeur. (Il posa la main sur l’épaule de Jack et la serra.) Mais si tu n’obéis pas, je vais te botter le train.
Jack avait tant de choses à lui dire… Que Welmann était un vrai bâtard, qu’il ne l’avait jamais apprécié… et qu’il n’avait aucune envie qu’il l’abandonne comme les beaux-pères en série qu’il avait eus depuis tout petit.
Il lutta pour garder les yeux secs. Lui, pleurer ? Comme un bébé ? Et devant Welmann avec ça ? Il refoula ses larmes et hocha la tête.
Il se dirigea vers la porte, puis se retourna.
Welmann lui fit un petit sourire tordu et un signe de la main qui se transforma en geste pour le chasser.
Jack se demanda quand il reverrait cet homme qui était ce qui ressemblait le plus à un père pour lui. S’il le revoyait un jour… Il s’élança dans le couloir et dévala l’escalier sans se retourner. Désormais, c’était chacun pour soi.