CHAPITRE XIII

Boris Antgordine : Vers l’Âge d’Or, par Boris Antgordine (extrait).

 

Ma nouvelle vie à Maranover s’annonçait plus confortable que l’ancienne, mais non moins périlleuse. Elle avait en outre le goût amer de la trahison.

Certes, mon but était d’aider les Boamiens et tous les prisonniers et d’essayer de sauver quelques-uns d’entre eux. Mais j’étais seul à le savoir (et cela valait mieux !). Mes compagnons de captivité qui me soupçonnaient d’être un espion slanvarien penseraient qu’ils ne s’étaient pas trompés. Pourrais-je me laver un jour de cette tache ? Peu importait. J’avais des problèmes plus urgents à résoudre. David Rolguer m’avait averti de l’arrivée prochaine de la reine de Gandara. Moins d’un mois pour exécuter le plan que j’avais en tête, c’était bien peu.

Je ferais l’impossible pour sauver le jeune Iano, que je devais d’abord retrouver, s’il n’était pas mort. Iano et ses parents, peut-être. Son grand-père était parti pour le jugement dernier. Peut-être connaissait-il maintenant la vérité sur les dieux et les hommes. En tout cas, il n’avait plus besoin de mon aide. À moins qu’il ne fût un misérable esprit tanien à la recherche d’un hôte !

Au matin, David Rolguer avait quitté la petite maison du Seigneur. Un archer me remit de sa part une lettre très brève, par laquelle il m’informait qu’il allait rendre compte de sa mission à la reine Lha-Antella. Il me souhaitait en même temps bonne chance et beaucoup de visions. Il précisait qu’il accompagnerait la reine lors de son prochain séjour sur la terre de Slanvar et que nous nous reverrions à cette occasion… Une terrible occasion, pensai-je. Et j’en eus froid dans le dos. Il avait ajouté une note en caractères minuscules en travers du papier. J’eus beaucoup de peine à la déchiffrer.

« Connais-tu le nom ancien et secret du Sombre Éclat ? On appelait autrefois le Seigneur Lucifer. Ne prononce ce nom à haute voix qu’en cas d’urgence et d’extrême nécessité. Brûle immédiatement cette lettre. » C’était signé : David R. Guerre.

Plus tard, je fis la connaissance de maître Shanj, un homme d’études qui se tenait à bonne distance d’une réalité quelque peu triviale. Il ne souhaitait aucun mal aux Boamiens. Il déplorait l’existence des camps. Mais il admettait que la race des renards devait disparaître avant la venue de l’Âge d’Or. Le Seigneur le voulait… Que voulait au juste le Seigneur – ce Seigneur-là ? J’étais décidé à le lui demander moi-même un jour prochain, même si je devais pour l’appeler prononcer son nom ancien et secret. Peut-être me suffirait-il de nommer son ennemi, Goar ou Goer, pour qu’il se manifeste par esprit de rivalité… Je songeais déjà à mener mon action par ce moyen.

Je fis une première expérience dans le parc touffu de la petite maison du Seigneur, alors qu’une demi-douzaine de jeunes guetteurs et d’apprentis se trouvaient non loin de moi (et pas trop près non plus). Je marmonnai tout bas le nom de Goer. Je précisai Goer de la Terre, puisque le dieu boamien, tout comme Lucifer-des-hommes, se voulait seigneur unique de la planète. Avec docilité, le Sombre m’envoya un miroitement de très belle qualité. Un guetteur et un apprenti purent l’apercevoir en même temps que moi. C’était ce que je voulais, bien sûr.

Aux yeux des pensionnaires de la petite maison, je devins un élu du Seigneur. Tous voulurent s’attacher à mes pas, dans l’espoir de profiter des miroitements que j’avais désormais la réputation d’attirer. Cela ne présentait pas que des avantages. J’allais me faire beaucoup d’ennemis. J’espérais cependant qu’ils n’oseraient pas s’attaquer à un favori du Seigneur Unique. Du moins tout de suite. Et il me fallait prendre le risque. En choisissant le métier des armes, je souhaitais vivre dangereusement. Je commençais à croire que mes rêves les plus fous allaient se réaliser.

J’eus un long entretien avec Maître Shanj. Le doyen me donna des nouvelles de mon village et de ses habitants. Ma mère allait bien. Maître Jomberg regrettait beaucoup mon absence. Et Maître Witz se disait prêt à me reprendre comme apprenti, ce qui était un demi-mensonge, puisque je n’avais jamais commencé mon apprentissage de guetteur. Le sergent Djendry, qui était comme je l’avais soupçonné le frère du lieutenant Lovdale, avait quitté Arc-du-Loup pour rejoindre Slanvar… Je compris qu’il avait toujours été un agent de Slanvar en Terraube. On parlait d’ailleurs d’une annexion par Slanvar de plusieurs villages et comtés périphériques de Terraube. Mais Gemel et Ordentrag nourrissaient les mêmes visées. Comme la reine de Gandara tendait à exercer une suzeraineté de fait sur cette région de Gallia, on pensait à Maranover qu’elle trancherait en faveur de Slanvar qui se préparait à l’accueillir en grande pompe et à lui offrir un divertissement sans égal.

Maître Shanj ajouta qu’il désirait me voir choisir Slanvar, comme mon ami le sergent Djendry. Ce serait pour lui et tous les siens une lourde déception si je choisissais de retourner à Arc-du-Loup. Il me laissa d’ailleurs entendre à demi-mot que mon retour était hors de question pour le moment, Slanvar étant plus ou moins en conflit avec Terraube. Je jouissais naturellement de toute ma liberté. Mais, d’une part, on avait besoin de moi à Maranover ; d’autre part, je n’avais aucun avenir dans mon village de paysans mal dégrossis, ni comme guetteur, ni comme milicien. Et cela, je devais le savoir…

Je le savais.

Mon plan était de rester à Maranover. Au moins jusqu’à la visite de la reine. D’ailleurs, je tenais absolument à revoir le mage Rolguer, l’astrologue, le prophète qui connaissait le nom ancien et secret du Sombre Éclat. Il ne m’avait pas dit toute la vérité. J’espérais lui en arracher un morceau de plus. Et il m’avait sans doute menti sur bien des points. Mais je ne pouvais m’empêcher de l’admirer.

Je suggérai au doyen Shanj que mon séjour involontaire au camp des Boamiens m’avait causé un grave préjudice physique et moral. Slanvar pouvait-elle m’offrir une compensation ? Oui, Slanvar m’offrait le privilège d’accomplir une double carrière de guetteur et de soldat, puisque telle était ma double vocation. En principe, tout guetteur reconnu doit consacrer tout son temps à cette fonction et aux tâches annexes de la prêtrise. On m’accorderait donc une dérogation spéciale. Maître Rolguer interviendrait au besoin près de la hiérarchie ecclésiastique.

De plus, Monser Hans Vali de Meidelberg, chef d’état-major de Monser der Malahosen, le Maître de Maison, qui était d’ailleurs son beau-père, envisageait de créer un corps de massas gourdins et il cherchait des instructeurs qualifiés. Ceux qui prouveraient leur capacité à se faire obéir des simiens – tel était le terme officiel à Slanvar pour désigner les massas – seraient promus sans délai au grade de sergent archer. Voilà qui collait très bien avec mon plan et me donnerait peut-être la possibilité de retrouver mon ami le capitaine Grant.

C’est ainsi que je me rendis à Obercourt, résidence d’été du Maître de Maison pour rencontrer un aide de camp d’un officier supérieur proche du général Vali de Meidelberg. J’appris qu’une recommandation, signée d’un haut conseiller de la reine de Gandara, m’avait précédé à l’état-major. L’aide de camp parut dépité en me voyant. Le courrier de la reine ne mentionnait pas mon jeune âge. Il me demanda où j’avais appris le langage des simiens. Pas question de lui parler des Boamiens et du sac de vie ! Je répondis que mon père connaissait ce langage et qu’il me l’avait enseigné par jeu dans mon enfance. Où donc l’avait-il appris lui-même ? J’avouai que je n’en savais rien. Et comme il était mort, je ne pourrais jamais lui poser la question.

Je racontai aussi que j’avais un massa personnel nommé capitaine Grant, qui m’avait été enlevé par les archers de Slanvar et que je n’avais jamais revu. Comme il était dressé et m’obéissait bien, je souhaitais beaucoup le retrouver. Il me serait très utile pour l’instruction des autres. L’officier me dit alors que des dispositions seraient prises pour me permettre de le rechercher moi-même. Mon cœur battit. Après le capitaine Grant, je chercherais Iano, le petit Boamien.

Il y avait toutefois une formalité à accomplir avant de me mettre en quête du massa. Je devais faire la preuve de mes aptitudes, le jour même au centre de dressage des simiens, dans la forêt d’Obercourt.

J’étais très inquiet en arrivant au centre dans un camion à charbon de bois, poussif et brinquebalant, avec quelques recrues et deux autres candidats à l’instruction des massas, dont un Noir venu de Gandara. Ce dernier expliqua que l’armée de Lha-Antella comptait un quart de Noirs, un tiers de Jaunes et moins de la moitié de Blancs et de métis. Je refis le calcul pour passer le temps. Le compte était à peu près bon.

J’avais peur tout à coup. Les deux autres semblaient très sûrs d’eux et de leurs capacités. Et j’avais l’impression d’avoir oublié tout le vocabulaire puisé dans mon sac de vie.

Un officier nous accueillit avec froideur. Je fus incapable de déterminer son grade. Peut-être un capitaine. Il n’éprouvait aucun enthousiasme pour le projet du chef d’état-major. Il se moqua ouvertement de nous : un Noir, un gamin et un intellectuel à lunettes. L’intellectuel à lunettes, clerc de notaire sans emploi, fut en outre accusé d’avoir « presque une tête de Boamien ». Il rougit et les larmes montèrent à ses yeux. Ce n’est rien de dire qu’il avait perdu toute la superbe affichée pendant le voyage. L’officier lui fit enlever ses lunettes, sous prétexte que c’était dangereux.

— Quand l’Âge d’Or sera venu, commenta-t-il, même les myopes verront clair !

Il nous infligea pour commencer une visite à l’enclos des « furieux ». Le Noir fit une tentative de communication qui ne pouvait qu’échouer. Je refusai d’essayer à mon tour.

— Ces sujets ont été rendus fous par les mauvais traitements, dis-je. On verra plus tard ce qu’on peut faire pour eux. Mais ce sera long et difficile.

L’officier n’insista pas. Les deux autres candidats me regardèrent avec surprise. Nous étions en train de devenir amis. Enfin, on nous mit en présence de quelques massas tristes et apathiques, qui se dérangèrent à peine quand nous entrâmes dans leur enclos. L’officier demanda qui commençait.

— À toi l’honneur, proposai-je à notre camarade l’intellectuel à tête de Boamien.

Le malheureux ne parvint pas à éveiller l’intérêt d’un seul des dix ou douze simiens de l’enclos. Le Noir eut un peu plus de chance. Il obtint quelques signes de soumission de la part d’un individu à l’air sous-alimenté et déprimé, qui paraissait le souffre-douleur des autres. L’officier considéra que ce résultat n’était pas négligeable. Je ne fus pas très impressionné. Mais saurais-je faire mieux ?

À mon grand étonnement, le langage qu’ils avaient utilisé l’un et l’autre n’était pas celui que je connaissais. Les mots qu’ils adressaient aux massas n’évoquaient rien pour moi. Ils n’avaient rien à voir, me semblait-il, avec le code boamien.

C’était mon tour. L’officier m’observa d’un air intrigué et méfiant. Quelque chose en moi lui inspirait, je crois, une vague crainte. Je ne sais s’il avait été informé de mes relations privilégiées avec le Seigneur. J’en doute. « Bien ! » fis-je et je m’avançai au milieu des massas qui ne m’accordèrent qu’un intérêt poli. Je pensais au capitaine Grant et aussi à l’enjeu de cette épreuve. Si je voulais avoir une chance de devenir Boris Antgordine, je devais réussir.

J’avais si peur que j’hésitai presque une minute avant de lancer le fameux signal d’appel : « Dam ! » Le son n’était pas tout. Il me fallait trouver aussi le ton juste… Je me décidai enfin, le cœur battant comme celui d’un renard cerné par une meute de loups. Et pourtant, j’étais passé du côté des loups.

— Dam !

Le mot claqua comme un coup de fouet. C’était un coup de fouet. Moins d’une seconde plus tard, je sus que j’avais réussi. J’eus honte du pouvoir que me donnait sur ces êtres l’antique science boamienne. Je jurai de m’en servir pour leur bien. Pour leur bien ? J’allais commencer par en faire des soldats de Slanvar et ce n’était peut-être pas le sort le plus digne d’envie. Mais un jour, ils seraient mes propres soldats et nous nous battrions ensemble pour la justice et l’avenir de l’humanité. De cette humanité à laquelle ils appartenaient.

Ils s’alignaient autour de moi comme pour une sorte de parade nuptiale, en chuintant leurs « raf ! raf ! » en déclinant leur nom. Je prononçai le mien avec force ; Boris Antgordine ! Deux ou trois d’entre eux s’instituèrent mes gardes du corps. L’officier recula précipitamment et observa la scène à bonne distance. Les massas ne voulaient plus me quitter. Je n’avais pas prévu cela. Je dus rester plusieurs semaines. Ce qui me fut très bénéfique. Il subsistait dans la forêt proche du centre d’instruction quelques végétaux déasiens que je repérai de loin et qui me permirent de nourrir mon sac de vie.

L’officier au grade inconnu se révéla un colonel, apparenté au chef d’état-major et donc à la famille der Malahosen. Il rit beaucoup, lorsque je lui avouai, plus tard, que je l’avais pris pour un lieutenant ou un capitaine. Ma formation militaire laissait à désirer. Nous devînmes bons amis et il m’autorisa à recruter les deux autres candidats instructeurs : le Noir, Louis, et l’intellectuel à tête de Boamien, Silvio. Ces deux hommes me plaisaient. Je les voulais près de moi. Ce fut une intuition immédiate et intense. Elle se révéla juste. Louis et Silvio allaient devenir deux de mes plus fidèles compagnons.

Ils assimilèrent très vite le langage boamien des massas, mais ils restèrent faibles sur le signal. Il fallait donner à ce monosyllabe impérieux une certaine musique, dont j’avais le « la » dans mon sac. C’était un savoir-faire peu transmissible. Peut-être aussi ne fis-je pas assez d’effort pour le leur enseigner. Après tout, c’était bien ainsi. Les massas m’obéissaient un peu mieux et un peu plus vite. Ils me reconnaissaient comme le seigneur unique du centre et des simiens. Ils montraient à mes assistants une bienveillance un peu méprisante…

C’est ainsi que je devins sergent. Cela me parut un début prometteur.

Le Sombre Éclat vint miroiter à mes pieds, sous mes fenêtres, dans le centre, aux alentours et jusque dans là forêt voisine que je fréquentais en compagnie des simiens les plus dociles. Il y eut des témoins et mon prestige monta en flèche. Ainsi que le nombre de mes ennemis. Le colonel reçut une dénonciation provenant de Maranover : simulateur, mythomane, suppôt de Boamien. L’auteur du billet, qui devait être le sergent Djendry, prétendait que je m’étais toujours vanté de mes riches visions, mais que celles-ci n’existaient que dans ma tête. Ce n’était pas très grave. Je craignais davantage la jalousie des guetteurs et l’accusation d’hérésie qu’ils finiraient bien par porter contre moi. Je devais réussir très vite avec les massas pour me mettre hors de portée des mesquines intrigues.

Goer de la Terre ne m’oubliait pas non plus. Il m’envoya un air de flûte, ainsi qu’une voix féminine, douce et étrangère, qui me rappela le rendez-vous de Boamgoar. Je répondis que j’y serais, en 2000 au plus tard. J’avais le temps. Et puis la voix, le rendez-vous et toutes ces choses n’existaient peut-être que dans ma tête, comme disait l’autre !

Peu après mon arrivée, il y eut des ennuis avec les chiens. À Slanvar, les molosses de toutes races tenaient le haut du pavé. Au centre de dressage, ils surveillaient leurs ennemis héréditaires, les massas, avec une vigilance haineuse. Réveillés par le signal, les massas supportaient mal la présence des chiens autour d’eux. En même temps, quelques phénomènes de « chasse en l’air » se produisirent. Les chiens furent poursuivis par des serpents volants presque invisibles. Certains s’enfuirent dans la forêt ; d’autres se terrèrent. Par chance, personne n’avait plus besoin d’eux.

C’est à peu près à cette époque que les vipères, nombreuses dans la région, cessèrent d’être venimeuses. On attribua le fait à l’Âge d’Or qui approchait. Je crois qu’il s’agissait surtout d’une réhabilitation du serpent qui supplanterait le cheval et le chien comme « meilleur ami de l’homme ».

Un centre d’instruction de simiens fut créé à Maranover. En même temps, je devins guetteur auxiliaire et habitai la petite maison du Seigneur. On attendait toujours la reine de Gandara. La fièvre montait. Plusieurs dizaines de Boamiens, sevrés de déase en prévision du spectacle dont ils feraient les frais, se morfondaient dans des cages à fauves et je ne pouvais rien pour eux.

J’avais fait lancer par l’administration slanvarienne un avis de recherche concernant un massa de grande taille et d’intelligence développée, qui répondait au nom de Grant. Mon compagnon de la nuit des chiens fut retrouvé dans une communauté serve où on avait essayé en vain de lui apprendre le travail de la terre. Il me reconnut sans hésiter et s’intégra avec beaucoup de bonne volonté au groupe des recrues en cours d’instruction. Il se montra tout de suite l’un des meilleurs.

Un logement militaire me fut attribué, bien que mon grade ne comportât pas ce privilège. C’était un petit chalet situé entre le camp d’instruction et la forêt que les prisonniers boamiens continuaient de défricher. Une position stratégique de premier ordre ; mais je n’étais pas encore prêt à organiser une filière d’évasion… En outre, il restait quelques plantes déasiennes dans les combes humides de la forêt : j’en fis une provision que je mis à sécher au grenier du pavillon. Un risque, certes. Il me parut cependant moindre que celui d’une carence en déase-base. Affamé, mon sac de vie pouvait me causer des troubles graves qui me dénonceraient comme Boamien.

Je passais plusieurs heures par jour à la petite maison du Seigneur pour écouter les cours de théologie et de guet de notre doyen, Maître Shanj. La théologie me passionnait. On n’en sait jamais assez sur les dieux. Par contre, je n’avais pas besoin de guetter. Les miroitements naissaient pour ainsi dire sur mon passage. Cela devenait dangereux. Je me sentais menacé par l’hérésie. En réalité, tout le monde s’occupait de la prochaine visite de Lha-Antella et mes visions ne défrayaient plus la chronique. Je me gardais bien d’appeler Goar ou son rival. Mais le Sombre se manifestait très souvent de façon spontanée. Je finis par supposer qu’il attendait de moi quelque chose. Mais quoi ?

L’automne fut sec et froid, quoique très ensoleillé. L’arrivée de la reine fut encore retardée d’un mois. Un mois ou deux, disait-on. Elle aurait donc lieu en plein hiver. Les festivités prévues perdraient ainsi beaucoup de leur éclat. Frustrée, la population prêta l’oreille aux ennemis de Gandara. Gemel, Terraube, Ordentrag et Viller-Lévy avaient signé une alliance dirigée contre Lha-Antella. Slanvar attaqua Terraube. Pour la première fois, les simiens furent utilisés au combat, comme auxiliaires, avec un certain succès. Je ne participai à aucun engagement ; mais le succès de mes élèves simiens me valut une promotion au grade supérieur.

La neige recouvrit le pays de Slanvar, dont j’avais appris le nom ancien secret : l’Alsace. La reine remettait sa visite de semaine en semaine. Elle avait d’autres renards à chasser ! Les armées de Gandara livraient de dures batailles sur le front ouest. En Aquitania, les divisions de la reine assiégeaient le réduit boamien du marais poitevin. Les Boamiens résistaient autour d’une nécropole transformée en forteresse. Et le marais envahi par la végétation déasienne constituait pour les Gandariens, plutôt habitués au sable et aux rochers, un obstacle très difficile à franchir. On parlait d’un million de Boamiens retranchés là. En fait, ils étaient à peine plus de cinquante mille, parmi lesquels moins de dix mille combattants. Et en face d’eux, il y avait près de soixante mille Gandariens. La reine ne s’en vantait pas.

Plus au sud, en Ibérie, Gandara avait encerclé le territoire de la république asturienne, un petit pays industriel qui refusait le retour à l’Âge d’Or et fabriquait encore des machines et des armes. D’autre part, en Ibérie et au Maghreb, les forces gandariennes avaient détruit de façon systématique la végétation déasienne. Ils devaient maintenant faire face à une extraordinaire prolifération des suntropes.

Plusieurs complots furent découverts et déjoués à Slanvar. Arc-du-Loup se trouva dans une zone militarisée. Les habitants durent quitter le village. Maître Witz et sa servante préférée, Marie-Page Antgordine, vinrent s’installer à la petite maison du Seigneur de Maranover. Maître Jomberg Vandrederen me rejoignit comme instructeur au corps des simiens. J’engageai aussi Gros-Ben comme auxiliaire sans spécialité. Nina, fiancée au lieutenant Bert Djendry, avait gardé un petit peu d’affection pour moi. Elle m’offrit ses services comme agent de liaison. Ma filière d’évasion des Boamiens fut en place au milieu de l’hiver, avec l’aide d’un envoyé de Viller-Lévy. La fuite vers le sud était devenue impossible pour les Boamiens. Je les dirigeai donc vers le nord, où le ser Habend de Viller-Lévy les accueillait. Il fallait sauver le plus grand nombre de prisonniers avant l’arrivée de la reine. Je prenais de plus en plus de risques. Pour gagner du temps, je négligeai bientôt toute précaution.

Je sentais l’affolement me gagner à la pensée du sort qui attendait les prisonniers boamiens, ou du moins une bonne partie d’entre eux. Je ne pouvais en sauver qu’un très petit nombre. Je pensais à mon protégé Iano et à ses parents.

Les officiers et quelques dignitaires de l’administration slanvarienne avaient pris l’habitude de s’offrir au moins un esclave boamien. C’était le plus souvent, bien sûr, une Boamienne… Privilège toléré en haut lieu, à l’exemple de Lha-Antella qui incitait ses sujets à réduire les Boamiens en esclavage. Les hommes et les femmes qu’on retirait ainsi des camps de travail vivaient peut-être un peu mieux pendant un certain temps, si leurs maîtres n’étaient pas trop cruels. Mais en aucun cas, ils ne pouvaient avoir la vie sauve. Dès qu’ils avaient cessé de plaire ou d’amuser et, de toute façon, après une durée de service plus ou moins longue, ils allaient au supplice sans rémission.

Comme je dirigeais un camp d’instruction de cinq cents massas, avec une dizaine d’instructeurs et une centaine d’auxiliaires, on voulut bien me considérer comme officier. Je fus informé discrètement que j’avais droit à une esclave… Entre-temps, j’avais communiqué plusieurs fois avec mon jeune ami Iano et je veillais de mon mieux sur lui. Je choisis donc sa mère, Nora, comme esclave. Je la fis venir et lui exposai mon plan. C’était le seul moyen que j’avais de la rapprocher de son fils. Si elle acceptait de vivre avec moi, je ferais sortir Iano du centre d’internement des enfants boamiens et il nous rejoindrait. À elle, bien sûr, je ne demanderais rien, sinon de jouer pour le mieux son rôle quand ce serait utile. Elle me méprisait et me haïssait toujours autant. Mais elle était prête à tout pour retrouver son enfant.

Et puis, grâce à Iano qui m’aimait bien, un rapprochement s’esquissa entre nous. Quant au noble père du gosse, au demeurant, un brave type, je pus le faire évader bientôt. Je fis mes comptes. Il y avait près de six cents Boamiens au camp de Maranover. J’en avais à ce moment envoyé vingt-trois en direction de Viller-Lévy. Je ne savais même pas s’ils étaient tous arrivés. Parmi eux, cinq enfants. Plus Nora et Iano provisoirement à l’abri. C’était dérisoire… Je croyais encore, comme on le racontait, qu’il y avait à l’intérieur du marais poitevin près d’un million de Boamiens. Ce chiffre-là attisait mes rêves. J’aurais voulu les sauver tous avec mes massas. Une armée de massas… ou de simiens, comme on voudra. Ils étaient un peu plus de mille, ces simiens, dans les trois camps d’instruction créés par Monser Vali de Meidelberg. J’aurais voulu marcher à la tête de cent mille massas armés jusqu’aux dents, qu’ils avaient longues et carnassières.

On apprit coup sur coup que l’armée de Gandara avait subi un gros revers aux Asturies et que la reine arrivait enfin. Enfin… dans dix jours. La plupart des gens, les officiers même n’y croyaient plus. Je pariai que cette fois était la bonne et je pris mes dispositions en conséquence. Il fallait prévoir que tous les esclaves en service seraient rassemblés pour le spectacle et remplacés chez leurs maîtres par d’autres venus des camps. Nora et Iano n’étaient plus en sécurité avec moi.

Circonstance aggravante : la police slanvarienne avait fait un effort particulier pour nettoyer le terrain avant l’arrivée de la reine. Les agents ennemis que l’on soupçonnait et surveillait depuis un certain temps avaient été arrêtés. Ma filière normale d’évasion était coupée à la source. Les hautes protections dont je bénéficiais, à l’état-major et à la petite maison du Seigneur, m’avaient permis d’échapper aux premières rafles. Mais j’avais beaucoup d’ennemis dans le clan policier. Si l’on n’osait pas m’enfermer, on pouvait toujours me tirer une flèche empoisonnée dans le dos. De plus, si Nora et son fils disparaissaient, ma responsabilité serait engagée. Tous les soupçons de la police seraient confirmés. Il ne me resterait alors qu’une solution, si toutefois j’avais le temps de la mettre en œuvre : rameuter les massas et tenter de partir vers le nord avec cette troupe improvisée. Nous n’étions pas prêts. Ni eux, ni moi. Notre armement était très insuffisant. Dans un engagement avec l’armée régulière slanvarienne, nous aurions à coup sûr le dessous. Je parviendrais peut-être à gagner la frontière de Viller-Lévy avec une partie de mon groupe, en laissant derrière moi des centaines de cadavres…

Je n’avais pas le droit de me servir du pouvoir que j’exerçais sur les simiens pour les conduire au massacre. D’un autre côté, les abandonner, c’était renoncer à mon grand projet, ainsi qu’à toutes mes chances de libérer encore des dizaines ou des centaines de Boamiens, comme je l’avais espéré. Sur un plateau de la balance, il y avait le destin de Boris Antgordine. Sur l’autre, la vie d’une femme et d’un enfant… Iano se tenait à l’affût des événements. Il se faufilait partout, inventait mille ruses pour observer sans être vu, écouter aux portes ou ailleurs. Il avait une mémoire phénoménale. Il savait donc tout ce qui se passait dans la cité et dans la Maison de Slanvar. Tout ou presque… Il me racontait : « Quand je serai grand, j’irai chez la reine de Gandara pour l’espionner. J’espère que je ne me ferai pas prendre : il y a des supplices terribles pour les espions boamiens…» Nora, par contre, ne semblait pas consciente du danger. Elle flottait dans un cauchemar diffus et ne se rebellait plus contre mes décisions. Elle accepterait de partir tout comme de rester. Elle n’avait plus de volonté propre.

Je choisis enfin de quitter Maranover et Slanvar avec un dernier groupe de Boamiens, dont Nora et Iano. Je reviendrais plus tard chercher ma mère pour la mettre en sécurité. Si je pouvais… Plus tard encore, j’essaierais de récupérer quelques simiens et je… Mais ce n’était qu’un rêve fou.