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En regagnant à pied le Dragon Bleu, Nighthawk a la nette impression d’être filé. Il est trop expérimenté pour se retourner afin de voir qui le suit, mais il en aperçoit des reflets fugaces sur les vitrines et les portières.

Si on désirait vraiment le tuer, les armes auraient déjà parlé. Il en déduit que son ombre tient soit à discuter avec lui, soit à savoir où il va. La veille, il n’a quitté le vaisseau qu’une seule fois pour se rendre à la taverne, et cela dans la soirée, comme aujourd’hui, donc sa destination ne fait aucun doute et celui ou celle qui l’a pris en filature veut causer.

Reste néanmoins à savoir comment réagir. Si la prise de contact a pour but le recrutement d’un tueur, plonger dans une ruelle  – ou ce qui en tient lieu au sein de ce labyrinthe fou de rues humaines et e t. -, attendre l’autre, le désarmer, le bousculer un peu et découvrir qui l’envoie constituerait une bonne démonstration de force.

Mais il sait qu’Ibn ben Khalid a plus de tueurs qu’il ne lui en faut. Ce sont des idées puériles comme celle- ci qui ont mené à sa perte le clone juvénile du Faiseur de veuves.

Non, plus il y réfléchit  – et il réfléchit vite, étant donné les circonstances  –, plus il se persuade qu’on veut juste lui parler. Quant à savoir pourquoi on veut parler à Jefferson Nighthawk, le Faiseur de veuves étant de notoriété publique mort depuis un siècle et nul n’ayant lieu d’en douter, c’est un mystère, mais un mystère qu’il compte bien résoudre.

Il arrive devant un restaurant e t. qui sert une clientèle de Camphorites et de Lodinites, scrute la vitrine jusqu’à capter un dernier mouvement furtif, et entre. Le maître d’hôtel kragan, un marsupial à la fourrure orangée, adopte une mine tout à fait désolée en se voyant confronté à un Homme, mais il parvient à se maîtriser le temps de le conduire à une table.

« Nous sommes ravis de vous accueillir. » Son pectoral traduit sa voix flûtée dans un terrien glacial sans la moindre intonation. « Mais je dois vous prévenir : vous ne pourrez pas métaboliser la plupart des aliments proposés au menu.

-       Alors choisissez vous-même », répond Nighthawk.

Le Kragan écoute la traduction et émet un glapissement aigu, assez fort pour attirer l’attention des dîneurs aux tables voisines  – ou du moins de ceux qui ne regardaient pas encore le nouveau venu avec une hostilité patente.

« Je refuse de vous être servi ! pépie le petit marsupial. Il n’est pas question que vous me mangiez !

-       Votre traducteur automatique est trop littéral. Vous devriez apprendre le terrien.

-       Il ne vous serait pas venu à l’esprit de parler kragan ?

-       Vous voulez mon argent, à vous de vous débrouiller. »

L’e t. le considère longuement. « Vous ne voulez pas me manger ?

-       Vous serez enchanté d’apprendre que je trouve cette idée totalement répugnante.

-       Parfait. Qu’est-ce que ce sera, alors ?

-       Un verre d’eau, pour l’instant. On doit me rejoindre, et vous pourrez nous expliquer votre menu.

-       Je ne vois pas d’autre Homme.

-       Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait d’un humain.

-       De quelle race est-il ? Je pourrai guetter son entrée.

-       Merci, mais ça ne vous concerne pas. Quel qu’il soit, il saura me trouver.

-       Exact. Si vous avez une protection mimétique, elle ne fonctionne pas.

-       Merci pour cette remarque. A présent, apportez-moi de l’eau et fichez-moi la paix.

-       Je dois encore vous dire que nous n’acceptons pas les crédits oligarchiques. »

Nighthawk sort de sa poche une poignée de dollars d’or de Marie-Thérèse et les dispose sur la nappe.

« Ça vous suffira ? » demande-1-il.

L’autre fixe les pièces de monnaie, cille, fronce le nez  – l’équivalent, pour lui, d’un sourire satisfait  – et va chercher le verre d’eau demandé. À son retour, il le pose sur la table, puis tend vers les dollars une main poilue que Nighthawk repousse d’une pichenette.

« Attendez que j’aie commandé et mangé, dit-il.

-       Comment puis-je savoir que vous n’allez pas ramasser cet argent et partir avec ? »

Nighthawk parierait que le ton du Kragan était des plus agressifs avant que le traducteur automatique ne le décolore.

« Et moi, comment puis-je savoir que vous n’allez pas m’empoisonner ? » réplique-t-il.

Comme s’il jugeait cette perspective novatrice au point de mériter toute son attention, l’e t. le dévisage pendant un long moment avant de s’éloigner en se dandinant.

Le Faiseur de veuves goûte l’eau et regarde autour de lui. Il y a là dix-sept Camphorites, huit Lodinites et deux Kragans. Tous font semblant d’ignorer l’Homme installé parmi eux. Un petit Lodinite qui, à quatre ans, en est à peu près aux deux tiers de sa croissance le dévisage comme s’il n’avait encore jamais vu d’être humain. Ce n’est pas le cas, bien sûr, mais il se peut qu’il n’en ait jamais vu dans un restaurant e t.

Nighthawk finit par contempler les tableaux qui couvrent les murs. A première vue, ils sont abstraits mais, à force de les étudier, il constate que des formes, des coloris se répètent. Les habitués du restaurant doivent les trouver très figuratifs.

Soudain un humanoïde, grand, élancé, dont la peau rouge luit dans la pénombre de la salle, entre et vient droit à sa table.

« Puis-je me joindre à vous ? » fait-il d’une voix râpeuse.

Un hochement de tête. « Tu t’es lassé d’attendre que je ressorte ? »

Au tour de l’e t. d’opiner. Ses oreilles de taille humaine se balancent au gré de son mouvement. Nighthawk songe aux éléphants d’Afrique recréés qu’il a pu voir. « Pourquoi venir ici ? Cette nourriture te rendra malade.

-       J’ai pensé que tu préférerais cet endroit au Dragon Bleu pour me parler. Mais, si je me suis trompé, on peut y aller de ce pas. » Et il fait mine de se lever.

« Tu ne t’es pas trompé », dit l’autre.

Nighthawk se rassoit. « Tu as un nom ?

-       Tout le monde en a un, Jefferson Nighthawk.

-       Tu veux bien me dire le tien ?

-       Chaque chose en son temps.

-       D’accord. Et la race à laquelle tu appartiens ?

-       C’est moi qui pose les questions.

-       Voilà un point qui reste à élucider, répond calmement Nighthawk. C’est quand même moi qui braque une arme sur ton bas-ventre sous le couvert de cette jolie nappe. »

L’e t. se raidit, mais ne vérifie pas. «Tu ne pourrais pas prononcer mon nom mais, il y a des années, j’ai travaillé avec un Homme qui m’a baptisé Vendredi. Depuis, c’est ainsi que je me présente aux humains. Je suis un

Projasti. Mon peuple vit sur Czhimerich, que les Hommes appellent Marius II.

-       Moi, c’est Jefferson Nighthawk, comme tu le sais déjà, semble-t-il. Alors, qu’est-ce qui t’amène, Vendredi ?

-       Tu es le Faiseur de veuves, et le plus remarquable de tous les Hommes, sans doute, car ton apparence n’a pas varié en plus de cent années standard.

-       Tu m’as vu il y a plus d’un siècle ? »

De nouveau, Vendredi opine et, de nouveau, ses oreilles battent l’air. « Les membres de ma race ont une espérance de vie très longue. Je t’ai vu tuer seul sept hommes sur...

-       ... Dimitri IV.

-       C’est bien toi, donc.

-       En quelque sorte. Mais la question demeure : pourquoi es-tu venu me chercher ?

-       Où le Faiseur de veuves passe, les Hommes trépassent. À présent, te voici de retour, après plus de cent ans d’absence. Te voici de retour, et des Hommes vont trépasser. » Un silence. « Je travaille depuis près d’un siècle dans les mines de la Frontière Interne. Je les ouvre quand on les découvre, puis je les scelle quand elles sont épuisées. Ma spécialité, ce sont les explosifs et, je te l’affirme, personne ne les connaît mieux que moi. Mais, quand on mène une existence aussi longue que la mienne, l’un des nombreux problèmes qui se posent, c’est qu’on finit par s’ennuyer, même si on est sans égal dans son domaine. » Il s’interrompt, pour regarder son vis-à-vis droit dans les yeux. « J’en ai plus qu’assez d’utiliser mes explosifs dans des mines désertes, Faiseur de veuves. Je veux travailler à tes côtés.

-       Tu ne sais même pas à qui ou à quoi je m’attaque.

-       Peu m’importe.

-       Et si on m’avait demandé de faire sauter Marius II ?

-       C’est le cas ?

-       Non.

-       Les autres mondes ne m’intéressent en rien.

-       Tu veux juste jouer avec tes explosifs, hein ?

-       Je veux tuer des Hommes.

-       Pourquoi devrais-je t’y aider ?

-       Pourquoi pas ? Tu les tueras pour de l’argent, et moi pour le plaisir. De toute façon, ils seront morts.

-       Comment serai-je sûr que tu ne me tueras pas aussi ?

-       On peut te tuer ?

-       Pas toi, en tout cas.

-       En ce cas, tu as ta réponse.

-       Combien veux-tu pour tes services ?

-       Rien. Je t’évite l’échec, tu m’épargnes l’ennui. Simple échange de bons procédés. »

Nighthawk dévisage Vendredi jusqu’à ce que son instinct s’exprime. « D’accord. À présent, tu travailles pour moi.

-       Quand part-on ?

-       Dans un jour ou deux. Tu connais mon vaisseau ?

-       Je t’ai suivi à ta descente de l’appareil.

-       Bon. Tu... disparais un jour entier, et tu m’y rejoins.

-       J’y vais de ce pas.

-       Fais ce que je te dis. Il y a deux personnes à son bord. L’une serait terrifiée de te voir et l’autre t’abattrait peut-être.

-       Entendu, concède Vendredi. Une journée entière à compter de cet instant.

-       Tu n’es pas curieux de savoir qui est l’adversaire ?

-       Je le sais déjà.

-       Ah ?

-       Tu es en guerre avec Ibn ben Khalid.

-       Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

-       Contre qui d’autre le Faiseur de veuves aurait-il besoin de mes compétences ? Tu dois le tuer ou secourir la fille ?

-       Les deux. Tu sais où je peux le trouver ?

-       Non. Avant de te reconnaître, je ne m’attendais pas à être en guerre avec lui. » Un silence. « Ce que c’est excitant ! Non seulement le Faiseur de veuves revient, mais je travaille pour lui et, ensemble, on va tuer des millions d’Hommes !

-       Tu réfréneras tes ardeurs quand il s’agira d’exterminer ma race.

-       J’essaierai », promet Vendredi dont le visage étranger prend un air dubitatif.