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Cellestra, un monde brun sale dépourvu de ressources naturelles, a cependant une atmosphère à base d’oxygène et de l’eau potable. Sur les routes stellaires, il se trouve à mi-chemin de deux importantes planètes frontalières, Palinaros III et le Nouveau-Kenya. Quand on a constaté que son sol n’était pas assez riche pour la culture ou l’élevage et son sous-sol trop pauvre pour l’exploitation minière, c’est devenu un monde de négoce, un nœud commercial, petit mais prospère.

Les messages subspatiaux arrivent de l’Oligarchie pour être distribués sur la Frontière Interne. Trois sociétés d’import-export se disputent âprement les contrats d’acheminement des marchandises depuis les planètes frontalières ou vers celles-ci. Des milliers de cadavres animaux maintenus en parfait état de conservation sont livrés aux taxidermistes de Cellestra. Les banques locales acceptent le crédit oligarchique, le shilling du Nouveau-Kenya, le dollar de Marie-Thérèse, la livre de Londres d’outre-ciel, le rouble de la Nouvelle-Staline, la roupie de Pukkah IV et une douzaine d’autres monnaies. Les taux de change varient toutes les dix secondes.

La population compte environ vingt mille Hommes pour trois mille e t. de races diverses, surtout des Camphorites, des Lodinites et des Mollutéï. Chacun, ou peu s’en faut, exerce un métier lié au négoce interstellaire sous une forme quelconque.

Alors que le vaisseau se met en orbite, la radio dit d’une voix impersonnelle, presque mécanique : « Identification, je vous prie.

-       Olympe 6, planète d’immatriculation Deluros VIII, en provenance de Sylène IV, commandant Jefferson Nighthawk.

-       But de la visite ?

-       Le commerce.

-       Quel genre de commerce ? »

Kinoshita secoue la tête.

« Ça ne vous regarde pas, répond Nighthawk.

-       Nous entrons les coordonnées d’atterrissage dans votre ordinateur de bord, dit la voix sans même marquer la moindre hésitation. Bienvenue sur Cellestra. »

Zyeux-Bleus hulule et Kinoshita sourit jusqu’aux oreilles.

« Vous n’êtes jamais venu et vous saviez qu’on pourrait se poser sans devoir motiver notre visite ? s’étonne Mélisande.

-       Nighthawk leur a donné un motif, le commerce, dit le petit homme. C’est la Frontière ici, pas l’Oligarchie. Ce type n’avait pas à nous demander de précisions.

-       C’est son monde, pourtant. Il doit bien y avoir des lois.

-       La moitié des marchandises qui peuvent transiter par une planète commerciale sont de contrebande. On n’attire pas beaucoup les négociants quand on leur pose toutes sortes de questions gênantes.

-       Il n’a pas non plus demandé si l’équipage compte des non-humains dans ses rangs, ajoute Vendredi. C’est une autre différence d’avec la procédure qu’applique l’Oligarchie.

-       Ils le font toujours ? s’enquiert Nighthawk.

-       Oui, depuis l’adoption du calendrier galactique, il y a de ça plus de cinq mille ans. Qu’est-ce qui te porte à croire qu’ils l’auraient modifiée ? »

L’autre hausse les épaules. « Les Hommes doivent être mille fois moins nombreux que les non-humains dans toute la Galaxie. On pourrait penser qu’on commence à en tenir compte.

-       La race qui a le vent en poupe ne tient jamais compte des autres races, explique Vendredi. Par chance, la Galaxie a une longue mémoire. Aujourd’hui, l’Homme possède la meilleure technologie et les armes les plus puissantes, ce qui l’a rendu encore plus arrogant qu’il l’était auparavant. Mais vous n’avez pas toujours dominé la Galaxie et vous ne la dominerez pas toujours. Je n’aimerais pas être un Homme, ce jour-là.

-       Je doute qu’il te faille t’en inquiéter, lâche Kinoshita, sarcastique.

-       Ce n’est pas le cas. Tant que je peux tuer des Hommes dès maintenant, je suis content.

-       Tu partages ce sentiment ? » demande Ito au dragon.

Zyeux-Bleus hulule et répond : « Que non ! L’Homme est le seul qui laisse un pourboire !

-       Lui nous tuerait parce qu’on a les meilleures armes et toi tu nous épargnerais parce qu’on est les moins radins ? » Le petit homme sourit. « Ma foi, ça m’épaterait d’entendre une réponse plus honnête.

-       Je pourrais mentir et dire que vous êtes physiquement séduisants. Si ça te faisait plaisir.

-       Pas du tout. Mais j’ai l’impression que mentir te ferait plaisir, à toi.

-       La vérité est une vertu très surestimée, si je peux me permettre de citer votre Jane Austen.

-       Si tu le dis... mais je ne crois pas qu’elle encourageait les dragons bleus à mentir du matin au soir pour le plaisir. »

Zyeux-Bleus hausse les épaules. « Tout est une question d’interprétation.

-       Allez vous sangler, intervient Nighthawk. On atterrit bientôt. »

Ils se posent quelques instants plus tard et passent du vaisseau sur un trottoir roulant qui les emmène jusqu’à la douane. Vu l’absence d’archives sur un Jefferson Nighthawk actuel et l’aspect bigarré de l’équipage, ils la franchissent sans trop de problèmes.

« Et maintenant ? » dit Mélisande.

Quittant l’astroport, ils découvrent la vive clarté du jour de Cellestra. Un nouveau trottoir roulant  – à grande vitesse, celui-là  – les conduit vers le centre de l’agglomération qu’on devine à l’horizon.

« On va en ville voir ce qu’on peut y découvrir, répond Nighthawk.

-       Je peux déjà vous dire que votre présence a rendu très craintifs la plupart des hommes que nous avons croisés.

-       Ils ne savent pas qui je suis.

-       Un regard, et ils le devinent. Votre métier, au moins.

-       C’est encourageant, commente Kinoshita.

-       Le fait que je terrifie les gens ? » dit Nighthawk.

Le petit homme opine. « Ce ne sont pas des criminels, mais juste des employés de l’astroport et des hommes d’affaires. Ils n’ont aucune raison d’avoir peur d’un gars qui pourrait être un tueur ou un chasseur de primes...

-       Peut-être craignent-ils que je tue quelqu’un qu’ils apprécient, complète l’autre en fronçant les sourcils. C’est une possibilité.

-       Que fait-on, alors ? demande la Balataï.

-       On dégotte un hôtel. On est trop restés entassés les uns sur les autres dans le vaisseau. Un peu de solitude et d’espace, ça ne nous fera pas de mal. Ce n’est pas l’Oligarchie, ici, on ne devrait pas avoir de difficultés à dénicher un établissement qui nous accepte tous les cinq. » Un temps. « À la nuit tombée, on cherchera un signe quelconque d’Ibn ben Khalid, ou du moins de quelqu’un qui pourra nous indiquer où trouver cet homme.

-       On risque d’avoir l’air bizarre, à nous balader tous les cinq ensemble, estime Zyeux-Bleus.

-       On se séparera, justement. » Nighthawk se tourne vers Vendredi et le dragon. « Vous irez, séparément, là où traînent les e.t. Même sur la Frontière, je doute fort qu’ils côtoient les Hommes. Kinoshita et moi, également chacun de son côté, on fera la tournée des rades humains. Mélisande m’accompagnera.

-       Pourquoi n’irais-je pas avec Ito ? demande-t-elle.

-       En cas de pépin, je suis le mieux armé pour te protéger, et jusqu’à ce qu’on découvre la planque d’Ibn ben Khalid, tu es le membre le plus précieux de l’équipe. On conviendra plus tard d’un lieu de rendez-vous. » À l’approche d’un petit hôtel, il prend pied sur un trottoir roulant à vitesse lente, réservé à la desserte locale, et ses compagnons l’imitent.

Même s’il a connu des jours meilleurs, l’établissement est propre et comporte un restaurant qui accueille humains et e t. sans discrimination. Ils prennent cinq chambres groupées à un bout du troisième étage, se détendent jusqu’à l’heure du dîner et se retrouvent ensuite dans le hall d’entrée.

« Vendredi, s’ils ont quelque chose que tu peux manger, je crois qu’il serait dans notre intérêt à tous que tu t’assoies le plus loin possible de nous », déclare Nighthawk. Et Kinoshita d’approuver d’un signe de tête.

« Je n’aime pas plus la chair morte que vous mon régime, rétorque l’e t. en dévisageant le petit homme. La différence, c’est que j’ai de meilleures manières. » D’un pas décidé, il va alors s’installer à l’autre bout de la salle de restaurant.

Les autres trouvent une table inoccupée près de la porte, tapent leur commande sur le menu et mangent dans un silence relatif.

Pendant le repas, la Balataï ne cesse de se tortiller sur sa chaise.

«Soit tu as mangé quelque chose qui ne passe pas, soit tu captes plein de mauvaises vibrations, finit par dire Nighthawk.

-       C’est très gênant de côtoyer tant de gens qui ont peur, reconnaît-elle.

-       Tu ne peux pas t’isoler ? Comme on ferme les yeux ou on se bouche les oreilles ?

-       Vous arrivez à cesser de penser ? réplique-t-elle.

-       Il doit y avoir une solution, poursuit-il. Sinon tu serais devenue folle depuis des années. Tu ne peux quand même pas déchiffrer les vices et les perversions d’une planète entière.

-       La distance m’aide.

-       Et les murs ?

-       Non. Juste la distance.

-       Tu as vraiment dû souffrir, à bord du vaisseau.

-       Il y a des moyens de le supporter. Vendredi hait tous les Hommes, mais sa haine est le plus souvent enfouie et elle n’émerge que de temps en temps. Et Kinoshita ne s’enflamme que face à Vendredi.

-       Et moi ? s’enquiert Zyeux-Bleus.

-       Je ne capte rien. Il y a trop de différence entre nous.

-       Et le patron ? »

Mélisande considère Nighthawk pendant un bon moment. « Je ne connais pas son pareil. Il n’émane de lui presque aucune émotion. Ni appréhension, ni peur, ni haine. Pour lui, ce n’est qu’un boulot. Rien ne le tracasse, rien ne l’excite.

-       Ça expliquerait qu’il soit le Faiseur de veuves. À mon avis, l’émotion la plus forte que tu déchiffreras chez lui, ce sera la satisfaction du travail bien fait lorsqu’il aura dégommé cinquante ou soixante salauds.

-       C’est affreux, comme façon d’être, commente Mélisande.

-       C’est le seul moyen de survivre quand on met sa vie en jeu aussi souvent, dit Nighthawk.

-       La vie, ce n’est pas seulement survivre.

-       Pas pour tout le monde.

-       Qu’est-ce que tu ferais, si tu n’étais pas le Faiseur de veuves ? interroge le dragon. Si tu étais libre de choisir ?

-       Question stupide. Je suis ce que je suis.

-       Si », insiste l’E.T.

Un haussement d’épaules. « Je ferais venir des choses, je crois.

-       Des choses ?

-       Des fleurs, des plantes, des animaux... » Un geste vague. « J’ai assez tué. Ce serait intéressant de cultiver, d’élever, pour changer.

-       Qu’est-ce qui t’en empêche ? rétorque Zyeux-Bleus. Tes créateurs sont loin, tu pourrais disparaître sur la Frontière. Jamais ils ne remettraient la main sur toi.

-       J’ai des obligations.

-       Envers eux ? se récrie le dragon, méprisant.

-       Envers moi.

-       Toi ?

-       Le moi qui repose dans un compartiment cryogénique sur Deluros VIII. Une fois l’avenir de cette version assuré, je me soucierai du mien.

-       Je sais ce que les hommes ressentent à l’égard de leurs parents et de leurs descendants. Mais que ressent un clone à l’égard de son... comment dire... de son original ?

-       Ce n’est pas quelqu’un de distinct. Il fait partie de moi et je fais partie de lui.

-       Je ne comprends pas.

-       Moi non plus. Mais je sais ce que j’éprouve.

-       Pourquoi punit-on si sévèrement le clonage humain ?

-       À cause des problèmes légaux, répond Kinoshita. Un individu est-il responsables des actes de son clone ?

On trouve de l’A.D.N. sur le lieu d’un crime, à qui appartient-il ? Lors d’un héritage, quel est le parent le plus proche, un fils ou un clone ?

-       On devrait pouvoir les résoudre.

-       Oui, mais on ne veut pas, dit Mélisande. Chacun aime se croire unique. Les clones pourraient changer la donne.

-       Je ne sais pas, dit Kinoshita. Je n’ai jamais rencontré le Faiseur de veuves original, mais j’ai passé du temps avec son premier clone et il ne ressemblait pas du tout à celui-ci.

-       En quoi était-il différent ? demande-t-elle.

-       Il était très immature, très impétueux... et il est tombé fou amoureux de la première femme qu’il a aperçue.

-       Il faut dire qu’il avait deux mois d’existence. » Nighthawk marque une pause. « L’imbécile. Il n’avait pas une chance.

-       Tu en parles comme si tu l’avais connu, fait observer Zyeux-Bleus.

-       J’ai fait plus que le connaître. J’étais lui.

-       Là ! s’exclame la Balataï. C’est la première émotion marquée que je déchiffre en vous.

-       Les émotions sont des obstacles, dit l’autre d’un air à mi-chemin entre l’agacement et l’embarras.

-       Je ne suis pas d’accord, dit Kinoshita. Sans l’avidité, la race humaine serait toujours clouée sur Terre.

-       L’avidité, la curiosité et le désir, corrige Mélisande.

-       Eh bien, commençons par satisfaire notre curiosité. » Nighthawk plaque l’empreinte de son pouce sur l’addition, se lève, attend que les autres l’imitent et se dirige vers la sortie.

Vendredi se joint à eux. En quête de renseignements sur leur proie, ils se dispersent dans la nuit froide de Cellestra.