19
La nuit est tombée. L’équipe de Nighthawk est rentrée à l’hôtel ; il est resté au Dragon Bleu. Cassandre Hill l’a invité à dîner dans l’appartement situé au-dessus de la salle de bar.
« Zyeux-Bleus n’habite pas ici, juge-t-il en entrant. Les œuvres ont été choisies avec beaucoup trop de goût.
- Tu reconnais les artistes ?
- Quelques-uns. La sculpture de Monta est exquise.
- J’avoue que je suis étonnée. Je n’aurais pas cru qu’un homme exerçant ton métier s’y connaîtrait en œuvres d’art.
- On m’a souvent envoyé en récupérer.
- Il y a une différence entre les récupérer et les étudier.
- Tu crois qu’un homme qui fait profession de tuer son prochain ne peut pas apprécier l’art ? ironise-t-il.
- Heu... je...
- Laisse-moi te dire quelque chose. Quand tu passes ton temps à mettre ta vie en jeu, ça affine toutes tes perceptions. » Il marque une pause et contemple la sculpture. « Comme tu as pleinement conscience du fait que tu es mortel, tu as tendance à apprécier ce qui va te survivre. Monta est mort depuis plus de mille ans, mais des gens viennent toujours en masse admirer son œuvre.
- Je ne voulais pas te vexer.
- Je ne suis pas vexé. J’explique, c’est tout.
- Bon, dit-elle, puisque tu aimes l’art, tu sauras peut- être apprécier ce qui fait ma joie et ma fierté. Suis- moi. »
Elle le mène dans une salle lambrissée de bois exotique d’importation. Trois des murs sont doublés d’étagères chargées de livres – des milliers de volumes superbement reliés. La plupart sont dorés sur tranche, certains ont des couvertures enluminées, mais tous ont un dos marqué de pliures qui prouvent qu’ils ont été lus et ne sont pas là que pour la montre.
Nighthawk gagne le centre de la pièce, se campe là, les mains sur les hanches, pendant un bon moment, et entreprend de passer les rayonnages en revue.
« Qu’est-ce que tu en dis ?
- Je n’ai jamais vu autant de livres rassemblés en un seul endroit.
- On m’a raconté que les bibliothèques dans ce genre-là étaient très courantes avant qu’on parvienne à caser toute une encyclopédie dans une puce dix fois plus petite qu’un ongle. » Elle tire un volume d’une rangée. «J’aime le poids et l’odeur d’un livre. La lecture me paraît beaucoup moins agréable et enrichissante sur un écran holo.
- Je vois que tu as un Tanblixt.
- Le plus grand poète extraterrestre.
- Je sais. Je l’ai lu.
- Récemment ? »
Il sourit. « Il y a à peu près un siècle et demi. »
Elle le dévisage longuement. « Si jamais il y a des titres que tu aimerais m’emprunter... »
Nighthawk se raidit, et secoue la tête. « J’aurais trop peur qu’ils s’abîment en route. Par contre, si on traîne un peu sur Sylène, j’apprécierais de venir lire ici, dans ta bibliothèque.
- Quand tu voudras. » Un silence. « Tu es quelqu’un de surprenant, Faiseur de veuves. C’est très rare de rencontrer un homme instruit et cultivé dans ton métier.
- On trouve toutes sortes d’hommes dans mon métier, et chacun a des raisons pour le pratiquer.
- J’aurais cru que la plupart avaient un sens de la justice surdéveloppé, ou un désir de mort.
- Regarde Vendredi. Tout ce qu’il veut, c’est l’occasion de tuer des Hommes. La justice ne signifie rien à ses yeux et je doute que sa condition de mortel le tracasse.
- C’est un et.
- Parce que les e t. ne comptent pas ?
- Ils ont des motivations différentes.
- Ah bon ? Un certain Zyeux-Bleus s’est démené pour m’entraîner le plus loin possible de toi, et quand je suis revenu ici malgré tout, il s’est montré prêt à sacrifier sa vie et celle de Jory pour tenir ton identité secrète.
- C’est Zyeux-Bleus. Il est des nôtres.
- Il me semblait que c’était un e t., non ?
- Tu as raison, soupire-t-elle. À m’entendre, on croirait que je suis un de ces imbéciles qui défendent les idées que je combats.
- Si tu m’en disais un peu plus sur les idées que tu combats ?
- J’en serai enchantée, mais laisse-moi d’abord servir le dîner.
- Parce que tu cuisines, aussi ?
- Pas quand je peux l’éviter. En fait, c’est Nicolas qui a préparé le dîner de ce soir.
- Tu vis avec lui ? demande Nighthawk.
- Je vis avec moi, répond-elle d’un ton ferme. Nicolas aime bien cuisiner.
- J’ai toujours pensé que je m’y mettrais un jour.
- À la cuisine ? »
Il hoche la tête. « Visite cent ou deux cents mondes e t. et tu constateras l’attrait qu’exerce une alimentation simple et digeste. » Sourire empreint de dérision à l’appui. « Surtout quand ta survie dépend de ta bonne forme.
- Je n’y avais pas réfléchi.
- Ça viendra, si tu restes dans la révolution.
- Peut-être.
- Et si tu me disais pourquoi tu y es entrée, justement ?
- À cause de mon père. C’est le type le plus corrompu qui soit.
- Toutes les filles doivent le croire un jour ou l’autre. La plupart dépassent ce stade en grandissant.
- Dans mon cas, ça n’avait rien d’un fantasme. J’ai bel et bien entendu mon père ordonner de tuer un rival politique ou un subordonné ambitieux. Il touche des dessous-de-table de chaque entrepreneur qui veut un contrat avec le gouvernement planétaire, de chaque société de transport spatial qui loue un volume de stockage dans nos hangars orbitaux et de chaque groupe de pression qui sollicite une faveur. » Quand elle se tait pour reprendre son souffle, Nighthawk s’avise qu’elle a rougi. Elle profite de l’interruption pour aller chercher les plats, et ils prennent place à table. « Il est particulièrement odieux envers les extraterrestres de la population locale. Il a pour habitude de les incarcérer sans jugement ni libération sous caution. Un e t. qui tue un Homme écope d’une exécution sommaire sans procès préalable, un Homme qui tue un e t. d’une amende de deux cents crédits. » Le souvenir la fait grimacer. « J’ai donc décidé qu’il méritait d’être renversé. J’ai créé le mythe d’Ibn ben Khalid pour détourner son attention et j’ai commencé à bâtir une organisation d’Hommes et d’e t. voués à sa perte.
- On dit que vous êtes un million. Impressionnant.
- C’est de la désinformation, pour l’effrayer. Bon sang, si j’avais un million de partisans, je l’aurais déjà attaqué.
- Et tu aurais perdu.
- Comment ça ? demande-t-elle avec flamme.
- Je ne suis pas historien, mais il semble que la fortune ait toujours souri au camp le mieux armé et le plus nombreux.
- Tu prétends qu’on ne peut pas renverser mon père ? Des tyrans de cet acabit, on en destitue tous les ans.
- Ce que je dis, c’est qu’une attaque frontale, même menée par des forces dix fois supérieures en nombre à celles dont tu disposes, ne peut qu’échouer.
- Qu’est-ce que tu proposes, alors ? »
Il la regarde longuement. « Je ne me crois pas en mesure de proposer quoi que ce soit. Dois-je te rappeler que ton père est mon employeur ?
- Et si je produisais des preuves attestant qu’il est aussi mauvais et corrompu que je l’affirme ?
- Je te crois.
- Mais tu persistes à lui accorder ta loyauté ?
- Je ne juge ni les hommes que je traque ni les hommes qui m’emploient.
- Il serait peut-être temps de t’y mettre. »
Nighthawk hausse les épaules. « Peut-être, concède- t—il. On n’a qu’à en discuter en mangeant.
- Il n’y a rien à discuter. Soit tu es pour moi, soit tu es contre. Ou plutôt, en ce qui te concerne, soit tu te joins à moi, soit tu essaies de me ramener.
- Rien n’est jamais si simple.
- Sauf dans ce cas.
- Rien n’est jamais si simple, répète-t-il. Je t’aime bien. J’ai tendance à apprécier ceux qui ont des positions morales et ceux qui lisent encore des livres. Tu es futée, tu as une forte personnalité et tu as gagné énormément de gens à ta cause. Je crois tout ce que tu dis de ton père et je n’ai aucune sympathie pour qui exploite les faibles.
- Alors ?
- Sur Deluros VIII, il y a, un kilomètre sous la surface de la planète, des chambres cryoniques où dorment quelques milliers d’hommes et de femmes qui, dans leur grande majorité, souffrent de maladies auxquelles ils espèrent que sera trouvé un remède. Certains ont commis des crimes et attendent que le délai de prescription soit écoulé. Une poignée détestent l’état actuel du gouvernement, ou de l’économie, et comptent passer le restant de leurs jours sous des cieux plus propices. Il y a même, à ce qu’on m’a dit, un botaniste : lui, il a découvert une fleur qui ne fleurit qu’une fois tous les trois siècles et il veut être en vie pour voir ça. »
Nighthawk prélève une bouchée de son repas, la mâche d’un air pensif et opine pour montrer qu’il apprécie la cuisine.
« L’unique point commun de ces hommes et de ces femmes, c’est d’être fabuleusement riches, poursuit-il. Si riches qu’ils peuvent s’offrir le coût prohibitif du Grand Sommeil. Il n’y a qu’un homme qui n’a pas les moyens de rester congelé jusqu’à ce qu’on puisse guérir sa maladie... et il s’appelle Jefferson Nighthawk. Ce n’est ni mon père ni mon frère jumeau, c’est moi, et je ne peux pas le laisser tomber.
- Je vois.
- Rien n’est jamais aussi simple qu’il y paraît, je te l’ai dit. » Un sourire chagrin. « Si je ne te ramène pas à ton père, je ne suis pas payé, et mon autre moi, l’original, la personne qui est le Faiseur de veuves, qui m’a donné son corps et ses souvenirs dans le but de protéger son existence, mourra. Je ne le permettrai pas.
- Donc, quoi que tu penses de moi ou de mon père, tu vas essayer de me ramener ?
- "Essayer" est une litote. Si je décide de te ramener, j’y arriverai.
- Pas sans combat.
- Je m’y attends.
- Même le Faiseur de veuves peut mourir.
- J’en suis la preuve vivante. Ou plutôt l’original en est la preuve agonisante.
- Je suppose que le plan de bataille est tout tracé. Tu comptes dîner, lire un bon bouquin et m1 emmener, et voilà ?
- Il y a toujours d’autres options, répond Nighthawk. Je pensais qu’on pourrait en examiner certaines.
- Je veux bien. Qu’est-ce que tu as en tête ?
- Ton père est vraiment bourré de liquide ?
- Hein ?
- Tu dis qu’il a dix millions de crédits dans son coffre. C’est une estimation, ou tu le sais ?
- Pourquoi ?
- Parce que ces dix millions suffiront à maintenir en vie le Nighthawk original, et à payer mon traitement si on finit par en découvrir un.
- Il a ça, et plus.
- Si je t’aide à le renverser, je réclame cette somme en paiement de mes services.
- Tu as dit que Périclès V était imprenable. En quoi le fait que j’accepte de te payer y changerait quelque chose ?
- J’ai dit qu’un million d’hommes ne suffiraient pas à renverser ton père. Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen.
- Par exemple ?
- Le plus évident serait de l’attirer ici, à découvert, là où il serait plus vulnérable, et de le tuer. » Il prend une inspiration. « Si ça ne marchait pas, on pourrait employer la manière forte.
- Bien, Mr. Nighthawk. Et, pour toi, la manière forte, ce serait quoi ?
- Amener mon équipe sur Périclès V. Je l’ai réunie pour tuer un homme, Ibn ben Khalid. Ça resterait notre but, mais la cible deviendrait Cassius Hill.
- J’admire ta confiance en toi.
- Cette équipe est triée sur le volet. Ses membres ne sont pas très attrayants et ne s’entendent pas très bien, mais chacun excelle dans son domaine respectif. » Il termine son assiette et la repousse. « N’empêche, tout serait beaucoup plus facile ici. Il n’aurait plus son attirail sécuritaire ni ses troupes de choc.
- Comment comptes-tu faire ?
- Ça ne devrait pas être très compliqué. Après tout, j’ai ce qu’il veut.
- C’est-à-dire ?
- Toi. »