CHAPITRE V
Épuisé, tremblant de froid et de fièvre, suffoquant dans l’atmosphère chargée du souterrain, Boris perdit aussitôt conscience. Il tomba en avant, sa tête cogna contre un mur. Il roula dans la boue, assommé. Mais il avait eu le temps d’apercevoir, à quelques mètres de lui, sous la lumière dansante des torches, une scène monstrueuse, un rite boamien de folie et d’horreur.
L’évanouissement bienheureux effaça de sa mémoire la folie et l’horreur. Il oublia.
Il fut retrouvé le lendemain par la garde civile de Terraube, errant à proximité de la nécropole, aux trois quarts nu, choqué, amnésique. Paul Geronimo, le chef de village d’Arc-du-Loup, avait attendu en vain ses deux passagers devant la porte de la nécropole, à l’heure dite, comme convenu. En vain. Une heure, deux heures. Il avait trouvé le courage d’entrer dans la nécropole pour chercher le vieux Boamien et son jeune compagnon. Lori Lazan servait de médecin au village et Paul Geronimo comptait parmi ceux qui lui devaient la vie. Le chef se sentait en outre responsable du fils de son ami Gregori Antgordine. Il tenait à les ramener tous deux à Arc-du-Loup.
Dès qu’il fut à l’intérieur de la nécropole, la peur superstitieuse que lui inspiraient les Boamiens lui serra le ventre et lui coupa les jambes. De plus, l’odeur de la déase-base lui donnait la nausée. Il n’insista pas et reprit sa faction à la porte. Encore une heure ou plus. Le soir tombait. Il fit le tour de la nécropole avec sa vieille guimbarde moteur-à-tout. C’était une véritable petite ville. Pas moins d’une centaine d’hectares, calcula-t-il. Des milliers de Boamiens vivants devaient s’y terrer, en compagnie de milliers ou de dizaines de milliers de taniens. Comment chiffrer la population des morts ?
Au fur et à mesure que se prolongeait cette vaine attente, son hostilité grandissait : saleté de Boamiens ! Pourquoi ne pas ouvrir la nécropole aux réfugiés qui logeaient dans de misérables cabanes, sous des tentes ou, au mieux, entassés comme du bétail sous les toits percés des bâtiments en ruine ? « Non, se dit-il, les réfugiés ne voudraient pas vivre dans un cimetière, ni respirer cette atmosphère puante et étouffante. Il faudrait raser, reconstruire, nettoyer la végétation et cantonner les Boamiens dans un secteur à eux, une réserve…»
Ces réflexions occupaient toujours son esprit lorsqu’il se rendit à la commanderie de la garde pour signaler la disparition de Lori et Boris… Il regretta aussitôt cette démarche. Il aurait dû retourner à Arc-du-Loup, prévenir Gregori et les autres, rassembler une troupe nombreuse pour explorer la nécropole. Il y avait au village des hommes moins timorés que lui, il en convenait. Des hommes qui ne craignaient pas les Boamiens ni leurs esprits et qui n’auraient pas hésité à passer toute une nuit au fond d’un cimetière. Jomberg Vendrederen aurait pu commander ces volontaires… Trop tard, le mal était fait.
Pour les autorités locales, c’était une excellente occasion de s’introduire dans la nécropole, de la visiter de fond en comble et de commencer un nettoyage que la population réclamait depuis longtemps et que souhaitait Ser Juventus, Seigneur de Haute-Maison. Ainsi fut fait. Terrorisés, les gardes pénétrèrent l’arme au poing dans le royaume des esprits taniens. Ils se vengèrent sur les vivants de la peur qu’ils avaient des morts. Ainsi commencèrent en Terraube persécutions et pogroms.
En fait, Boris se souvenait de tout ce qui était arrivé jusqu’à sa chute dans le souterrain. Il s’était à demi assommé en tombant. Et puis… Était-ce un cauchemar ou la réalité ? Avait-il vu quelque chose de tellement horrible que sa mémoire refusait de se rappeler ? Ou avait-il rêvé tout cela ?
Et le sac… le sac de vie de Tella existait-il dans sa tête, dans son sang ? Devait-il le garder en lui… le nourrir ? Il préférait oublier, oublier… Devant les gardes et les officiers qui l’interrogèrent, il joua l’amnésie totale. Non, il ne se rappelait pas ce qui s’était passé à la nécropole. Il ne se souvenait même pas d’y être allé avec le vieux Boamien. Il avait juste accompagné le chef Paul Geronimo en ville pour faire des achats avec lui…
De retour au village, il trouva plus commode de s’en tenir à cette version. Il s’efforçait de ne plus penser aux Boamiens, à leurs coutumes mystérieuses et à leurs terribles pouvoirs.
Il avait pris froid au cours de son équipée. Il eut à la suite une très grave bronchite et Lori n’était plus là pour le soigner. Sa mère lui posa des cataplasmes et lui fit boire des tisanes. Ses amis Nina et Gros-Ben lui tinrent compagnie tour à tour. Il demanda à Nina de lui rapporter des baies de lierre déasil. La jeune fille courut à la forêt sombre et remplit son tablier de petits fruits blêmes qui ressemblaient à des boules de gui. Il s’en gava, au grand effroi de ses amis. « Seigneur de la Terre et des hommes ! s’écria Gros-Ben avec son emphase habituelle. Tu vas t’empoisonner et mourir en crachant tes boyaux… Par le haut et par le bas ! » précisa-t-il pour impressionner Nina. Mais Boris se trouva bien de cette nourriture bizarre.
Dès qu’il fut un peu rétabli, il ressentit l’irrésistible attraction de la forêt sombre et de ses végétaux à forte teneur en déase-base. Il partit à l’insu de tous et trouva au bord d’une clairière, à trois ou quatre kilomètres du village, une mare boueuse où poussaient des plantes à bulbe, aux feuilles grasses, en forme de cœur, et aux larges fleurs blanches, très sucrées. Il commença par goûter les fleurs, puis mâcha quelques feuilles. Enfin, il croqua deux bulbes. Puis il repartit dans la forêt et se laissant guider par son instinct, il repéra des baies couleur de miel qu’il dévora aussi.
Quand il revint au village en se cachant, une douce chaleur coulait dans ses veines. Il ressentait ce bien-être mêlé d’excitation qu’il avait connu lors du contact avec Tella, à la nécropole. Encore une chose qu’il aurait préféré oublier. Mais il savait désormais que c’était impossible.
Situé dans une région très boisée, à la limite nord du territoire de Terraube, le village d’Arc-du-Loup comptait environ cinq cents habitants. Les trois quarts appartenaient à une communauté serve, c’est-à-dire qu’ils étaient libres en tant qu’individus, mais que la communauté était liée à la Haute-Maison et devait au Seigneur Juventus la moitié de sa production, plus dans certains cas. Avec un minimum sous lequel il était interdit de descendre à peine de graves sanctions. Et le chef de village devait maintenir la population à un certain niveau. La communauté était surtout constituée de paysans qui exploitaient la terre et la forêt, cultivaient du blé, du seigle, des pommes de terre, élevaient des chevaux, des vaches, des moutons, ainsi que diverses espèces de poissons dans les étangs fortement déasés qui entouraient le village. Les artisans, assez nombreux, travaillaient le bois, fabriquaient des briques, des objets de poterie et entretenaient de leur mieux un matériel mécanique rare et voué à la disparition par le retour de l’Âge d’Or.
La vie était dure à Arc-du-Loup, de plus en plus dure. Pour de nombreuses raisons. Le froid, bien sûr. La belle saison rétrécissait d’année en année. On ne pouvait même plus parler d’été. Et la mauvaise s’allongeait en rapport. L’hiver 2018-2017 commença en septembre et s’acheva en mai, avec un pauvre printemps, venteux et gris. La récolte de céréales fut catastrophique. L’année suivante, la neige recouvrit le sol pendant une période continue de près de quatre mois. Il fallut abattre une partie du bétail.
Ensuite, l’afflux des réfugiés. Moindre que vers 2030-2035, car le gros de la vague était passé, mais pas tout à fait tari encore, avec des groupes qui allaient et venaient en tout sens à travers la campagne gallienne. Certains remontaient même du sud, refoulés par des Maisons peu accueillantes, qui subissaient elles-mêmes la poussée gandarienne. Malgré la mortalité croissante, la population augmentait tandis que les ressources diminuaient.
Cette situation entraînait naturellement la multiplication des conflits frontaliers, surtout dans les régions riches ou réputées telles. Arc-du-Loup dépendait de Terraube, mais les redoutables Gémelliens lançaient des expéditions jusque dans les forêts voisines, qu’ils pillaient volontiers. Ils avaient leurs cités plus au sud et leur territoire prenait la forme d’une pieuvre aux tentacules mobiles, souples, toujours en mouvement. Slanvar occupait les meilleures terres, à l’est, par la négociation ou par la force. Le Ser de Viller-Lévy, qui protégeait les Boamiens, s’installait au nord avec de faibles troupes, mais de gros moyens techniques. On le disait à demi boamien et il semblait peu se soucier du retour à l’Âge d’Or.
Les soldats de Terraube ne se montraient plus dans les villages isolés, pour accompagner les collecteurs de taxes et de récoltes. Les communautés serves n’avaient pas le droit de former des milices armées. Paul Geronimo décida de tourner la loi, avec le consentement des pleins-sujets, qui étaient une centaine à Arc-du-Loup, et des réfugiés les mieux intégrés, au nombre de deux cents environ. Il créa une petite garde d’une trentaine d’hommes, plus autant de réservistes. Un plein-sujet en reçut le commandement nominal. Un serf doué pour les armes, Jomberg Vandrederen, en devint l’entraîneur et le véritable chef. Déjà très appauvrie, la communauté dut financer un budget d’autodéfense… Sur ces entrefaites, le maître d’école se fit tuer par des pillards. On ne le regretta guère, car c’était un fanatique guetteur de miroitements, qui négligeait les devoirs de sa charge et refusait les enfants qui ne lui plaisaient pas ou ceux dont les parents ne lui semblaient pas assez bien-pensants. Sa femme tenta de lui succéder, puis s’en alla en ville, découragée. On sacrifia donc l’instruction à la défense. Beaucoup de gens pensaient qu’il ne servait à rien d’apprendre aux enfants la lecture, l’écriture, le calcul, puisque l’Âge d’Or était proche et qu’ils vivraient bientôt dans une sorte de paradis terrestre, où le Sombre Éclat pourvoirait à tous leurs besoins. Certains enfants refusaient même de participer aux travaux des champs. Ils préféraient guetter les miroitements. Ceux-ci étaient de plus en plus fréquents, ce qui confirmait sans doute la proximité de l’Âge d’Or.
Boris était le plus instruit des garçons de son âge, même en comptant les enfants des pleins-sujets, car il avait étudié avec Lori Lazan. Il ne s’en vantait pas : sa mère lui faisait la leçon à ce sujet. Il savait lire, écrire, calculer. Il avait des notions de science, d’histoire et de géographie. Il connaissait un peu la tradition des Boamiens, comprenait leur langue et savait mille choses vraies ou fausses mais intéressantes sur le monde. Ses amis Nina et Gros-Ben trouvaient sa conversation fascinante. Avec les autres, tous les autres, il se taisait. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir mauvaise réputation… Le moment était venu pour lui de choisir une activité, compte tenu qu’il participerait comme tout le monde aux travaux des champs quand ce serait nécessaire. À la surprise de ses parents et de ses amis, il demanda à devenir élève milicien sous les ordres de Jomberg Vandrederen.
Comme tous les jeunes du village, il aimait aussi guetter les miroitements. Dans l’espoir de devenir guetteurs reconnus, beaucoup de ses camarades se vantaient de succès nombreux et étonnants. Le doyen des guetteurs les interrogeait toujours longuement et une analyse serrée, menée par un homme d’expérience, dégonflait en général la plupart des témoignages. Les tricheurs et les imaginatifs n’abandonnaient pas pour autant. Bien des adultes se mêlaient au jeu, dans l’espoir d’en remontrer aux guetteurs qui n’annonçaient jamais assez d’observations au goût du public, ou peut-être parce qu’ils prenaient leurs désirs pour des réalités… Boris souhaitait autant que n’importe qui voir une manifestation du Sombre Éclat. Nul n’aimait avouer qu’il n’avait jamais surpris le moindre clin d’œil du Seigneur. Chacun soupçonnait les autres de mentir et mentait un peu plus. Sauf exception rare, les miroitements du Sombre Éclat n’apparaissaient qu’aux hommes et aux jeunes garçons. Il n’y avait pas de guetteuses reconnues. Les femmes et les petites filles se rattrapaient avec leurs apparitions privilégiées, lesquelles n’étaient pas cependant interdites aux hommes : le Grand Vieil Hiver, la Bouche du Cheval, la Bête Havette, le Poisson d’argent, la Tête de Boamien… On discutait sans fin dans les chaumières sur le sens exact de ces visions. Le Grand Vieil Hiver annonçait-il l’approche de l’Âge d’Or ou une nouvelle glaciation ? La Bouche du Cheval, disait-on, indiquait une prochaine révélation du Sombre Éclat aux humains. Demain ou dans mille ans ? Et comment la déité de Dieu parlerait-elle aux misérables créatures ? Le Poisson d’Argent était la forme que le Seigneur prenait pour se reposer. En principe, un signe favorable. Mais pourquoi le Seigneur se laissait-il voir en train de dormir, alors que les hommes avaient tellement besoin qu’il s’occupe d’eux ? Tout le monde, il est vrai, se déclarait d’accord sur le caractère néfaste de la Bête Havette (un loup géant) et de la Tête de Boamien (une tête de Boamien !), toutes les deux annonciatrices de malheurs et de calamités.
La plupart des hommes, les guetteurs reconnus les premiers, niaient le sérieux de ces apparitions folkloriques. Le Grand Vieil Hiver excepté : un phénomène météorologique assez fréquent, mais qui ne portait aucun message du Seigneur. Seuls les miroitements sacrés, rares et plus difficiles à observer que le peuple ne croyait, indiquaient en toute certitude la présence du Sombre Éclat. C’étaient des signes chargés d’espoir qui aidaient les gens à vivre et à prendre leur mal en patience. Moins de vingt ans de patience. Dix-huit, dix-sept, seize… Qu’est-ce que seize ans quand le paradis est au bout ? Plus personne ne mentionnait la doctrine orthodoxe qui situait l’Âge d’Or en l’an zéro, c’est-à-dire dans deux bons millénaires. C’eût été, partout, l’émeute.
Boris n’avait vu que le Grand Vieil Hiver, deux ou trois fois. Pas de quoi être fier. Même Gros-Ben avait vu le Grand Vieil Hiver. Le fils de Gregori et Marie-Page n’aimait pas se vanter et mentir comme les autres garçons. Il évitait de parler des miroitements et de toutes les choses divines. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit une réflexion du vieux Lori : « Ah ! ah ! le Sombre a tant fait miroiter des merveilles aux imbéciles, depuis que le monde est monde. Cette fois, il a vraiment réussi son coup ! » Pour les Boamiens, bien sûr, le Sombre avait usurpé la déité de Dieu. C’était un démiurge mauvais qui trompait les hommes de toute éternité. Mais pourquoi diable faisait-il ça ?
Boris n’avouait jamais ces pensées sacrilèges, même à ses amis Nina et Gros-Ben à qui il se confiait avec tant de joie. Même à son père, dont il connaissait pourtant les doutes. Il aurait tant aimé voir de ses yeux un miroitement authentique. « Mais, se disait-il, supposons que tu en voies un. Qu’est-ce ça prouvera ? »
Oui. Que prouvaient au juste les miroitements ? C’était la grande question. Boris avait entendu Maître Witz, le doyen des guetteurs, dire à un autre : « Ces jeunes idiots viennent te raconter qu’ils ont vu pendant une minute un miroitement qui tenait un quart du ciel ou la surface d’un petit étang et ils ne sont même pas émus ! » Le second guetteur avait répondu sur un ton pensif : « Oui, c’est bien le premier signe du mensonge. Nul ne peut voir un miroitement de deux ou trois secondes sans être bouleversé. Et je ne crois pas qu’on soit jamais blasé…»
Il était très difficile d’accéder à la fonction de guetteur reconnu, une sorte de prêtrise qui dispensait les élus de tous travaux matériels. La plupart des garçons qui avaient de bons yeux et l’âme fervente rêvaient de s’inscrire au cours de théologie de Maître Witz. Car guetter ne suffisait pas pour être reconnu. Il fallait savoir ce qu’on guettait et savoir aussi l’expliquer. Et bien d’autres choses encore sur Dieu, le monde et les hommes. Même lire et écrire, ce qui paraissait à beaucoup tout à fait superflu.
Boris avait toutes les connaissances de base nécessaires à un apprenti-guetteur. Il ne s’en vantait pas non plus. Il doutait lui-même que ces connaissances pussent l’aider à vivre ou, au moins, à survivre jusqu’à l’Âge d’Or, si l’Âge d’Or arrivait. Et puis les gens d’Arc-du-Loup semblaient par chance ne plus se souvenir qu’il avait été l’élève choisi du vieux sorcier boamien aujourd’hui disparu. Mieux valait éviter de leur rafraîchir la mémoire.
Alors qu’il commençait déjà à fréquenter le camp de la milice, un terrain conquis sur les buissons, avec deux ou trois cabanes bâties à la hâte, à quelques centaines de mètres du village, Boris fut convoqué à la petite maison du Seigneur (la Grande Maison était l’univers entier…) par Maître Witz, le doyen des guetteurs.
— Gamin, je suis content de te voir !
Maître Witz s’adressait ainsi à tous les moins de quarante ans. Était-il aussi vieux que Lori Lazan ? Il avouait plus de cent ans… C’était un grand et gros bonhomme, lourd mais encore solide et qui ne dédaignait pas les jeunes femmes. Il avait la peau tannée, le visage osseux sous de longs cheveux raides et gris, avec un regard vif, perçant et doux qui rappelait à Boris celui du domologiste. Il s’habillait par coquetterie comme un travailleur. Sous un poncho camouflé de forestier, il portait un gilet à pièces, avec un gousset à pitance sur la poitrine. Ses vêtements de cérémonie, gris métallisé, étaient pendus à l’entrée de la petite maison. Avec lui, les gens de la communauté ne se sentaient pas méprisés.
— Gamin, répéta-t-il, j’ai entendu dire que tu étais le plus savant des garçons de ton âge à Arc-du-Loup. Comment cela t’est venu, je ne veux pas le savoir…
Il eut un rire amical, presque complice, montrant qu’il n’était pas dupe. Boris se souvint qu’il entretenait autrefois d’excellents rapports avec Lori Lazan, malgré la rivalité religieuse qui l’opposait au Boamien.
— Et puis on m’a raconté que tu courais par monts et par vaux et que tu n’avais pas les yeux dans ta poche. Les oreilles non plus, d’ailleurs, mais je crois que c’est moins important. Je voudrais donc te faire passer un petit examen, comme c’est la règle. Mais je suis sûr d’avance du résultat. Tu as d’autres qualités que j’apprécie. Tu es sensible comme une fille et taiseux comme un vieil ours. Il n’y a pas de place pour les bavards chez nous… Tu trouves que je parle beaucoup ? Il faut bien que je t’explique, diable ! Je n’ai pas tous les jours l’occasion de m’adresser à un garçon intelligent et qui sait écouter. Oui, tu feras à coup sûr un bon élève-guetteur. Et tu iras certainement jusqu’au bout de la formation, ce qui n’est pas le cas de tous.
« Je ne te dirai rien des avantages immédiats de la profession. Tu les connais car tu nous vois vivre. Sache bien, quand même, que notre tâche est difficile. Le peuple ne s’en rend pas toujours compte. La difficulté n’a jamais rebuté un caractère bien trempé, n’est-ce pas ? Elle te stimulera. Et si tu es doué comme je le pense, tu ne resteras peut-être pas longtemps à guetter dans un village perdu. Devenir guetteur de Haute-Maison, ça te plairait ? C’est une belle position qui équivaut à un grade d’officier supérieur dans l’armée : colonel ou général… Avec plus de pouvoir réel, en conseillant les grands. Moi-même, j’aurais pu… Enfin, il est trop tard pour moi. Et pour toi, on n’en est pas encore là. Ce qu’il faut dire, c’est que notre rôle sera de plus en plus important dans les années qui viennent. Le Seigneur se manifestera davantage, c’est évident, à mesure que l’on approchera de l’Âge d’Or. Et même quand l’Âge d’Or sera venu, notre action se poursuivra. Nous deviendrons les interlocuteurs privilégiés du Seigneur, alors que les autres hommes n’auront qu’à se laisser vivre. »
Maître Witz eut un sourire rêveur, comme s’il ne croyait qu’à moitié au paradis pour tous dans moins d’une génération. Il se reprit.
— Bien, bien, bien. Je serais désolé de t’enlever à Maître Jomberg Vandrederen, jeune Boris. Mais je ne pense pas que ta vocation soit celle des armes. Et puis dans une communauté serve, tu ne pourras rien faire de mieux qu’un bon sergent archer. Les garçons aptes à ce métier ne manquent pas au village, à ce qu’il me semble. Veux-tu que nous commencions l’examen ?
Boris hocha la tête en un geste vague, qui ne signifiait ni oui ni non. Maître Witz ajouta, comme si cela pouvait faire pencher la balance du bon côté :
— Il y a aussi ton nom. Boris Antgordine : ça sonne bien.
— Oui, Maître Witz, dit Boris.
Le vieux guetteur considéra cela comme une sorte d’accord. Il posa tout de suite les questions rituelles.
— Qui est le Sombre Éclat ?
— Le Seigneur Unique de la Terre et des Hommes, marmonna Boris sans enthousiasme.
— Quelle est sa nature ?
— La déité de Dieu.
— Pourquoi le nomme-t-on ainsi ?
— Parce qu’il est à la fois l’ombre et la lumière.
— Explique-moi cela.
— On ne peut pas l’expliquer, car c’est incompréhensible à l’intelligence humaine. C’est le mystère profond de la déité.
— O.K., fit le vieux guetteur avec bonhomie. C’est enfantin. Maintenant, passons si tu veux aux choses sérieuses. Tu es prêt ?
— Je ne sais pas, Maître, avoua Boris.
Il n’ignorait pas les avantages du métier de guetteur. Avantages matériels et moraux. Il voyait d’abord les seconds : une promotion sociale immédiate qui emplirait ses parents de joie et d’orgueil. Une assurance de sécurité dans un monde où les prêtres du Sombre Éclat disaient la loi et tenaient le haut du pavé… Les avantages matériels n’étaient pas négligeables. Argent, nourriture, vêtements, logements, livres… Ses parents en profiteraient aussi. De plus, il n’aurait pas besoin d’aller travailler dans les champs ou dans la forêt. Ni de se battre en première ligne si le village était attaqué. (Mais si le village était attaqué, il se battrait de toute façon en première ligne…) Et puis il aurait toutes les filles qu’il voudrait. Même les hautaines demoiselles des pleins-sujets. Même des jeunes femmes pour toujours inaccessibles à un fils de serfs, à un paysan ou à un milicien. (Mais il ne voulait que Nina et les autres ne l’intéressaient pas pour le moment.)
Assis dans son fauteuil, les jambes étalées et les mains douillettement croisées sur son ventre, Maître Witz le regardait d'un air bienveillant et inquiet. Oui, inquiet, comme s’il doutait d’avoir été assez persuasif. Boris baissa les yeux. « Si je refuse, il pensera que je suis un mécréant ! » Mais pourquoi aurait-il refusé une proposition aussi avantageuse et honorifique ? Il allait avoir quinze ans. Son apprentissage pourrait commencer n’importe quand. Dans trois ans, il serait un guetteur reconnu, un personnage admiré et envié.
Il frissonna. Cette perspective l’effrayait au lieu de l’enflammer. Peut-être était-ce à cause du sac de vie qu’il avait en lui ? En quoi le sac pouvait-il l’empêcher de devenir guetteur ? Question de loyauté, peut-être. Entrer au service du Sombre Éclat, marqué comme il l’était par les Boamiens – taché, souillé… – n’était-ce pas un sacrilège ?
La tentation d’accepter pour Marie-Page était grande. Ce serait une joie immense pour sa mère. Il faillit céder. Ainsi, il prit conscience de ses sentiments profonds. Il ne souhaitait pas devenir guetteur reconnu. Il guetterait toute sa vie… enfin tant qu’il y aurait quelque chose à guetter. Mais il ne voulait pas en faire un métier, fût-ce le plus brillant de la terre. Oui, il était différent des autres garçons de son âge, pour le meilleur et pour le pire. Il était à moitié boamien. Cela, bien sûr, il ne pouvait le dire au doyen des prêtres du Seigneur. Arc-du-Loup était encore une oasis de tolérance. Et Maître Witz affichait vis-à-vis de tous une bienveillance égale à celle du chef Geronimo. Mais Boris avait l’intuition que cela ne durerait pas. Intuition renforcée chaque jour par les mises en garde et les conseils de prudence de sa mère. Il pensa : « Je dois jouer serré ! »
— Je suis content d’être apprenti-milicien, dit-il à voix basse. J’aime le… euh, le métier des armes.
Maître Witz ne put s’empêcher de ricaner.
— Le métier des armes ! Milicien dans ce trou… tu appelles ça le métier des armes ?
Boris se tut, le cœur battant et les joues rouges. Il chercha un autre argument, puis renonça par tactique. Pour qu’on ne le soupçonne pas d’être un mécréant ou une forte tête, il devait s’en tenir à cette explication : il voulait être soldat. Il avait failli dire : « Je n’ai pas de si bons yeux…» Il prit le contre-pied de cet argument.
— De bons yeux, c’est utile aussi pour être un, euh… un tireur d’élite, Maître !
Maître Witz se mit en colère ou fit semblant.
— Par le Sombre ! Ce petit imbécile veut être tireur d’élite. Tireur d’élite… on croit rêver ! Bon, bon, bon, ne nous fâchons pas. Si près de l’Âge d’Or, ce serait une offense au Seigneur. Je vois bien que tu n’es pas mûr pour commencer tes études de théologie, Boris Antgordine. Nous en reparlerons… Mettons dans un an. Tu reviendras dans un an. Espérons que la providence me gardera en vie d’ici là. Entre-temps, je verrai ton maître actuel et je me tiendrai au courant de tes exploits ! Au revoir, gamin !
En sortant de son entrevue avec le doyen Witz, Boris éprouva une curieuse impression de soulagement. Il n’habiterait jamais la petite maison du Seigneur. Mais la porte de la Grande Maison lui resterait ouverte : le monde serait à lui. Dieu sait comment. On verrait. Il se sentait libre et heureux.
Tout à coup, il eut faim de déase-base et courut dans la forêt où il se rassasia. Il ne parla pas à ses parents ni à ses amis de la proposition de Maître Witz. Sa visite à la petite maison du Seigneur avait été remarquée, mais il n’y eut pas de commentaires au village. Il continua son apprentissage au camp de la milice. Il se révéla médiocre en équitation, mais assez adroit au tir à l’arc. On ne gaspillait pas les munitions pour entraîner les jeunes recrues au fusil.
— Je te garde, lui dit Jomberg Vandrederen après six mois. Ton père aurait trop de peine si je te renvoyais chez toi !
Gregori Antgordine fut tué quelques jours plus tard d’une balle dans le dos par des inconnus, braconniers, pillards ou francs-tireurs d’une Maison voisine. Le meurtre n’avait pas eu de témoins. Le père de Boris n’aurait pas dû être seul… mais il l’était. Du moins c’est ce qu’affirmèrent ses deux compagnons bûcherons. Ils n’avaient rien vu. Gregori était mort au fond de cette forêt où son fils cueillait des végétaux déasiens pour nourrir son sac de vie.
— Je veux devenir sergent archer pour venger mon père ! dit-il à Maître Jomberg.