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Nighthawk gémit et repousse une poutre qui pèse sur sa poitrine. Tendant le bras pour dégager sa jambe, il se rend compte, alors, qu’il lui manque la main gauche. Le poignet lui fait atrocement mal, mais ce n’est rien à côté de la souffrance que lui occasionne son épaule broyée.
Soudain une silhouette élancée apparaît dans son champ de vision et entreprend de retirer sans effort les gravats qui emprisonnent ses jambes et son torse.
« Cassandre...
- Elle va bien. Économise tes forces. Reste allongé et je t’aurai sorti de là d’ici une minute. »
Il tâche d’accommoder et finit par comprendre qu’il voit Pallas Athéna.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-il, désorienté.
- Cette foutue baraque s’est écroulée après que vous avez tué Hill, j’imagine ?
- Oui. »
Elle hoche la tête. « J’ai entendu parler de cette saleté. Un Système Revanchard. Tu as de la chance de t’en tirer. » Elle ôte la dernière poutre et s’immobilise, un regard atterré fixé sur lui. « Merde, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu n’as pas perdu ta main là-dessous.
- C’est une longue histoire. » Il s’assoit tout d’un coup. « Et Zyeux-Bleus ? On l’avait laissé sur le toit.
- Mort. Il est à une dizaine de mètres sur ta gauche. Il s’est rompu le cou en tombant.
- Merde ! » Épuisé par l’effort, il se radosse. « Où sont tes équipiers ?
- Un peu partout d’ici jusqu’au vaisseau. Tous morts.
- Dommage.
- Ils connaissaient les risques. » Un temps. « Alors, tu as eu Cassius Hill !
- Elle l’a eu.
- Je suis ravie que tu le lui aies laissé. Après tout, c’est elle, Ibn ben Khalid. C’était drôlement généreux de ta part.
- La générosité n’a rien à voir là-dedans, dit Nighthawk. Elle m’a sauvé la vie.
- Bien sûr.
- Si ! s’écrie-t-il.
- Bon, elle t’a sauvé la vie. Baisse le ton et ne gaspille pas tes forces. Tu vas avoir besoin du peu qu’il te reste.
- Sors mon communicateur.
- Où est-il ?
- Dans une de mes poches ou à ma ceinture. »
Elle le fouille avec précaution et le trouve.
« Allume-le, reprend-il. Règle-le sur la fréquence 1193.
- C’est fait.
- Jean, ça va ? »
Pas de réponse.
« Gros-Jean, tu es là ? » insiste-t-il.
Silence.
« Tu es sûre que c’est la bonne fréquence ? »
Elle vérifie. « 1193, comme tu as dit.
- Merde. Essaie 2076.
- D’accord.
- Eddie, au rapport. Mardi Eddie, au rapport, merde ! »
Pas de réponse.
« Il y a des survivants à part toi, moi et elle ? souffle- t-il.
- Je n’en sais rien. Où est Kinoshita ?
- À mi-chemin de l’astroport, j’espère. Cette boucherie n’aura servi à rien, sinon.
- Comment ça, à rien ? On a tué Cassius Hill, non ?
- Si. On a tué Cassius Hill. Mets-moi debout. Si je reste encore une minute sur le dos, je vais m’évanouir. »
Elle l’aide à se relever, puis le soutient jusqu’à ce que son accès de vertige soit passé.
« Où est Cassandre ?
- Là, dit Pallas Athéna en se dirigeant vers un corps.
- Je croyais qu’elle allait bien !
- Elle ne va pas si mal, somme toute. Des côtes cassées, une commotion cérébrale... Elle était consciente il y a deux ou trois minutes. Ça pourrait être bien pire.
- Vendredi ! » s’écrie Nighthawk. Il règle la fréquence. « Vendredi, tu es là ?
- Bien sûr que je suis là, dit la voix familière de l’e t. Ç’a été une nuit fabuleuse. Une nuit de gloire. Je savais qu’il fallait faire équipe avec toi, Jefferson Nighthawk !
- Et Mélisande ?
- Elle est morte.
- Comment est-ce arrivé ?
- Ils ont balayé la zone avec des lasers. Elle n’a rien vu venir. L’homme qui l’a tuée ne l’a sans doute même pas fait exprès non plus. Ça arrive. » Un temps. « Tu as d’autres instructions, ou je retourne à mon vaisseau ? »
Nighthawk chancelle en observant la scène de carnage qui l’entoure. «Reste où tu es. Je te rappellerai sous peu. »
Il éteint le communicateur.
« Ce sont les tueurs qui survivent, dit Pallas Athéna. C’est souvent comme ça, à la guerre.
- Au moins, c’est fini. L’ennemi est mort.
- Tu n’as pas les idées claires.
- Comment ça ?
- Le général est mort. L’armée, à part quelques milliers de pertes, est intacte. Demain, il y a aura un nouveau général.
- Non. Ce n’était pas une guerre. C’est fini.
- Ça ne sera pas fini tant que tu resteras en vie. Même ceux qui détestaient Hill vont se mettre en chasse. Tu es venu sur leur planète. Tu as empiété sur leur terrain de jeux. Tu les as tués chez eux. Ça mérite vengeance.
- Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à fuir.
- Alors tu feras face et tu te battras. Tu es le Faiseur de veuves, après tout.
- Juste sa doublure. Ce qu’on a fait, ce soir, c’est sauver la vie du véritable Faiseur de veuves.
- Je ne comprends pas.
- Peu importe. Moi, je comprends. » Une fois de plus, il embrasse les ruines du regard. « Tu as tué tous ceux qui étaient devant ?
- Pour l’instant, mais il y a aura des milliers de soldats qui accourront ici en renfort une fois qu’ils sauront ce qui s’est passé.
- Ils ne le sauront pas avant l’aube. On a brouillé leurs transmissions et détruit leurs émetteurs.
- D’accord, ils ne le sauront qu’à l’aube. Et après ?
- Ça nous laisse tout le temps nécessaire.
- Qu’est-ce que tu veux faire ?
- Terminer cette guerre une bonne fois pour toutes. » Il ressort son communicateur. «Vendredi, tu es loin de la maison du gouverneur ?
- Un kilomètre cinq cents, peut-être, dit l’e t.
- Ramène-toi dans la demi-heure, réduis-la en poussière, puis débrouille-toi pour regagner Sylène. »
Il jette l’appareil sur les gravats et se tourne vers Pallas Athéna. « J’ai laissé un glisseur à environ un kilomètre d’ici, sur le bord de la route, derrière une haie. Tu crois pouvoir le trouver ?
- S’il y est toujours.
- Va le chercher et reviens. »
Elle se détourne et s’éloigne sans un mot.
De son unique main, Nighthawk retourne ses poches et fouille ses sacoches jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait : sa carte d’identité en métal et son disque-passeport. Il les pose par terre, veut dégainer son pistolet laser, se rend compte qu’il l’a perdu dans la bataille et va prendre celui de Zyeux-Bleus sur le cadavre du dragon.
Il revient à son point de départ en titubant sur les gravats, réduit l’intensité du rayon et fait feu. La carte noircit, puis se recroqueville sous l’effet de la chaleur, mais, quand il ôte son doigt de la détente, il constate qu’on discerne encore en partie son nom et son numéro d’immatriculation. Il vise ensuite le disque, qu’il fait fondre sans aller cependant jusqu’à la destruction totale.
Il attend quelques minutes pour laisser refroidir les deux objets, puis les ramasse et les range dans une de ses poches. Enfin, il s’approche de Cassandre, s’agenouille à côté d’elle et lui caresse les cheveux.
Elle ouvre les yeux. « Tu es vivant.
- Je suis dur à tuer.
- Comme on n’arrivait pas à te retrouver, on a cru que tu étais enterré sous tous ces décombres. Ensuite... » Elle fronce les sourcils. « Ensuite, je ne me souviens plus de rien.
- Tu as perdu connaissance. »
Elle garde le silence pendant quelques instants, puis lève les yeux sur lui. « On a réussi, hein ?
- Oui, on a réussi.
- Je savais qu’on en était capables. Et maintenant, c’est fini.
- Pas tout à fait. Bientôt. »
Le glisseur noirci par la fumée des incendies se gare non loin de là.
« Il n’y a encore personne sur les routes, dit Pallas
Athéna en descendant. Mais ça ne durera pas. On devrait partir pour l’astroport tout de suite.
- Mon vaisseau n’y sera pas. Kinoshita a dû décoller. Où est le tien ?
- À trois kilomètres au sud de la propriété.
- Emmène Cassandre et retourne sur Sylène. »
Il commence à inspecter le sol.
« C’est ça que tu cherches ? » s’enquiert Pallas Athéna en brandissant le petit sac qui contient des liasses de billets.
« Oui. Emporte-le.
- Et toi ?
- J’attends le Projasti.
- Tu devrais nous accompagner, dit-elle avec insistance. Mon vaisseau peut accueillir douze personnes.
- J’ai une dernière tâche à accomplir avant de quitter la planète.
- Laquelle ?
- Tuer le Faiseur de veuves. »
Elle fronce les sourcils. « Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
- Lorsque Vendredi aura fait sauter ce qui reste de cette baraque », explique Nighthawk tout en mettant la main dans sa poche dont il extirpe les restes calcinés du disque et de la carte, «j’enfouirai ces machins-là dans les décombres. » Il affiche un sourire qui ne change rien à la dureté de son expression. « Et ça, ça mettra fin à la guerre. »