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Le Dragon Bleu n’a rien du bar frontalier typique. Primo, il est dirigé par son homonyme. Secundo, il accueille humains et e.t. en proportions presque égales. Tertio, il n’offre aucun service à caractère sexuel. Quarto, il n’a pas de tables de jeux.
C’est aussi l’une des très rares pistes que Cassius Hill a fournies pouvant conduire à repérer Ibn ben Khalid.
Mais c’est la première particularité qui fait sa renommée. Son propriétaire, un e.t. capable de station debout, a la peau bleue, couverte d’écaillés octogonales, la tête aussi étirée que celle d’un poney Shetland, des pouces opposables et des ailes atrophiées – à un moment de l’évolution de sa race, ses ancêtres volaient, ou planaient sur les ascendances thermiques.
Sa poitrine anguleuse a des formes étranges. Sans doute, voici des milliers de générations, ses ailes, plus développées, étaient-elles actionnées par le toron de muscles qu’on lui voit autour de la cage thoracique. Il possède un appendice caudal court et aplati qui, à une époque très reculée, devait servir de gouvernail.
Ses yeux sont d’un bleu très pâle, ses dents d’un violet soutenu. De part et d’autre de son visage tout en longueur, il a deux paires de narines séparées par sept ou huit centimètres et, au lieu d’oreilles, des fentes animées de pulsations.
Il n’est pas unique, mais, pour autant qu’on sache, c’est le seul représentant de sa race à avoir émigré sur une planète frontalière à dominante humaine. Si on lui demande le nom ou l’emplacement de son monde d’origine, il répond sans détour – dans sa langue natale, un vrai tintamarre de claquements, de grognements et de sifflements gutturaux.
Il s’est présenté sous le nom de Zyeux-Bleus et bientôt tout le monde l’appelait ainsi.
« Bonsoir, bonsoir », susurre-t-il quand Nighthawk et Kinoshita entrent dans son bar sur Sylène IV, une planète qui tourne autour d’un soleil jaune et terne en traînant deux lunes dans son orbite. « Je ne crois pas vous avoir déjà vus.
- Pour vous, je pense qu’on se ressemble tous », répond Nighthawk d’une voix sèche. Il jette un regard alentour, repère Mélisande qui, assise à une table dans l’angle le plus sombre de la salle, fait durer son verre.
Zyeux-Bleus rejette la tête en arrière pour hululer.
« C’est un rire ? demande l’autre.
- Vous vous figurez que l’Homme est le seul à avoir le sens de l’humour ? rétorque l’e.t. Alors, racontez-moi un peu, vous deux... D’où venez-vous, où allez-vous et combien de temps puis-je vous convaincre de passer sur Sylène ?
- Vous n’allez pas me dire que vous êtes propriétaire de l’hôtel, aussi ?
- Vous avez raison, je ne vais pas vous le dire. »
Nighthawk le fixe. « Je n’avais jamais vu d’extraterrestre dans votre genre.
- Vous n’en verrez jamais d’autre. Mais, sur ce monde, vous êtes autant un étranger que moi. Ne l’oubliez pas.
- Vous parlez un terrien parfait. Ni affectation ni accent. Un naturel rare.
- Un dragon a des facilités pour apprendre les langues. Renoncer aux jeunes vierges, ça, c’était dur. » De nouveau, il rejette la tête en arrière et hulule.
« Vous avez l’air de vous plaire à amuser la galerie. Le moins que je puisse faire, c’est vous payer un verre.
- Je ne bois jamais avec les clients, mais je serai ravi de vous tenir un peu compagnie à tous les deux. » Zyeux-Bleus se tourne vers le comptoir. «Nicolas, ma chaise. »
Un jeune homme trop maigre et vêtu à la diable se lève et va chercher un siège aux formes étranges qu’il apporte à la table libre près de laquelle 1’e t. attend.
« Merci, dit le dragon. Messieurs, voici Nicolas Jory. Il a passé les trois dernières années à enregistrer tout ce que je dis dans ma langue afin d’en composer un dictionnaire.
- Où en êtes-vous ? s’enquiert Kinoshita.
- À trente mots, peut-être trente-deux, répond Jory.
- En trois ans ?
- C’est plus de progrès qu’on n’en fait sur la plupart des langues e t. dans le même délai. » Nicolas fronce les sourcils, songeur. « Le gros problème, c’est de déterminer l’intelligence de l’e t. Beaucoup d’animaux communiquent par vocalisation.
- Combien de temps vous a-t-il fallu pour apprendre le terrien ? demande Kinoshita à Zyeux-Bleus.
- Environ une semaine. » Le dragon a un rictus qu’on pourrait peut-être qualifier de sourire. En tout cas, ses mâchoires s’écartent et ses yeux se plissent. « C’est un don.
- Le gouvernement devrait vous employer à la division des Affaires extraterrestres, suggère Nighthawk.
- Au cas où ça vous aurait échappé, je vous signale que l’Oligarchie n’engage pas de non-humains.
- Elle le faisait autrefois.
- Plus depuis la Révolte domarienne », dit le dragon tandis que Kinoshita écrase le gros orteil de son compagnon.
Entendu, ça s’est passé durant les cent dernières années et je suis censé le savoir, mais j’aimerais garder mes orteils intacts, merci.
« Je travaillais pour la division a e.t. », déclare Nicolas. Il grimace. « Jusqu’à ce que nous ayons un léger différend sur une question d’impôts, eux et moi.
- Ah ? »
Le jeune homme a un grand sourire. « Payer ses impôts est une obligation selon eux, une contribution volontaire selon moi. J’ai donc décidé de venir sur la Frontière, où les impôts n’existent pas.
- Bon, maintenant, on s’assoit et on fait connaissance. » Zyeux-Bleus cale sa masse dans le fauteuil fourni par Nicolas et fait un signe au barman qui apporte sans tarder une bouteille et trois verres.
« Je veux bien », dit Nighthawk en s’installant, ainsi que le petit homme, en face du dragon.
« Tâchez de le mettre en colère, lui glisse Nicolas en approchant une chaise prise à la table voisine.
- Pourquoi ?
- Quand il s’énerve, il jure dans sa langue. Le reste du temps, il parle terrien pour me contrarier.
- Soyez prudent, mon ami, dit le dragon. Si, vous, vous me contrariez, je parlerai une langue morte comme l’anglais ou le swahili, et là, c’est vous qui serez fou de rage. »
Nighthawk se tourne vers lui. « Parce que vous connaissez des langues humaines mortes ?
- Bien sûr. Les langues, il n’y a rien de plus facile. C’est d’arrêter la drogue qui est dur. »
Entrevoyant ce qu’il espère être une ouverture, l’autre s’y engouffre. « L’arabe, par exemple ?
- L’arabe est un terme très vague, Mr.... ah, je suis navré, je n’ai pas saisi votre nom.
- Nighthawk. Jefferson Nighthawk. Voici Ito Kinoshita.
- Vous savez, j’ai entendu toutes sortes d’histoires sur un certain Jefferson Nighthawk. Il avait une sacrée réputation.
- Je les ai entendues aussi. Mais ce Nighthawk-là vivait il y a plus d’un siècle.
- C’est ce qu’on dit. Où en étions-nous ?
- On parlait de l’arabe.
- Oui. Je m’apprêtais à expliquer que l’arabe tel qu’on le définit recouvre près de deux cents dialectes différents. Dire de deux individus qu’ils se ressemblent parce qu’ils parlent arabe équivaut à postuler qu’un Raphinite et un Yorban, c’est pareil, sous prétexte que chacun respire du chlore.
- Reçu.
- N’empêche, j’aimerais savoir pourquoi l’arabe vous intéresse.
- C’est simple. » Nighthawk se sert un verre de whisky bleu et en boit une gorgée. « Ibn ben Khalid est un nom arabe. S’il doit donner un ordre sans être certain de l’inviolabilité de son réseau de communications, il peut parler arabe. Je serais étonné qu’un de ceux qui doivent l’espionner y comprenne quoi que ce soit.
- C’est une idée fascinante, concède Zyeux-Bleus. Mais, à mon humble avis, Ibn ben Khalid est aussi ignorant que vous en matière de langues mortes... y compris la sienne.
- Ça reste une idée fascinante, ajoute Nicolas. Je pourrai la lui soumettre, la prochaine fois que je le verrai. »
Vous le voyez souvent ? manque demander Nighthawk, qui se retient de justesse.
« La mort est partout ce soir, observe le dragon. Langues mortes, chasseurs de primes morts...
- La mort est partout sur la Frontière, dit Nighthawk.
- Peut-être un peu moins qu’autrefois.
- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
- Vous avez déjà donné la réponse : Ibn ben Khalid. »
À toi de jouer, Ito, ou tu vas découvrir ce qu’on ressent quand on a l’orteil vraiment écrasé...
«J’ai entendu dire que ce n’était qu’un kidnappeur, lance Kinoshita comme s’il lisait dans les pensées de son pupille.
- Il est bien davantage, réplique Zyeux-Bleus. J’imagine que vous pensez au rapt de la fille de Cassius Hill.
- On prétend qu’il la retient prisonnière pour demander une rançon, poursuit le petit homme. Je ne vois donc pas ce qui le distingue d’un banal kidnappeur.
- Il n’a rien de banal.
- En pratiquant le kidnapping et l’assassinat ! » s’écrie Kinoshita, qui se demande jusqu’où il pourra aller avant que quelqu’un sorte une arme et l’abatte.
« Exact, dit Nighthawk. Mais ce ne sont pas forcément de mauvaises actions si la cause est juste.
- Et quand peux-tu considérer un assassinat comme une bonne action ? l’interroge le petit homme.
- Quand ton ennemi est pire encore. Ce n’est peut- être pas joli, mais c’est juste.
- On ne s’énerve pas, dit le dragon. Il n’y a personne à cette table à qui Ibn ben Khalid ait causé du tort.
- Tout à fait, claironne Nighthawk. Et s’il était ici, je le lui dirais. » Bon sang ! J’aimerais voir d’autres visages. On parle assez fort, Mélisande ? Ils réagissent ?
« En fait, ajoute Zyeux-Bleus, je peux vous raconter une histoire à son propos pour le prouver.
- Une autre de vos interminables digressions ? Pitié ! s’exclame Nicolas.
- Oui, renchérit Kinoshita. Je n’ai aucune envie de vous entendre lui trouver des excuses.
- Comme vous voudrez. » Et le dragon de hausser les épaules, faisant scintiller toutes ses écailles.
Merci bien, Ito. Joue ton rôle, mais n’exagère pas, d’accord ? On a besoin de toutes les informations possibles.
« Alors, Mr. Nighthawk, reprend Zyeux-Bleus, d’où est-ce que vous venez ? Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
- Je viens de là-bas, répond l’interpellé avec un geste de la main qui englobe une bonne moitié de la Galaxie. Et je règle les problèmes une bonne fois pour toutes. »
Zyeux-Bleus a un de ses sourires reptiliens. « Quand vous voyez passer un problème, vous l’abattez sans sommation ?
- C’est une interprétation un peu abrupte. Je suis plutôt un médiateur. Je résous les problèmes.
- Quel genre de problèmes ?
- Quel genre de problèmes avez-vous ? »
L’e t. pousse un profond soupir. « Il y a longtemps que je n’ai pas fréquenté de dragon femelle.
- Vous frappez à la mauvaise porte, ironise Nighthawk.
- Ça, je m’en doutais », soupire l’autre. Il se tourne vers Nicolas qui est en train de se servir un nouveau verre. « Hé, du calme ! Tu en es déjà à la moitié de la bouteille. »
Le jeune homme se lève et, sans mot dire, s’éloigne en titubant. Puis, dans le cas où on se méprendrait sur le motif de son indignation, il revient, saisit sa chaise, essaie de se rappeler où il l’a prise et, l’air soudain fort perplexe, se rassoit.
« Tu as fait bon voyage ? demande Zyeux-Bleus.
- Ouais, ouais », répond Nicolas. Il se penche en avant jusqu’à ce que son front repose sur la table, et se met à ronfler.
« J’imagine que c’est la fin du cours de langues vivantes pour aujourd’hui », dit le dragon. Puis il crachote une phrase incompréhensible dans son propre idiome. « Voilà. Comme ça, vous pourrez lui dire ce qu’il a loupé. » Il se tourne vers Ito. « Je ne vous ai pas demandé ce que vous, vous faisiez, Mr. Kinoshita. »
Ce dernier, pouce levé, désigne son voisin. «Je suis avec lui. Jusqu’à ce qu’il arrive à nous faire tuer.
- Tu sais que jamais je ne m’attaquerai à Ibn ben Khalid. Je suis de son côté, merde !
- C’est ce que je disais. On ne peut pas faire confiance à un assassin.
- À ta place, je fermerais mon clapet, dit Nighthawk d’un air menaçant.
- Messieurs, messieurs, allons ! lance Zyeux-Bleus en se levant. Pas d’altercations dans cet établissement ! »
Avec un geste de la main qui pourrait signifier n’importe quoi, le petit homme se lève à son tour. « Bon, je sais quand je dérange. Je m’en vais. » Et il se dirige vers la porte.
« Il a un endroit où dormir ? demande l’e t.
- Ce n’est pas votre problème.
- Vous avez tout à fait raison. » L’autre se rassoit et, de ses yeux bleu pâle, dévisage son vis-à-vis. « Vous me plaisez, Mr. Nighthawk. Dites-m’en davantage sur vous.
- Il n’y a pas grand-chose à dire.
- Oh, je gage que si. Il y a dans votre posture, dans votre discours, quelque chose de... menaçant. Pardonnez- moi mon indélicatesse, mais combien d’hommes avez- vous tués ?
- Pardonnez-moi mon indélicatesse, mais allez vous faire foutre.
- J’en suis capable, vous savez... ce qui explique que je n’aie pas dilapidé mes économies à acheter un dragon femelle.
- Je ne voudrais pas vous rabaisser, mais, franchement, que vous soyez capable de vous faire foutre m’indiffère au plus haut point. »
Le dragon hulule de nouveau et esquisse un geste de la main. Un instant plus tard, le barman lui apporte une bouteille sphérique et une flûte. Zyeux-Bleus ouvre la bouteille, remplit le verre à moitié et complète l’opération avec du whisky. Le cocktail commence aussitôt à fumer et à grésiller.
« Je croyais que vous ne buviez pas avec les clients.
- Quand j’ai dit ça, vous étiez un client. À présent, vous êtes un ami.
- Mais qu’est-ce que c’est que cette mixture ?
- J’imagine qu’elle a besoin d’un nom, n’est-ce pas ? dit l’e.T. d’un air pensif. Je l’ai découverte dans le système de Déneb. Il s’agit d’un mélange de rhum de Bilotéï, qui n’est pas du rhum même si on l’appelle ainsi sur Bilotéï, et de whisky de Sirius. C’est délicieux. » Il en boit une gorgée et ses yeux se révulsent, mais Nighthawk ne saurait dire si c’est, chez lui, une réaction à la boisson ou un effet involontaire de la déglutition. « Et si on la baptisait en votre honneur, Mr. Nighthawk ?
- Un Nighthawk ?
- Un Faiseur de veuves.
- Le Faiseur de veuves est mort il y a un siècle.
- Raison de plus pour honorer sa mémoire. » Nouvelle gorgée. « Même s’il y a des façons plus pratiques de le faire.
- Ah bon ?
- Si du moins vos talents sont comparables aux siens.
- Ça se peut.
- Combien de temps comptez-vous passer sur Sylène ? »
L’autre hausse les épaules. « À vous de me le dire.
- Un jour ou deux. Je dois m’assurer de votre identité.
- Vous n’y parviendrez pas.
- Et pourquoi donc, je vous prie ?
- J’ai pris ce nom il y a moins d’un an. À cette occasion, je me suis fait opérer les rétines par chirurgie au laser et greffer des empreintes digitales. Je ne figure dans aucun dossier, ni au sein de l’Oligarchie ni ailleurs.
- Vous n’êtes pas fiché par l’Oligarchie ? » Zyeux-Bleus rejette la tête en arrière et hulule.
« Qu’y a-t-il de si drôle ? » l’interroge Nighthawk, un peu agacé.
Le dragon hulule de plus belle avant de réussir enfin à maîtriser son hilarité. « Voilà qui démontre l’étendue de vos talents, non ? »