CHAPITRE III
En ce début du long retour à l’Âge d’Or, deux espèces végétales nouvelles disputaient la biosphère terrestre aux plantes chlorophylliennes : les suntropes clairs, dont l’élément essentiel était l’acide déasique, et les taniphiles sombres, qui devaient leurs caractères à la déase-base. Beaucoup de Terriens croyaient que les Boamiens avaient ramené ces végétaux de leur monde d’origine. Mais, selon toute probabilité, il s’agissait d’espèces créées par l'ingénierie génétique terrestre, entre la fin du Moratoire et le commencement du retour à l’Âge d’Or. Il existait d’ailleurs une flore inclassable, pur produit des manipulations, plantes bizarres, hybrides monstrueux, chimères régressives, prototypes ratés, que les paysans galliens nommaient avec humour « fraisiers à prunes »…
La déase-base se comportait dans certaines conditions comme une éponge psychique. Elle pouvait fixer la pensée ou tout autre manifestation mentale comme une bande magnétique fixait les signaux sonores ou lumineux. Seuls les Boamiens possédaient encore le secret de cette technique, qui semblait proche de la magie. Les Terriens considéraient la déase comme un poison et la détruisaient avec soin dans leurs champs ou autour de leurs lieux de vie. Les Boamiens avaient développé sa propriété la plus spectaculaire qui jouait un très grand rôle dans leur religion et leur culture : une atmosphère imprégnée de déase-base attirait les âmes des morts, que l’on appelait « esprits taniens » ou « images matricielles de vivants ». Une quantité infime de cette substance dans le sang d’un être humain permettait aussi d’accueillir un ou plusieurs esprits taniens dans son cerveau… Les habitations et les villes boamiennes, imbibées de déase-base, formaient des aires taniennes, où les morts séjournaient longtemps avant leur passage dans l’univers-ombre, en attente de la réincarnation ou du Jugement, suivant les doctrines. Dans les dernières années précédant le retour à l’Âge d’Or, les Boamiens avaient développé une civilisation où les vivants et les morts étaient associés étroitement. Où même, disait-on, les morts l’emportaient sur les vivants. Cela sans nul doute contre la tradition que les sages, les « domologistes », conservaient avec un soin jaloux… De plus, les moisissures déasiennes proliféraient sur et dans les murs, à l’intérieur des maisons, sur les meubles, les étoffes, le linge, la nourriture. Elles rongeaient, corrodaient tout, finissaient par détruire les bâtiments et par réduire des villes entières en une bouillie verdâtre. Là où on ne les contenait pas par l’incendie ou grâce à l’acide déasique des suntropes, elles occupaient peu à peu tout l’espace et tout le volume qu’on leur abandonnait… Ainsi, la merveilleuse déase-base, peut-être la plus originale création de la science terrestre, était-elle en train de désagréger la dernière société humaine qui eût osé lui confier son destin.
Depuis longtemps, les Terriens qui dépendaient des nations et Maisons de race pure avaient cessé de cohabiter avec leurs morts, en utilisant la déase-base ou de tout autre manière. Depuis si longtemps qu’ils niaient l’avoir jamais fait. Nous jurons devant le Seigneur unique de la Terre et des Hommes que nous nous sommes toujours tenus éloignés de telles horreurs. Ce sont des mœurs de Boamiens, honteuses, écœurantes et sacrilèges. Nous jurons que ces pratiques nous répugnent !
Les paysans ou les bourgeois qui faisaient appel en secret à un sorcier boamien pour garder auprès d’eux un cher défunt étaient presque partout passibles de sanctions religieuses ou civiles, qui variaient suivant les pays, les législations et les maisons, mais qui avaient tendance à devenir de plus en plus lourdes. Les Terriens considéraient depuis toujours les Boamiens avec suspicion, envie et mépris à la fois. Le retour vers l’Âge d’Or avait entraîné une rupture presque totale entre les deux communautés, dont l’idéologie et les idéaux divergeaient par trop.
Dans certaines régions de passage, ouvertes à l’afflux des réfugiés, comme la Terraube et d’une façon générale tout l’est du pays gallien, on les tolérait mieux qu’ailleurs, à condition qu’ils ne se mêlent pas trop à la vie et à l’activité des gens du pays. On ne leur disputait pas leurs villages, leurs quartiers, ni leurs maigres territoires. Du moins officiellement. En fait, avec l’arrivée des réfugiés du Nord, la population augmentait sans cesse. La pénurie de logements s’accroissait. Les Boamiens pauvres – c’est-à-dire ceux qui refusaient l’accumulation des richesses, suivant la pure doctrine – se voyaient peu à peu refoulés hors des villes et des villages galliens. Ils allaient vivre avec leurs morts dans les vastes nécropoles, qu’on appelait « châteaux du crépuscule » ou « châteaux pourris ». Là, proliférait une végétation déasienne touffue de huppeloques, de lierre déasil et de moufles de velours, tandis que la faune classique des villes et des égouts cohabitait plus ou moins pacifiquement avec les rongeurs hume-pierre. Quelques nécropoles avaient été transformées en forteresses, à la grande colère des chefs de Maison. Ce serait même le casus belli que la plupart de ces dirigeants recherchaient avec les Boamiens.
Rien n’arrêtait la croissance des végétaux taniphiles… sinon celle de leurs concurrents, les suntropes. Dans la civilisation boamienne, les vivants et les morts se partageaient le sol. Il y avait peu de place dans cet équilibre pour les végétaux neutres, les chlorophylliens… et pour les humains non-Boamiens. Ce qui permettait aux défenseurs de la race pure, aux sectateurs du Sombre Éclat, de proclamer : c’est eux ou nous !
En réalité, l’acide déasique ne détruisait pas les plantes chlorophylliennes : il présentait seulement une faible compatibilité avec elles. De plus, les suntropes se montraient en général les meilleurs dans le « struggle for life ». La concurrence se révélait donc catastrophique pour les neutres. La déase-base était plus accueillante avec ceux-ci. Elle s’infiltrait dans leur sève comme un esprit tanien dans le cerveau d’un hôte. Les taniphiles se mêlaient ainsi à la flore classique, la métissaient, l’aidant à survivre et à se défendre contre les suntropes. Le lierre déasil, qui abondait dans les forêts sombres de l’est et qu’on trouvait dans les nécropoles au milieu des taniphiles, était le meilleur exemple d’hybridation réussie. Mais ce n’était que du lierre, un parasite sans aucune utilité autre qu’ornementale, et la réussite ne suscitait guère l’enthousiasme des populations.
Néanmoins, les doctrinaires terriens avaient tort : un réel équilibre s’était établi avant le retour à l’Âge d’Or, entre suntropes, taniphiles et neutres. À l’avantage d’une association taniphiles-neutres dans l’Est et le Nord : ainsi, les seuls suntropes que l’on rencontrait en Terraube étaient les jolis safrans des tourbières, dont on tirait une liqueur et une teinture. En Europe du Sud et en Afrique du Nord, les suntropes l’emportaient, sans occuper beaucoup plus de cinquante pour cent du terrain. Ce qui semblait déjà un peu trop…
Le peuple boamien jouait un rôle certain, encore qu’obscur, dans le maintien de cet équilibre. Or, peu après le commencement du Retour, persécutions et pogroms s’étaient multipliés, du fait surtout de la Maison de Gandara qui étendait désormais son influence du Maghreb à l’Ibérie et jusqu’en Aquitania. Les Gandariens venaient d’Asie centrale. Ils vénéraient la reine Lha-Antella, qui voyageait dans un mystérieux aéronef et s’était fixé pour tâche d’éliminer tous les Boamiens, les chiens goars, de la surface de la Terre. Les Boamiens fuyaient donc devant les forces de Gandara, vers le sud, vers le nord, vers l’ouest, n’importe où. Ceux qui ne pouvaient s’échapper à temps étaient exterminés ou réduits en esclavage, en attendant leur supplice.
Avec eux, périssaient en grande partie les plantes taniphiles et les moisissures qui les entouraient et retenaient leurs morts. Les suntropes en profitaient pour se répandre et foisonner, dans une joyeuse débauche de jaune, de rouge et d’orangé, les couleurs solaires. Les Gandariens avaient d’abord favorisé leur expansion, allant jusqu’à cultiver certaines variétés fruitières, qui produisaient des citrons gros comme des melons et des courges au goût de pamplemousse. Les suntropes étaient gros producteurs d’agrumes et d’espèces sucrières. Mais ils ne pouvaient assurer à eux seuls l’alimentation humaine, ni même celle du bétail. Aucun système digestif ne résistait longtemps à un régime de provenance suntropique exclusive. Des carences se manifestaient très vite… En outre, les suntropes les plus vigoureux étaient des variétés florales, magnifiques mais peu utiles et parfois toxiques.
Les Gandariens avaient déchanté. Ils n’avaient pas pour autant changé de politique vis-à-vis des Boamiens. La reine Lha-Antella avait décidé d’employer le feu sur une grande échelle, pour refouler ou détruire les suntropes avant de réimplanter la végétation classique. Ses armées créaient ainsi, chaque année, des milliers d’hectares de désert… où renaissaient bientôt les suntropes.
Telle était la situation en Europe occidentale vers 2012 avant l’Âge d’Or, tandis que deux événements historiques majeurs se préparaient : la bataille du marais poitevin, entre Gandara et les maisons du Nord, et la première Croisade sombre, qui allait réunir toutes les forces galliennes contre les envahisseurs suntropes.