13

Le trottoir roulant presque désert emporte Nighthawk et Mélisande. « Alors... par où commence-t-on ? demande-t-elle avec une certaine nervosité.

-       Tu choisis. Une taverne, une fumerie, un café où les émotions ne sont pas trop pénibles. Je veux que tu déchiffres les passions nouvelles que j’espère déclencher. J’imagine que ce sera plus facile si tu n’es pas noyée sous un véritable déluge au préalable.

-       En effet. Pourquoi ne m’avez-vous pas aussi laissé le choix sur Sylène IV ?

-       Mes... commanditaires m’avaient indiqué qu’Ibn ben Khalid avait été vu deux ou trois fois dans l’établissement de Zyeux-Bleus. Ç’aurait été absurde de choisir un bar à trois rues de là, non ?

-       Si... Comment comptez-vous faire ? Kinoshita n’est plus là pour soutenir la discussion.

-       Je trouverai une idée. » Un temps. « Tu t’installeras en pleine lumière. Il faut que je voie ton visage. S’il te semble que quelqu’un réagit à ce que je dis ou à ce que je fais, contente-toi de le fixer pendant un petit instant.

-       Je risque d’attirer son attention, dit-elle, mal à l’aise. Et s’il essaie de faire du grabuge ?

-       Il découvrira ce qui arrive à ceux qui s’attaquent aux amis du Faiseur de veuves.

-       Ravie de l’apprendre... Vous savez à quel point vous paraissez arrogant quand vous dites ce genre de choses ?

-       J’estime en avoir le droit. Tu préfères que je minaude, que je suce mon pouce et dise : "Pensez- vous !" chaque fois qu’il est question de mes capacités ?

-       Non, soupire-t-elle. Je suppose que non.

-       Là, ça ira ? » demande-t-il en désignant une taverne exotique.

La Balataï se concentre. « Là ou ailleurs. Ils ont une très belle danseuse.

-       Comment le sais-tu ? »

Elle sourit. « Il y a du désir plein la salle. Il vient d’où, à votre avis ?

-       Oui, ça paraît logique. Je crois qu’on devrait arriver en couple.

-       Pourquoi ?

-       Tu es séduisante. Si tu entres seule, il se peut qu’une bonne part de ce désir se détourne sur toi.

-       C’est gentil d’y penser. »

Il hausse les épaules. « Pourquoi me compliquerais-je la tâche ? »

Elle le dévisage, puis elle prend le bras qu’il lui tend et ils poussent la porte.

La taverne, mal éclairée, est étrange ; elle comporte seize côtés que décorent des tentures e t. Une fille presque nue est juchée en équilibre sur un énorme globe transparent qui roule autour d’une scène minuscule au centre de la salle. Sa posture est empreinte d’une telle grâce que Nighthawk estime qu’elle pourrait faire des claquettes ou pirouetter s’il lui en prenait la fantaisie. La musique paraît jouée en direct par un groupe qu’il ne voit pas.

Sur les quelque trente tables disposées en cercle autour de la scène, la moitié sont occupées par des Hommes, les autres vides. À ce qu’il peut constater, la Balataï et la danseuse sont les deux seules femmes présentes.

Il gagne une table proche de la scène, tire une chaise pour Mélisande, puis s’assoit. Ne voyant aucun serveur humain ou robot, il étudie la table et déniche un bouton presque invisible qui, une fois enfoncé, fait apparaître une carte. La sélection est exotique, comme il se doit : Pute de Poussière, Zèbre Bleu, Vert-et-Blanc, Tue- la-mort, et même une bouteille de cognac d’Alphard de soixante-quinze ans d’âge, d’un prix conséquent. Ils font leur choix et il plaque son pouce près des deux intitulés correspondants. Un instant plus tard, comme par magie, deux trappes s’ouvrent dans le plateau de la table et laissent émerger les boissons commandées.

Il regarde autour de lui. « Tu as repéré quelqu’un ?

-       Ils ont tous l’air dangereux.

-       L’air n’est pas la chanson.

-       Vous n’avez pas peur ? Même pas d’angoisse ? »

Il sourit. « Si tu ignores un truc pareil, là, on a un gros problème.

-       Je ne capte rien.^

-       Là, je travaille. Être nerveux ne me servirait à rien.

-       Il y a une différence entre contrôler ou ignorer sa peur et n’en éprouver aucune.

-       C’est peut-être ça, mon meilleur atout.

-       Vous êtes un drôle de type, Jefferson Nighthawk.

-       C’est comme ça qu’on devient une légende. » La fille court vêtue termine son numéro. Il se penche dans sa direction.

« On aimerait t’offrir un verre, quand tu seras habillée.

-       Je ne bois pas avec les clients.

-       Ah, mais ce serait en l’honneur d’Ibn ben Khalid. » Il s’est exprimé juste assez fort pour se faire entendre des autres tables.

« Vous avez mal compris. Je ne bois pas avec les clients.

-       Et je parie que tu es une vraie patriote, aussi ? » Elle quitte la scène et il se tourne vers Mélisande. « Alors ?

-       Rien en ce qui la concerne. Mais, en entendant le nom de ben Khalid, deux clients ont eu une bouffée d’émotion, et votre remarque sur le patriotisme en a ébranlé un.

-       Ébranlé dans le bon sens ? » Elle le dévisage, perplexe. Il précise : « Il est en notre faveur ou pas ?

-       Je l’ignore. Je ne lis pas dans les pensées. Mais, étant donné qu’on est à deux mille années-lumière de l’Oligarchie, je dirais qu’il est en notre faveur.

-       On va s’en assurer. » Il se lève, le verre à la main. « À la santé d’Ibn ben Khalid ! »

Personne ne se joint à son toast. « Quelle foutue bande de lâches », marmonne-t-il, là encore assez fort pour être entendu, avant de se rasseoir. Il regarde la Balataï. « Quelque chose ?

-       Tout. La loyauté, l’outrage, l’amour, la haine et même la peur.

-       Ça concernait qui ? Moi ou Ibn ben Khalid ?

-       Je n’en sais rien.

-       Ça pourrait vouloir dire qu’ils le connaissent, ou juste qu’ils en ont entendu parler. Et qu’ils l’aiment et me craignent, ou le contraire. » Un sourire triste. « L’empathie n’est pas une science exacte, hein ?

-       Vous le saviez, quand vous m’avez engagée !

-       Ne te fâche pas. » Il jette soudain un regard à la ronde. « Remarque, c’est peut-être ce que tu as de mieux à faire.

-       Pardon ?

-       Si je te giflais, en retenant mon coup, tu serais capable de tomber avec réalisme ?

-       Je ne suis pas actrice.

-       Tant pis.

-       Qu’est-ce que ça signifie, votre histoire ?

-       Je ne peux pas attendre toute la nuit que quelqu’un se décide à m’approcher. On peut peut-être précipiter les choses.

-       En me frappant ? Je n’arriverai jamais à les convaincre que vous m’avez fait mal.

-       Je te parie que si.

-       Mais je... »

Nighthawk la gifle à toute volée. Elle tombe de sa chaise et roule par terre.

« Relève-toi ! hurle-t-il. Relève-toi et répète un peu ça ! »

Elle s’assoit, les yeux dans le vague. Il la remet debout sans douceur, la traîne jusqu’à la porte et la pousse dans la rue. « Attends-moi à l’hôtel », murmure- t-il avant de rentrer dans la taverne.

« Elle me promet une nuit de détente et au lieu de ça elle me serine les vertus de Cassius Hill, dit-il à la cantonade en retournant s’asseoir à sa table. Ce bâtard ne serait pas fichu de reconnaître une vertu, même si elle lui crevait les yeux. »

Toujours aucune réaction. Il se lève. « J’en ai marre de ce rade », dit-il avant de se diriger vers la sortie.

Le voilà dans la rue. Il a fait une dizaine de pas en titubant, comme s’il était ivre, quand une voix lance derrière lui : « Une minute, l’ami ! »

Réprimant un sourire, Nighthawk se retourne pour se voir confronté à l’un des clients qu’il a laissés dans la taverne  – un colosse large d’épaules, à la longue barbe noire, dont le ventre rebondi trahit une consommation de bière immodérée. De ses yeux gris, l’autre le foudroie du regard.

« J’étais forcé d’entendre ce que tu as dit, ajoute-t-il.

-       Et alors ?

-       Il se trouve que j’ai fait la guerre contre les Borolites sous le commandement de Cassius Hill. C’est un grand homme et je m’inscris en faux contre tes insultes. »

Merveilleux. Il doit y avoir cinquante partisans d’Ibn ben Khalid dans ce rade et je tombe sur le seul qui le déteste.

« Ça, c’est ton droit le plus strict, l’ami, finit par répliquer Nighthawk. Je ne voulais pas t’offenser.

-       Alors je te conseille de t’excuser, et vite.

-       D’accord, je m’excuse.

-       Ça ne me suffit pas ! » crache le colosse, enragé par la désinvolture de son vis-à-vis.

Une foule commence à se rassembler.

Ce sera peut-être utile. Si je persiste à défendre Ibn ben Khalid, quelqu’un finira peut-être par me croire de son bord.

« Dommage. Parce que tu n’auras pas plus.

-       Alors comme ça, tu as quelque chose dans le ventre, en fin de compte, dit l’homme avec un sourire menaçant.

-       Un petit quelque chose.

-       Tu as un truc à ajouter avant que je te casse en deux ?

-       Oui. Cassius Hill et toi, vous pouvez aller vous faire foutre. »

L’autre beugle un juron et charge, mais Nighthawk, qui a anticipé l’attaque, fait un pas de côté, lui attrape le bras, le tord et s’arc-boute, de sorte que le colosse effectue un magnifique soleil avant de s’écraser par terre à grand fracas.

L’homme se relève, s’époussette, dévisage son adversaire et s’approche avec davantage de précaution  – pour recevoir en plein visage un coup de pied en pivot qui le fait reculer de quatre ou cinq pas chancelants.

« Qui es-tu ? » gémit-il, en essuyant le sang qui macule sa figure et en s’approchant avec plus de prudence encore.

« Celui que tu devais casser en deux », répond le Faiseur de veuves.

L’autre s’avance et feinte du gauche. Nighthawk n’attend pas sa seconde feinte, il passe sous sa garde et lui décoche six crochets successifs dans l’estomac  – si vite que la plupart des spectateurs n’ont pas le temps de voir les quatre derniers.

Son adversaire s’effondre, le souffle coupé.

Nighthawk jette un bref regard alentour. Va-t-on venir le féliciter, lui offrir un verre, le remercier d’une façon ou d’une autre d’avoir risqué sa vie pour défendre Ibn ben Khalid ?

En effet, trois hommes se détachent de la foule.

Mais ils ont chacun un pistolet à la main : deux soniques et un laser.

« J’ignorais que Cassius Hill était si populaire, ironise le Faiseur de veuves.

-       On se fout de la politique, répond l’un d’eux. Mais ce gars, là, que tu as presque tué, c’est un pote à nous.

-       Il m’a attaqué.

-       C’est quand même un pote à nous.

-       Alors ramenez-le chez lui et conseillez-lui de ne plus discuter politique. » Et ne m’obligez pas à vous tuer.