PROLOGUE
Sur la Terre de la Présence, longtemps après le Moratoire, une nouvelle civilisation était née(1). Puis les Goers étaient revenus de Boam. On les appelait maintenant Boamiens. Ils avaient connu une période de prospérité et de réussite, mais ils avaient finalement échoué dans la mission dont ils se croyaient investis par les Boaras ou Dieu sait qui : créer un avenir glorieux et entraîner l’humanité vers la toute-puissance. Ils étaient redevenus une race persécutée, repliée sur elle-même avec ses coutumes étranges et ses secrets maudits. Ils obéissaient à la loi de Goer – ou Goar – alors que les Terriens adoraient le Seigneur unique de la Terre et des hommes, le Sombre Éclat, qui réunissait en lui l’ombre et la lumière, le bien et le mal, l’espace et le temps… À l’opposition religieuse, une autre s’ajouta : celle de l’idéologie. Les fidèles du Sombre Éclat avaient été séduits d’abord par la doctrine progressiste des Boamiens. Et puis beaucoup avaient pris peur.
— Pourquoi les hommes ont-ils eu peur ? demanda le jeune Boris Antgordine à son père.
Gregori Antgordine répondit :
— Une nouvelle fois, la science et la technologie semblaient menacer la survie de l’humanité.
À la même question, la mère de Boris, Marie-Page Antgordine, répondit par un vieux dicton : « Chien échaudé craint l’eau froide…» Comme Boris exigeait un complément d’explication elle ajouta :
— Depuis que le monde est monde, on en a tellement vu, de ces inventions mirobolantes qui n’ont apporté que le malheur !
Boris interrogea Paul Geronimo, le chef du village d’Arc-du-Loup au sujet des inventions boamiennes. Paul compta sur ses doigts :
— Il y a la communication avec les morts, la création de nouveaux végétaux mauvais pour nos plantes, la transformation des animaux en esclaves intelligents comme les massas gourdins, la maîtrise des forces psychiques, la prévision de l’avenir… Euh, j’en trouve cinq. Mais les Boamiens ont inventé plus de choses que ça. Beaucoup plus.
— Les massas gourdins, c’est bien pratique, dit Boris à sa mère. Je voudrais en avoir un, moi !
— Mais s’ils se révoltent un jour, ils nous tueront tous, répondit Marie-Page.
— Les Boamiens sont plus intelligents que nous, dit Gregori. Plus entreprenants, plus audacieux… Alors, ils nous font peur. Mais ils gagnent à être connus. Et si un jour ils ne sont plus là, on les regrettera.
— Pourquoi ? Ils vont partir ?
— Il faut être bon avec eux pour qu’ils restent.
Le peuple s’était donc mis à craindre l’avenir et à détester ceux qui le préparaient, les savants boamiens et leurs alliés. On se souvenait du Moratoire qui avait été nécessaire quelques siècles plus tôt pour sauver la Terre de la destruction. Une formule nouvelle fut inventée : le Retour de l’Âge d’Or. Inventée par qui ? Boris Antgordine recueillit autour de lui des réponses diverses et contradictoires.
— Par le peuple tout entier.
— Par des sages inconnus.
— Par le Sombre Éclat
— Par G.E.C.O., l’ordinateur qui gouvernait la Terre pendant le Moratoire.
— Par les Prêtres de la Tradition.
Un beau jour, on s’était mis à compter les années à l’envers. Un beau jour, vers 2300 ou 2400 de l’Ère de la Présence.
— Voilà, par exemple, dit Gregori à son fils. Le lendemain du 31 décembre 2430, ç’aurait dû être, suivant la Tradition, le 1er janvier 2431. On a décidé que ça serait le 1er janvier 2429. Et ainsi de suite.
Et Marie-Page raconta :
— L’envoyé du Seigneur a dit aux hommes que l’histoire finirait pour toujours le 21 décembre de l’an 1. Le lendemain sera le premier jour de l’éternité, le commencement du paradis.
Boris ne put s’empêcher de poser la question cruelle qui lui brûlait les lèvres.
— Tu y crois, maman ?
Marie-Page eut un sourire très doux et un peu triste.
— C’est si loin !
La civilisation avait entamé une lente régression. Rien ne pressait. On avait vingt-cinq siècles pour arriver à l’Âge d’Or. La plupart des dirigeants et une majorité de prêtres ne souhaitaient pas se priver trop tôt des avantages de la technologie. Le peuple avait accepté avec enthousiasme cette marche arrière vers le paradis perdu. Les Boamiens, eux, refusaient le retour et le paradis. Boris avait envie d’en savoir plus.
— Qu’est-ce qu’ils veulent, au juste, les Boamiens ?
— Je n’en sais foutre rien ! gronda Gregori. Va donc leur demander.
Non loin du village, près d’une forêt sombre, envahie par le lierre déasil, vivait un ermite boamien, un sage, un philosophe, un sorcier ou n’importe quoi de ce genre. Il se nommait Lori Lazan et passait pour un homme très savant et très serviable, malgré son caractère irascible. On lui donnait soixante-dix ans. Certains prétendaient qu’il avait mille ans. Il était aussi un peu médecin. Il possédait ou fabriquait des vaccins et des antibiotiques. Bien des antigoaristes, des « mangeurs de Boamiens », mettaient leur haine dans leur poche et avaient recours à ses services. Boris eut une idée.
Il se fit un méchant trou à la main avec une pointe rouillée et souillée de terre et alla montrer sa blessure à Lori Lazan.
— Petit imbécile, dit le vieux Boamien. Quand l’Âge d’Or sera venu, il n’y aura plus de médicaments, plus de vaccins, rien. Et les imbéciles qui se planteront un clou sale dans la viande en crèveront. Et ce sera bien fait !
Boris ne se démonta pas. Ce n’était pas sa façon.
— Pourquoi les gens veulent-ils revenir à l’Âge d’Or ?
— Parce que le Sombre les a trompés. Une fois de plus !
Les Boamiens s’étaient donc donnés pour tâche de résister à la régression et de maintenir un minimum de technologie. Cela leur avait coûté cher en méfiance, en mépris, en haine. Cela leur avait coûté cher en souffrance. Peut-être auraient-ils réussi sans l’arrivée d’un nouvel adversaire, imprévu et redoutable : le froid. Imprévue, la glaciation ne l’était pas tout à fait. Astronomes et météorologistes l’annonçaient depuis des millénaires. Mais elle était venue quand on ne l’attendait plus.
— Le froid a précipité le recul de la civilisation, raconta le vieux Boamien à Boris, après lui avoir pansé la main et fait une piqûre au ventre. Les réfugiés du Nord et de l’Est ont afflué en Europe occidentale et ils ont provoqué une formidable crise économique et politique. Une fois de plus, nous les Boamiens, nous sommes trouvés en posture de boucs émissaires. Oui, c’est notre triste sort… Plus tard, des hordes immenses, venues d’Asie centrale, sous les bannières de la Haute-Maison de Gandara, ont envahi l’Afrique du Nord et la péninsule ibérique. Les Gandariens exterminent ou réduisent en esclavage tous les Boamiens des pays qu’ils occupent…
À la grande joie de Boris, Lori Lazan lui avait proposé de revenir pour parler d’histoire, de religion, de science et d’autres choses. Boris avait besoin de l’autorisation de ses parents pour s’absenter longuement. Il avait d’abord parlé à son père. « Hem ? » fit Gregori perplexe. Le jeune garçon baissa les yeux sous le regard durci qui le scrutait. Il n’avait pas compris tout de suite que son père ne croyait pas à l’arrivée de l’Âge d’Or et pensait avec effroi à l’avenir. À l’avenir de son fils… qui mourrait peut-être d’une blessure infectée.
— Je suis d’accord pour que tu y ailles, dit-il enfin, après avoir pesé les risques et les avantages. Mais il faut que ta mère veuille bien. Et puis… si tu y vas, tâche de ne pas trop te faire voir.
— Paul Geronimo sait que je suis allé chez le Boamien pour me faire soigner.
— Paul est un homme bon et loyal. Mais il n’a pas que des amis à Arc-du-Loup.
Marie-Page hésita longtemps.
— Donner notre fils aux Boamiens…
Gregori haussa les épaules.
— Il ne s’agit pas de ça.
— Tu n’es pas d’ici, Gregori. Tu ne connais pas vraiment les gens du pays. Moi, je les connais. Je sais ce qu’ils vont dire ou penser. Et puis c’est vrai que les Boamiens aiment bien attirer des enfants qui ne sont pas de leur race pour les catéchiser. En Terraube, c’est juste mal vu. Mais si une autre Maison prenait la région…
Le père Boris n’ignorait pas ce danger. Mais il pensait à tout ce que le garçon pouvait apprendre auprès d’un sage Boamien.
— La médecine des Boamiens marche bien. Le vieux Lazan a sauvé plus d’une vie, à Arc-du-Loup. Et tous ses secrets vont se perdre… Tu ne crois pas que c’est dommage ?
Marie-Page avait consenti à un essai. Il fut décidé que Boris écouterait la philosophie du vieux sans s’engager et qu’il tâcherait d’apprendre le plus possible de science et de médecine.
— La science est difficile, petit imbécile, dit le vieux. Tu sais à peine lire et écrire. Et tous nos secrets sont imprimés dans la langue sacrée qui a été enseignée par Goar à son peuple, sur la planète Boam. Tu vas commencer par apprendre la lecture, l’écriture et le boamien. On verra après.
La curiosité de Boris pour ces matières de base et sa bonne volonté en toutes choses inspirèrent une certaine bienveillance à son maître.
— Puisque tu es adroit de tes mains, je vais t’apprendre à faire les piqûres avec une aiguille, car il n’y aura bientôt plus de piles pour les injecteurs à pression.
Avec le froid, le retour de l’Âge d’Or s’était accéléré.
— Comme il fallait s’y attendre, raconta Lori, de nouveaux prophètes ont surgi, proclamant que le grand soir de l’Âge d’Or était pour très bientôt. L’an zéro, ça semblait un peu loin à tout le monde. Alors, tu penses si on les a écoutés ! Pas l’an zéro, l’an 2000 ! Pourquoi l’an 2000 ? Parce que c’était un joli chiffre et à portée de génération…
« Certains de ces prophètes soutiennent que le Sombre Éclat a envoyé la glaciation pour détruire plus vite la société technologique, principal obstacle au retour de l’Âge d’Or. D’autres prétendent que le froid est dû à nos manigances, à nous Boamiens. Et ils en concluent que l’Âge d’Or n’arrivera qu’à la mort du dernier des nôtres ! »
— Qu’allez-vous faire ? demanda Boris.
Lori Lazan médita à haute voix :
— Ceux du Terraube nous acceptent encore. Mais pour combien de temps ? Au nord et à l’est, il n’y a guère que des Maisons où on nous chasse : Slanvar, Mayence, Ordentrag, Gemel, Wladimir-Wolinski… Seul le Ser de Viller-Lévy nous protège quand il peut. Mais la Maison de Viller est la plus faible. Les grosses finiront par la dévorer.
« Beaucoup d’entre nous quittent Gallia pour descendre vers la Viennensie. Mais la Viennensie est encerclée par les Gandariens qui sont décidés à nous exterminer. La route du sud est coupée pour les Boamiens. Ou elle va l’être bientôt. D’autres, sachant cela, veulent transformer les nécropoles en forteresses pour résister jusqu’au Jugement. Mais le Jugement, c’est comme l’Âge d’Or : on l’attend toujours…»
— Je voudrais voir une nécropole, dit Boris.
— Un jour, nous irons ensemble visiter les morts !