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Zyeux-Bleus, qui contemplait l’écran de son ordinateur de poche, relève la tête quand Nighthawk pénètre dans le Dragon Bleu.
« Bienvenue, mon ami, dit-il en éteignant l’appareil. Ah ! les chiffres... Je déteste les chiffres.
- Vous n’avez pas l’air de perdre de l’argent.
- Je n’étais pas taillé pour être propriétaire d’une affaire.
- Dans ce cas, cessez de faire semblant de l’être. »
L’e t. le dévisage, rejette la tête en arrière et hulule.
« Tu es un bon, Faiseur de veuves ! Combien t’a-t-il fallu de temps pour le découvrir ?
- Moins d’une journée.
- Pas plus ? J’avais réussi à garder le secret pendant dix ans ou presque !
- Peut-être que personne d’autre ne s’y est intéressé.
- Au fait, je peux te rendre la monnaie de ta pièce. Je me suis renseigné sur toi, de mon côté.
- Et alors ?
- Tu n’existes pas.
- Je me rappelle te l’avoir dit, en effet.
- Laisse-moi terminer. Tu n’existes pas, non... mais tu as bel et bien existé.
- Je t’ai dit...
- Je sais ce que tu m’as dit. Mais l’Ordinateur Central de Deluros VIII affirme que tu as les mêmes empreintes digitales, la même empreinte vocale et le même rétinogramme que le Faiseur de veuves original. Si tu te laissais prélever une goutte de sang ou un fragment de peau, je gage qu’on te découvrirait aussi la même séquence d’a d. n. »
Nighthawk hausse les épaules. « Simple coïncidence.
- Si tu me croyais assez stupide et assez naïf pour avaler un truc pareil, tu ne travaillerais pas avec moi.
- Le Faiseur de veuves est né il y a plus d’un siècle et demi. Tu ne me trouves pas un peu jeune pour le rôle ?
- Tu as l’air d’avoir deux mois. » Le dragon doit sourire, pour autant que la structure de son visage le lui permette. « J’ai tiré quelques ficelles et j’ai appris que le fameux chasseur de primes
- — L'original, autrement dit – est congelé depuis plus de cent ans. Il est encore en vie. » Il dévisage Nighthawk. «Je n’avais jamais vu de clone jusqu’à présent. Ils ont fait du bon boulot, Faiseur de veuves.
- Meilleur que pour le précédent.
- Parce qu’ils t’ont cloné plus d’une fois ? » s’enquiert Zyeux-Bleus, surpris.
« Deux, en tout.
- Et cet autre clone est... ?
- Mort.
- Bien. Je ne pense pas qu’il me plairait d’habiter une galaxie où des centaines de Faiseurs de veuves se baladeraient en liberté.
- Ça n’arrivera pas. Cloner un être humain est un crime majeur sur toutes les planètes de l’Oligarchie. » Nighthawk va jusqu’au comptoir, se penche par-dessus, tend la main et saisit une bouteille de cognac du Cygne -qu’il ouvre et dont il descend une grande rasade.
« Attention avec ce truc ! Il me coûte deux cents roupies de la Nouvelle-Bombay la bouteille.
- Il ne te coûte rien à toi. Maintenant que tu sais qui je suis, il serait temps que tu me dises qui paie les deux cents roupies en question et pourquoi tu lui sers de prête-nom.
- Tu ne devines pas ?
- Je ne devine jamais. Moi aussi, je sais tirer des ficelles. Mes créateurs en ont de pleines poignées à leur disposition. Il s’agit d’Ibn ben Khalid.
- En plein dans le mille. Tous les bénéfices concourent à financer son organisation.
- Combien de bars a-t-il sur la Frontière ?
- Bars, restaurants, laboratoires, hôtels, pensions... trois cents, peut-être davantage.
- Il voyage sous son vrai nom ?
- Ça dépend de son humeur.
- Et ça lui arrive de venir ici ?
- Une fois tous les quatre ou cinq ans. »
Soudain, le dragon se retrouve face à un canon de pistolet sonique.
« Tu lui as dit que je le cherchais ? »
Zyeux-Bleus écarte l’arme. « Si je l’avais fait, tu n’aurais jamais pu venir de ton vaisseau sans être attaqué.
- J’ai été suivi.
- L’individu en question n’est pas lié à Ibn ben Khalid. Et je le sais de source sûre.
- D’accord. Tu travailles pour lui. Pourquoi ne l’as-tu pas prévenu ?
- Regarde-moi et dis-moi ce que tu vois.
- Un dragon qui est bien plus près de se faire exploser la cervelle qu’il le croit.
- Le mot clef, là-dedans, mon ami, c’est : "dragon". Pas "Homme". Quel intérêt pourrais-je trouver, franchement, à ce qu’Ibn ben Khalid renverse ou non tel gouvernement humain et prenne le pouvoir ? Peu m’importe. Ça ne changera rien à ma situation
- Je comprends. La seule chose qui changerait quoi que ce soit pour toi, ce serait sa mort. Dans ce cas, le Dragon Bleu aurait un nouveau propriétaire, non ?
- D’où tiens-tu que la cupidité serait le propre de l’Homme ? »
Nighthawk boit une autre lampée de cognac.
« Tant que ce n’est pas encore le tien... » Et il indique la bouteille d’un coup de menton avant de la refermer et de la remettre à sa place derrière le comptoir. « Il pourrait y avoir d’autres ayants droit aux titres de propriété du Dragon Bleu et de l’hôtel ?
- Tout dépendra des circonstances de la mort d’Ibn ben Khalid. Et de l’étendue de son organisation après ça.
- Je me fous de son organisation. Je fais mon boulot et je me tire, point final.
- Alors, oui, il y en aura d’autres. Pourquoi ?
- J’appuierai tes prétentions à ces titres de propriété... aussi longtemps que tu m’aideras. » Silence. « Je peux être un allié très utile.
- C’est très aimable de ta part, dit l’e t. Et si, par le plus grand des hasards, je décidais, à un moment ou à un autre, de te retirer mon aide ?
- J’irais pleurer à ton enterrement.
- Voilà pour la relation basée sur la confiance mutuelle.
- Tu aurais préféré que je te mente ?
- J’aurais préféré que ce partenariat commence sous de meilleurs auspices que la menace.
- Un, je n’ai pas commencé par la menace, j’ai fini par la menace. Deux, je n’ai aucun partenaire. Tu travailles pour moi, pas avec moi.
- Je me demande si cette situation me satisfait.
- Tant pis. Tu seras satisfait quand tout sera terminé et que le Dragon Bleu te rapportera une quantité d’argent indécente.
- En premier lieu, voyons si je vis assez longtemps et si personne n’essaie de s’emparer de l’affaire en mon absence, marmonne l’e t. Tu sais, deux chances sur un million, ce n’est guère mieux qu’une sur un million.
- En réalité, c’est cinq sur un million.
- C’est un début. Combien comptes-tu encore recruter de soutiens avant de t’attaquer à Ibn ben Khalid ?
- Aucun. »
Zyeux-Bleus a quatre estomacs séparés et distincts. À cet instant précis, il a l’amère certitude que chacun d’eux va avoir son propre ulcère.