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Vendredi mange des insectes. Vivants, de préférence.

Le Faiseur de veuves a côtoyé des e t. de tout crin dans sa première incarnation sur la Frontière Interne : Nighthawk sait donc rester de marbre. Kinoshita, qui occupe le poste de pilotage avec lui alors que les deux e t. se partagent sa cabine, juge cette habitude dégoûtante et le clame haut et fort. Zyeux-Bleus, pour sa part, la trouve plutôt amusante. Mélisande, alors qu’elle étudie à la sauvette l’esprit de Vendredi, le déchiffre mieux qu’elle ne le souhaitait ou ne s’y attendait et décide de passer la suite du voyage dans sa cabine en tâchant de rester sourde aux émotions latentes qui hantent le vaisseau.

« Combien as-tu apporté de ces bestioles ? » Nighthawk regarde Vendredi sortir un gros arachnoïde velu d’un sachet et le déguster en commençant par les pattes, l’une après l’autre.

« Suffisamment, répond l’e t.

-       Qu’est-ce qu’ils mangent en attendant de te servir de repas ?

-       Ils se dévorent entre eux.

-       Répugnant ! murmure Kinoshita pour la énième fois.

-       Ma race tient le poisson pour sacré, rétorque Vendredi. Pourtant, vous en mangez.

-       Rien à voir. Au moins, ce que je mange est déjà mort.

-       Ah. Je comprends... Il est moral de tuer des animaux dans un bâtiment construit à cet effet, ou de laisser un poisson s’étouffer pendant des heures avant qu’il meure, du moment que vous gardez les mains propres.

-       J’en ai marre de toi, marmonne Kinoshita.

-       Calme-toi, lui conseille Nighthawk.

-       Bon sang ! Tu l’as vu ? Tu l’as entendu ?

-       Il est fait comme ça. Essaie de le traiter en égal.

-       Un égal n’arrache pas les pattes d’un insecte pour les manger !

Et pourtant si. » Vendredi joint le geste à la parole. « Pourquoi l’emmène-t-on, de toute manière ? insiste le petit homme.

-       C’est notre expert en explosifs.

-       On en a besoin ?

-       Je l’ignore, reconnaît Nighthawk. Mais je ne veux pas avoir à en chercher un si c’était le cas. »

Kinoshita observe sans un mot l’e t. impassible. Comme Vendredi continue de grignoter sa friandise, il se lève et quitte la cambuse.

« Tu as un ami très susceptible », note Zyeux-Bleus. Il a suivi toute la scène sans intervenir, l’air amusé, semble-t-il.

« Ce n’est pas mon ami, répond le Faiseur de veuves.

-       C’est vrai, j’oubliais. Tu n’as pas d’amis, hein ?

-       À ma connaissance, non.

-       Bon, mais au moins tu as une femme, ce qui n’est pas notre cas.

-       Elle fait partie de l’équipe, tout comme toi. » Zyeux-Bleus a un grand sourire plein de dents.

« Quoi, tu ne la baises pas dans la boue avant de monter la garde pendant qu’elle pond ses œufs ?

-       C’est comme ça que font les dragons bleus ?

-       Pour autant que je me souvienne, non. Mais ça fait si longtemps que je n’en jurerais pas.

-       À part te distraire, il y a une raison à ce qu’il soit du voyage, celui-là ? » demande Vendredi. Et le voilà qui broie la carapace de son insecte entre ses dents.

« Il est là pour m’aider à trouver Ibn ben Khalid.

-       C’est moi qui suis là pour ça. »

Nighthawk secoue la tête. « Tu me seras utile après que je l’aurai trouvé. » Il reporte son attention sur Zyeux-Bleus. « Tu as intérêt à avoir raison à propos de Cellestra IV.

-       On l’a vu là-bas plusieurs fois. Il y a peut-être un camp retranché, et peut-être pas... mais il y passe souvent.

-       On y sera dans cinq heures. Que fait-on, une fois qu’on aura atterri ? »

L’autre hausse les épaules. « Je n’y suis jamais allé, tu te rappelles ? Comment saurais-je où trouver Ibn ben Khalid ?

-       Quand il venait sur ta planète, que faisait-il ?

-       Il prenait tout l’argent du coffre-fort et partait.

-       Il ne se saoulait pas ? Il ne passait pas à la fumerie ? Au bordel ? À la banque ?

-       Pas que je sache. Il entrait, commandait un verre qu’il refusait de payer, au bout de quelques minutes il me demandait de l’emmener au bureau et d’ouvrir le coffre, il remplissait un sac d’argent liquide et s’en allait au vu et au su de tous.

-       Qui l’a vu sur Cellestra ? insiste Nighthawk.

-       Ça, comme question, c’est le comble ! Des mineurs. Des joueurs. Des chasseurs de primes. Qui sait ? Il n’y en a pas beaucoup qui me disent ce qu’ils font comme boulot quand ils boivent un godet chez moi. » Zyeux-Bleus marque une pause. « Pas la peine de compter sur l’aide du gouverneur, à propos... il n’y en a pas. C’est pour ça qu’on trouve tant de chasseurs de primes sur ce monde. Il faut bien que quelqu’un se charge de faire respecter la loi.

-       Quelle loi ? lui demande Vendredi. Qui la détermine, s’il n’y a pas de gouvernement ?

-       Excellente remarque. Je parle de la loi minimum telle que les Hommes la conçoivent. » Il se tourne vers Nighthawk. « Je crois qu’elle vient de vos textes sacrés. Tu ne tueras point, tu ne voleras point... Il me semble qu’on ne doit pas convoiter la femme de son prochain, non plus, mais tout le monde s’en fiche, de celle-là.

-       On dirait le genre d’endroit où je trouvais du travail, commente le Faiseur de veuves.

-       C’est le genre d’endroit où un Ibn ben Khalid peut parader dans les rues en toute impunité, réplique Zyeux-Bleus.

-       Il y a un million de crédits à la clé pour qui l’abattra. S’il parade dans une rue où se trouve un chasseur de primes, il sera vite mort.

-       Je pense que tous les chasseurs de primes ne sont pas aussi opportunistes que toi.

-       Qu’est-ce que ça veut dire ?

-       C’est un héros sur la Frontière. Peut-être que même les tueurs patentés croient en sa cause.

-       Ils savent plutôt ce qui leur arriverait s’ils le tuaient, glisse Vendredi.

-       Il est populaire à ce point ? interroge Nighthawk.

-       La preuve empirique tendrait à le confirmer.

-       La preuve empirique ?

-       Il est encore vivant.

-       Il a peut-être de la chance.

-       Vous croyez à la chance ? demande Vendredi.

-       Non.

-       Moi non plus.

-       Moi, si, fait Zyeux-Bleus. C’est pour ça que j’interdis les paris dans ma taverne. » Il rejette la tête en arrière, hulule à pleins poumons et se calme aussitôt. « Ton ami Kinoshita a de la chance, lui aussi, jusqu’à présent.

-       Ah bon ?

-       Oui. Il a de la chance que Vendredi ne Tait pas tué.

-       Pourquoi Kinoshita est-il avec nous ? ajoute Vendredi. Toi et moi, je sais pourquoi on est du voyage. La femelle est empathe. Quant à lui... » Un geste dédaigneux vers le dragon. «... il a peut-être des informations et, au moins, il connaît la proie de vue. Mais qu’est-ce que ton ami apporte à l’équipe ?

-       Il en est peut-être le rouage essentiel.

-       Comment ?

-       Quand cette traque sera terminée, et en admettant que j’y survive, je ne compte pas rentrer. Kinoshita saura comment mes créateurs vont réagir, qui ils vont contacter, où ils vont me chercher.

-       Tes créateurs ? »

La question, une fois encore, reste sans réponse.

L’e t. n’insiste pas.

Un instant plus tard, le vaisseau modifie sa trajectoire afin d’éviter un amas de météorites et le petit homme émerge de sa cabine pour voir ce qui se passe. Aussitôt, Vendredi sort de sa bourse un couple d’arachnoïdes, prend une bouchée du premier et tend le second, qui se débat, à Kinoshita.

« Enlève-moi ça de là ! crache l’autre.

-       J’essayais d’être amical », dit l’e t. sans se démonter. Et il range l’insecte.

Zyeux-Bleus pousse l’un de ses hululements habituels. « Tu veux dire que tu essayais d’être Vendredi.

-       Mêle-toi un peu de tes affaires, dragon, dit l’intéressé d’une voix glaciale.

-       Qui t’a élu chef ? rétorque Zyeux-Bleus. Je dirai tout ce qu’il me plaira quand il me plaira.

-       Et je le soutiendrai à chaque fois, s’il le faut ! » lance Kinoshita d’un ton sec.

Mélisande s’encadre soudain dans l’embrasure de la porte de la cambuse. Sa mine est pâle et nerveuse.

« Il faut que vous arrêtiez, dit-elle tout bas.

-       Arrêter quoi ? demande Ito.

-       Je suis empathe. J’essaie de m’isoler, mais il y a bien trop d’émotions violentes, ici. Vous risquez de me rendre folle avant même qu’on tombe sur Ibn ben Khalid.

-       Je croyais que tu n’arrivais pas à déchiffrer les dragons bleus, dit Nighthawk.

-       En effet. Ce sont les deux autres qui me surchargent.

-       Tu déchiffres mes émotions ? demande Vendredi sans cacher sa curiosité.

-       Pas toutes et pas très clairement, mais la haine qu’Ito t’inspire est si évidente...

-       Je le savais ! » gronde Kinoshita, qui se tourne vers Vendredi. « On règle le problème tout de suite ou plus tard ? Peu m’importe.

-       Ça suffit, dit Nighthawk en regardant tour à tour ses compagnons si mal assortis. Que ça vous plaise ou non, vous formez une équipe. Je vous ai choisis, réunis. Si quelqu’un doit tuer quelqu’un d’autre, ici, ce sera moi. Vous n’êtes pas tenus de vous aimer les uns les autres. Vous n’êtes même pas tenus de m’aimer, moi. Simplement, je vous répète que vous formez une équipe. Le premier qui l’oubliera aura affaire à moi. Et je vous assure qu’il n’appréciera pas. C’est clair ? »

Kinoshita hoche la tête à contrecœur.

Nighthawk se tourne alors vers Vendredi. « Et toi ?

-       Je ne frapperai pas le premier sous le coup de la colère.

-       Ça ne me suffit pas. Frappe le premier, le second ou le trois millième, sous le coup de la colère ou pour plaisanter, et tu le regretteras. Tu as compris ? »

Vendredi hoche la tête.

« Non. Je veux que tu me dises que tu as compris.

-       J’ai compris », marmonne 1’e t.

Nighthawk dévisage ensuite Zyeux-Bleus sans mot dire.

« Quoi, moi ? se récrie l’autre. Je suis le dragon le plus pacifique qui soit. Je n’ai même pas d’arme.

-       Tu pourrais leur arracher la tête d’un coup de dents.

-       Dans ce cas, tu serais tout à fait en droit de me menacer. » Et il essaie, en vain, de soutenir le regard de l’autre.

« On n’est pas au tribunal, tu n’as aucun recours légal et la clémence est une notion qui m’est étrangère, dit ce dernier. Tâche de ne pas l’oublier.

-       Je peux regagner ma cabine ? demande Mélisande. À moins que vous vouliez me sermonner, moi aussi ?

-       Tu sais si j’ai dit vrai. Ça me suffit. Tu peux partir.

-       Merci », dit-elle avant de s’éloigner.

Nighthawk se demande s’il ne devrait pas ordonner aux deux antagonistes de se serrer la main, mais il ignore si l’e t. attache une signification à ce geste très humain et il devine que la seule idée de toucher Vendredi répugne à Kinoshita.

Drôle d’équipage, songe-t-il. Je me demande si on saura se retenir de s’entre-tuer le temps de dénicher Ibn ben Khalid.