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Trois jours plus tard, Nighthawk, installé au Dragon Bleu, voit Kinoshita entrer et se diriger vers sa table.
« Je peux m’asseoir ?
- Je t’en prie.
- J’ai vu ton vaisseau décoller hier. » Un temps. « Il me semble que tu n’étais pas à bord.
- Rien ne t’échappe, hein ?
- Je pensais que tu voudrais peut-être m’en parler.
- Pas spécialement, dit le clone en buvant une gorgée de sa boisson.
- Tu refuses ?
- Je n’ai pas dit ça.
- Alors ?
- C’est un appât.
- Ça fait partie du plan que tu as élaboré avec Cassandre Hill ?
- Primo, tu le sais très bien, puisque tu as participé à la discussion préliminaire ici même. Secundo, est-ce que, par le plus grand des hasards, je ne détecterais pas une vague note de désapprobation dans ta voix ?
- Merde, on fait partie de ton équipe, Mélisande, les e t. et moi ! dit le petit homme avec rage. Tout le monde sait que tu couches avec elle, et tout le monde s’en fiche, mais s’il y a un truc dont on ne se fiche pas du tout, c’est d’être laissés sur la touche ! S’il se passe quelque chose, si on est censés risquer nos vies pour sa cause – sa cause, pas la nôtre –, on aimerait être tenus au courant ! On ne savait même pas que vous aviez commencé à le mettre en pratique, ce fameux plan ! »
En voyant le regard glacial que Nighthawk, impassible, pose sur lui, Kinoshita se demande, l’espace d’un bref instant, s’il ne devrait pas se ruer vers la porte – et s’estimer heureux de l’atteindre en vie.
« D’accord, finit par dire le clone. Il faut être juste. Tu as raison. »
Il s’interrompt, le temps de terminer son verre et de faire signe au barman de lui en servir un autre.
« Nous allons envahir Périclès et éliminer Cassius Hill, reprend-il.
- Nous ? Tu veux dire l’armée de Cassandre ? »
Nighthawk secoue la tête. « Son armée, en l’occurrence, n’est qu’un ramassis de recrues indisciplinées, sous-équipées et disséminées sur toute cette fichue Frontière Interne. Le pire, c’est qu’elle devrait combattre à un contre quatre. Si jamais on approchait de la planète avec des troupes pareilles, on se ferait tous aligner en plein ciel avant même que le premier vaisseau se soit posé.
- Qui envahit Périclès, alors ?
- Nous.
- Nous ? » répète Kinoshita, une boule dans l’estomac. « Toi et moi et... ?
- Mélisande, Vendredi, Zyeux-Bleus, Jory, Cassandre et vingt de ses meilleurs éléments, hommes et femmes.
- Minute ! Tu comptes envahir cette véritable forteresse qu’est la planète de Cassius Hill avec une troupe d’assaut de trente hommes ?
- Et femmes.
- Tu vois, Faiseur de veuves, tu es bon. Meilleur que je le croyais, meilleur que tous ceux que j’ai connus. Mais tu n’es pas bon à ce point, loin de là !
- Merci de ta confiance.
- Ce n’est pas une question de confiance, martèle le petit homme. C’est une question de rapport de forces.
- En fait, c’est une question de préparation.
- Cassius Hill a sur sa planète quatre millions de types entraînés. Je me fous qu’ils soient dispersés un peu partout. Je me fous que la moitié d’entre eux dorment. Je me fous que le gouverneur soit seul sur sa propriété avec à peine dix mille soldats d’élite pour le garder. » Kinoshita marque une pause, afin de retrouver son calme. « Même si tu arrives à le tuer, il reste qu’il faudra se tirer de là. Et on aura, quoi, un vaisseau ? Trois vaisseaux ? Cinq ? Face à la flotte, face au système de défense de toute la planète ?
- J’ai résolu certains de ces problèmes. Je ne bougerai pas avant de les avoir tous réglés.
- Et Cassandre ? poursuit Kinoshita.
- Comment ça ?
- J’avais l’impression que tu l’aimais.
- Je l’aime, mais ça ne te regarde pas.
- Si tu l’aimais, tu ne la laisserais pas risquer sa vie de la sorte.
- Tu es un imbécile, Ito, dit lentement Nighthawk. Ce n’est pas à moi de l’en empêcher. Et plus important, je l’aime justement parce qu’elle veut risquer sa vie pour la cause en laquelle elle croit.
- Tu te fies à elle pour réagir comme il convient dans une situation extrême ?
- Plus qu’à n’importe quelle autre personne. Cette jeune femme sans défense, c’est Ibn ben Khalid, non ?
- A croire que c’est ce qui te plaît, chez elle.
- Sur la Frontière, ce sont le courage et la compétence qui comptent, et elle a les deux. Qu’elle soit belle ne gâte rien, mais elle me plairait autant si elle pesait cent cinquante kilos et avait la peau grêlée.
- Curieux.
- En quoi ?
- J’aurais cru qu’un homme qui vit dans l’instant présent attacherait plus d’importance à la forme qu’au fond.
- Qu’est-ce qui te porte à croire une telle idiotie ?
- Ta profession.
- Ne rien prévoir au-delà de l’instant présent, ce serait admettre sa défaite. Le premier Faiseur de veuves a atteint la soixantaine et pourra vivre jusqu’à cent ans si on découvre un remède à l’éplasie. Il n’a jamais envisagé une seule fois qu’il risquait de mourir en pratiquant son gagne-pain. Je le sais, j’ai tous ses souvenirs. » Un silence. « Je veux une femme dotée des mêmes qualités que lui, le courage et la compétence. J’en ai trouvé une. » Un nouveau silence. « Une chose à son sujet : l’étendue de ses lectures m’importe plus que celle de ses compétences au lit.
- Ben voyons.
- À un moment ou à un autre, on arrête de baiser et on commence à causer. Je veux une femme auprès de laquelle je ne mourrai pas d’ennui et avec laquelle je pourrai échanger des idées.
- Tu m’étonneras toujours, reconnaît Kinoshita.
- Ça, c’est parce que tu ajoutes foi à la légende. Tu crois que je vis pour les tueries... et moi, ce que j’aime, ce sont les intervalles qui les séparent.
- Pigé.
- Tu as d’autres questions ? Vide ton sac, vu que je ne compte pas discuter de mon intimité tous les jours.
- Je tiens à te répéter que c’est un gâchis, cette histoire de croisade. Nous, on a nos raisons pour te suivre, mais si tu aimes Cassandre, pourquoi la laisser affronter des soldats bien armés ?
- Tu oublies que c’est sa croisade. Je ne suis là que pour l’argent. » Un temps. « Et qu’elle pèse cinquante- cinq kilos ou cent cinquante-cinq, un pistolet a tendance à peser plus lourd dans la balance, et à rétablir l’équilibre.
- Entendu. Bon, j’ai une autre question.
- Je t’écoute, Ito.
- Je fous quoi, moi, ici ? » L’irritation transparaît dans la voix du petit homme. « Elle, elle veut renverser son tyran de père, tout comme Jory et Zyeux-Bleus. Tu es là pour l’argent, tu l’as dit à l’instant. Mélisande est là parce que tu la paies. Vendredi, parce qu’il n’en peut plus d’attendre l’occasion de faire sauter quelques milliers d’humains. Mais moi ?
- J’avais compris que tu m’accompagnais pour me voir en action.
- Jusqu’ici, oui. Mais pourquoi tiens-tu à ce que j’aille plus loin ? Je te connais, Faiseur de veuves. Tu ne laisses rien au hasard. Jamais. Si tu veux que je vienne sur Périclès, c’est qu’il y a une raison. Je crois que je mérite de la connaître.
- D’accord. Ton boulot, c’est de rester en vie. »
Kinoshita fronce les sourcils, perplexe.
« Je ne comprends pas.
- Si cette expédition ne doit avoir qu’un seul survivant, il faut que ce soit toi.
- Moi ? s’étonne le petit homme. Pourquoi ?
- Parce que tu es le seul qui soit assez fiable et instruit pour garder l’argent que j’entends bien gagner, pour le verser sur le compte du Faiseur de veuves chez Hubbs, Wilkinson, Raith et Jiminez, et pour s’assurer que Marcus Dinnisen et les autres ne tentent pas de se l’approprier.
- Tu ne leur fais pas confiance ?
- Ils sont avocats, non ? réplique Nighthawk sans même se donner la peine de masquer son mépris.
- De quelle somme s’agit-il ?
- D’au moins cinq millions, voire plus. Ta commission, si tu veilles à ce qu’ils parviennent où ils doivent parvenir, s’élèvera à dix pour cent.
- Ma réticence à attaquer Périclès a soudain diminué, dit le petit homme avec un large sourire.
- Je m’en doutais.
- Mais j’ai toujours peine à comprendre qu’on laisse la femme qu’on aime aller là-bas dans un déluge de feu.
- Personne n’ira nulle part dans un déluge de feu. Cet ennemi, on ne le vaincra jamais par la force brute.
- Tu vois ce que je veux dire.
- Je vois très bien ce que tu veux dire. Certains hommes mettent les femmes sur un piédestal. Moi, je préfère travailler à leurs côtés. Il se trouve que j’exerce un métier plus dangereux que la moyenne. »
Kinoshita hausse les épaules. « J’en ai marre de discuter. Fais comme tu veux. Je peux difficilement me plaindre de ton plan d’attaque, vu que je suis le survivant désigné.
- J’espère ramener tout mon petit monde. Simplement, dans ton cas, on va prendre toutes les garanties pour que tu t’en sortes le plus indemne possible.
- J’apprécie. Et la date de cette attaque ?
- Ce sera sous peu. Avant tout, je tiens à vérifier qu’un grand nombre des vaisseaux de Hill ont suivi le mien.
- Qui se dirige vers... ?
- Socrate VII.
- C’est à l’autre bout de la Frontière Interne !
- Exact. Ensuite, je dois affiner les derniers détails. » Un temps de réflexion. « On devrait être prêts d’ici... six ou sept jours standard.
- Je m’en veux de te dire une chose pareille...
- Oui ?
- Sérieusement, si tu dois couvrir quelqu’un, choisis la Balataï. Tu n’auras pas besoin d’une empathe dans un combat. Mais tu auras peut-être besoin de moi.
- C’est généreux de ta part. Mais je vais bel et bien avoir besoin d’une empathe.
- Sûr ?
- Sûr.
- Bon. Il va falloir que je vive, alors. » Kinoshita sourit. « Qu’est-ce que je peux dire de tout ça aux autres ?
- Je parlerai à chacun d’eux demain ou après-demain. Il reste beaucoup de choses à régler. »
Le petit homme observe Nighthawk d’un air pensif. « Tu n’as pas l’air trop inquiet.
- Je devrais l’être ?
- Oh, tu t’apprêtes seulement à attaquer quatre millions de soldats avec l’aide d’une poignée de bleubites et à tenter d’assassiner le politicien le mieux protégé de toute la Frontière Interne. Un homme normal serait un peu inquiet, à ta place.
- Un homme normal.
- Mais pas toi ? »
La réponse tombe d’une voix posée. « Pas le Faiseur de veuves. »