CHAPITRE VI

À la fin du triste et bref été 2013, Boris prit part aux patrouilles de la milice d’Arc-du-Loup : patrouilles de jour seulement et à proximité du village. Jomberg Vandrederen ne lui permettait pas encore de sortir la nuit ou le jour en forêt profonde. « Ce n’est pas que je n’aie pas confiance, disait le chef. Mais ta mère a besoin de toi. Elle ne me pardonnerait pas si je te faisais tuer ! »

Marie-Page travaillait maintenant à la petite maison du Seigneur. Elle s’occupait du ménage des quatre guetteurs reconnus, dont Maître Witz, qui vivaient là. Deux autres habitaient des maisons indépendantes, parmi les plus belles du village, avec leurs compagnes, parmi les plus belles aussi. Deux femmes et deux jeunes filles aidaient la mère de Boris dans son service. Outre le linge et la cuisine, il y avait depuis peu un jardin et une serre, créés par Maître Witz. « Il n’est pas juste que nous nous fassions entretenir par la communauté comme des chevaux de Haute-Maison, disait le doyen. Nous devons produire au moins une partie de notre nourriture. » Il n’allait pas toutefois jusqu’à travailler de ses mains… Marie-Page avait donc la charge des cultures. Elle essayait de faire pousser des arbustes et des légumes suntropes. Un visiteur de l’Église avait apporté plants et semences au doyen. Boris observait de loin ces espèces végétales qu’il savait dangereuses pour lui. Les suntropes pouvaient tuer son sac de vie… Et après ? Il aurait bien voulu se débarrasser de ce monstre affamé, tapi au fond de son corps. Il pensait : « Si les suntropes des guetteurs donnent des fruits, je me laisserai peut-être tenter. » Mais il ne doutait pas que le sac de vie se défendrait et que son agonie serait longue et douloureuse.

Marie-Page et son fils partageaient le premier étage d’une grande cabane de bois avec deux autres familles, les Pray et les Paderborn. Ces derniers étaient des réfugiés envahissants et accapareurs qui ne prononçaient pas cinq mots de gallien par jour. En tout dix personnes. La veuve et l’apprenti n’avaient droit qu’à un coin minuscule et obscur. Les animaux, vaches, moutons, porcs, une jument et un mulet, occupaient tout le rez-de-chaussée. Ils servaient de chauffage aux humains, mais leurs odeurs étaient pénibles… Maître Witz, connaissant cette situation, invita Marie-Page à s’installer avec le gamin à la petite maison du Seigneur… qui n’était pas si petite. Les guetteurs voulaient bien se serrer un peu pour faire de la place à leur servante dévouée, encore jeune et fort belle de surcroît. Marie-Page pensait que Maître Witz voulait surtout coucher avec elle. N’importe quelle femme du village aurait été fière de ce choix. Elle ne pouvait pas rester toute la vie fidèle à un mort. Elle accepta en soupirant. Boris fut heureux de quitter la promiscuité de la cabane. Il savait que le doyen avait au moins autant de visées sur lui que sur sa mère. Le piège se refermait. Il ne vit qu’une parade : devenir très vite un très bon milicien.

Il se montrait assidu et docile à l’entraînement, bien qu’il s’y ennuyât fort. Il aurait naturellement préféré se distinguer sur le terrain. Jomberg Vanderderen ne lui en donnait pas souvent l’occasion. Il croisait parfois Maître Witz dans la cour de la petite maison du Seigneur, le matin ou le soir. Le doyen des guetteurs lui disait avec un clin d’œil : « Je me tiens au courant de tes exploits, gamin ! » Des exploits, Boris souhaitait en accomplir de si grands qu’on ne pourrait plus se passer de lui à la milice d’Arc-du-Loup. Il priait Dieu de le mettre à l’épreuve le plus tôt possible. Dieu : le Sombre et Goar réunis, sans oublier quelques anciennes divinités de la Terre, comme Allah ou Géova. Il allait être exaucé bien au-delà de ses espérances.

Les pillards à deux et quatre pattes hantaient les abords du village avec toujours plus d’audace. Les routes n’étaient pas sûres. « La faim fait sortir le loup du bois », disait Jomberg avec sa placidité habituelle. Tous ne sortaient pas du bois : beaucoup y restaient. Les hommes n’allaient plus en forêt que par groupes de quatre au minimum, armés ou accompagnés de miliciens. Les femmes avaient renoncé à la cueillette des baies, des châtaignes, des faînes et des champignons. C’était une perte grave pour la communauté.

Les rôdeurs n’étaient pas toujours des vagabonds crevant de faim. Il y avait aussi les petits commandos gémelliens qui opéraient de plus en plus près des villages terraubiciens. À l’est et au sud, plusieurs de ces villages avaient été annexés par Gemel, Slanvar ou d’autres Maisons rivales. Arc-du-Loup figurait sans nul doute dans les visées de Gemel. L’étau se resserrait. Le chef de district Romvo Lakdal, qui représentait le Ser Juventus dans ce qui restait des possessions terraubiciennes à la lisière nord-est du territoire, s’en allait chaque soir au chef-lieu de Maison avec une escorte de gardes et de massas. Les pleins-sujets fermaient leurs bicoques pour se réfugier dans les villes. Les paysans et artisans de la communauté serve n’avaient pas le choix. Ils restaient sur place en essayant de sauvegarder leur demi-indépendance, les armes à la main s’il le fallait.

En s’en allant, les pleins-sujets emmenaient naturellement leurs massas, quand ils en avaient. Un massa gourdin était un singe adapté ou un humain animalisé. Ou encore un mélange des deux. Son apparence se situait à mi-chemin. Son intelligence l’apparentait plutôt à un anthropoïde peu doué. Comme son nom l’indiquait, la seule chose qu’il savait faire, c’était tenir un gourdin et taper. Il y avait eu des massas au cerveau plus développé, adaptés à des tâches physiques et manuelles complexes. Tous étaient des produits du génie génétique de la période précédente. « Damnées inventions de Boamiens ! » disait la voix du peuple. Mais rien ne le prouvait. Les espèces intelligentes paraissaient dangereuses. On les avait pourchassées et exterminées au début de Père du Retour. On n’avait gardé que les massas gourdins, parce qu’ils étaient fidèles comme des chiens et faisaient de bons gardes du corps. En outre, ils passaient pour inoffensifs. Leur fidélité allait plus au lieu qu’au maître et quand ce dernier les emmenait avec lui dans un nouvel habitat, ils s’enfuyaient parfois pour revenir à l’endroit où ils avaient longtemps vécu.

C’était arrivé à Arc-du-Loup… La communauté serve n’avait pas le droit de posséder ce genre de bétail, d’ailleurs méprisé par les paysans. Quelques pleins-sujets en avaient un ; certains parmi les plus riches deux ou trois. À l’époque de la grande prospérité, le village en comptait une bonne centaine. Vers 2013 il en restait une quinzaine, propriété des pleins-sujets qui n’étaient pas partis, et peut-être autant qui erraient aux alentours à la recherche d’un maître pour remplacer celui qu’ils venaient de quitter. Ils ne se laissaient pas facilement approcher et encore moins adopter. Ils avaient même tendance à devenir sauvages.

La même chose se passait dans les villages voisins. Sans cesse chassés par les groupes de pillards et par les commandos gémelliens ou autres, des centaines de massas commençaient à se rassembler en petites bandes pour piller les récoltes, les silos, les réserves. On racontait même qu’ils n’étaient plus tout à fait végétariens.

Une tâche de la milice était donc de les éloigner et, si nécessaire, de les abattre. Très vite, « si nécessaire » devint « si possible ». Mais Jomberg Vandrederen répugnait à faire tirer sur ces demi-humains, grandes victimes avec les Boamiens du Retour à l’Âge d’Or. Boris soumit à son chef l’idée de les attirer au camp ou ailleurs, d’en capturer quelques-uns et de les apprivoiser pour en faire des aides-miliciens. Personne ne croyait que ce fût possible. Il y eut quand même une discussion générale à ce sujet. Le chef de village, Paul Geronimo, et Maître Witz furent consultés.

L’opinion du doyen des guetteurs fit en fin de compte l’unanimité. On arriverait peut-être à capturer et même à apprivoiser deux ou trois massas. Au prix d’efforts qui seraient de toute façon hors de proportion avec ce maigre résultat. On parviendrait peut-être même à en faire des simulacres de combattants… et la milice deviendrait la risée de toute la population. Oui, c’était vraiment la chose la plus idiote qu’on puisse imaginer. Maître Jomberg, qui ne partageait pas tout à fait ce point de vue, s’inclina de mauvaise grâce.

— Personne ne veut de ton idée, dit-il à Boris sur un ton affectueux. C’est peut-être dommage. Mais on a déjà bien assez de bouches à nourrir !

Assez de bouches à nourrir ? L’allusion visait clairement les guetteurs reconnus et les pleins-sujets qui, pour la plupart, ne fichaient rien de leurs dix doigts.

— Si on essayait quand même ? avança Boris avec espoir.

— Tu y tiens donc tant ? Essaie tout seul, si tu veux. Tu verras comme c’est facile !

Boris serra les poings. Jomberg était un bon chef et un ami sûr. Il ne lui en voulait pas. Mais la bêtise de tous les villageois l’écœurait. Il s’était persuadé qu’on pouvait constituer une troupe de massas gourdins, nombreuse, loyale et combative, qui rendrait Arc-du-Loup imprenable et découragerait d’avance tous les ennemis tapis aux frontières.

— Il y a des milliers de soldats sans chef dans la forêt ! dit-il à son ami Gros-Ben.

Celui-ci répéta docilement : « Il y a des milliers de soldats sans chef dans la forêt…» Il répétait toujours, sur un ton d’adoration, ce que disait Boris. Il n’en savait pas plus.

— Si on pouvait les rassembler et les armer pour nous, on serait invincibles.

— Si on savait les rassembler…

— Tais-toi. Laisse-moi réfléchir. Je t’aime bien, mais tu n’es pas beaucoup plus malin qu’un massa gourdin !

— Un peu plus, répondit Gros-Ben sur un ton modeste mais fier.

 

Vint l’hiver 2013-2012, qui fut plus doux et plus court que les précédents. Était-ce un simple répit dans le processus de glaciation ou le début d’un réchauffement ? Les Terriens ne possédaient plus assez de chercheurs, de techniciens, d’universités et de laboratoires pour répondre ; de façon scientifique. Les théologiens ne connaissaient qu’une explication : « C’est l’Âge d’Or qui arrive. »

La guérilla aux frontières de Terraube s’apaisa, les cinq Maisons qui s’affrontaient dans la région – outre Terraube elle-même, il y avait Gemel, Ordentrag, Viller-Lévy et Slanvar – ayant conclu une trêve. Chacune – saut Terraube en pleine déconfiture – tentait de renforcer ses positions en vue d’étendre son territoire au détriment de la plus faible – Terraube – le moment venu.

Pourquoi Terraube était-elle en pleine déconfiture ? Pour deux raisons au moins. Avant l’ère du Retour, les Boamiens représentaient plus d’un quart de la population des villes et des villages de la Maison : le quart le plus instruit, le plus actif, l’élément moteur de la société. À cause de cela, les persécutions avaient commencé plus tard qu’ailleurs. Elles avaient été moins cruelles que dans les Maisons de Gemel, Ordentrag et Slanvar. On s’était contenté d’enfermer les Boamiens dans des ghettos, qui étaient en général les nécropoles, ou de les forcer à partir vers le sud ou le sud-ouest : le Marais Poitevin était devenu une enclave boamienne… De toute façon, en se privant d’eux, de leur savoir et de leur activité, la société terraubicienne se suicidait. Ainsi déliquescente, elle fut incapable d’intégrer les réfugiés que les autres lui renvoyaient en masse. De plus, elle comptait de nombreuses communautés serves. Et ses pleins-sujets avaient pris l’habitude de se laisser entretenir et de vivre dans l’oisiveté. Ils étaient bien incapables de prendre la place des Boamiens.

Une température plus clémente et quelques mois d’une paix précaire en attendant l’invasion : il n’en fallait pas plus pour qu’on en vînt à saluer la Trêve de Dieu. D’autant que les guetteurs, reconnus ou non, notaient une augmentation certaine des miroitements et des apparitions. Des sceptiques invétérés, comme Jomberg Vandrederen, n’osaient plus ricaner en parlant de l’Âge d’Or prochain.

Ces circonstances favorables permirent aux habitants d’Arc-du-Loup, ainsi qu’à des millions d’êtres humains, de survivre au moins jusqu’à l’année suivante, alors qu’à la fin de l’été 2013, la situation était désespérée. Le printemps s’annonça. « Il sera pourri ! » prédisaient les mauvais prophètes. Or il fut précoce et beau.

Les massas gourdins sortirent d’hibernation. On leur avait attribué la faculté de vivre au ralenti par pure commodité, pour pouvoir les mettre en sommeil quand on n’avait pas besoin d’eux. Beaucoup de ceux qui vivaient maintenant à l’état sauvage se sauvèrent en s’enterrant pendant l’hiver sous la neige ou Dieu sait où. Quelques-uns avaient tout de même péri. Moins nombreux, les survivants se montraient aussi moins audacieux, moins actifs dans la recherche de nourriture. Les hordes tardaient à se reconstituer. Des bagarres éclataient entre individus ou petits groupes pour une châtaigne ou un navet. La milice avait repris ses expéditions. Cependant, Maître Jomberg recommanda à ses hommes de ne plus gaspiller leurs munitions sur des bestioles sans défense. « Les autres s’en chargeront bien ! » ajoutait-il. Les autres, c’étaient naturellement Gemel, Ordentrag et Slanvar, les Maisons rivales qui pourchassaient avec autant de férocité massas et Boamiens.

Boris pensait toujours à son projet. Il ne voyait pas mieux comment le réaliser : l’approche des massas se révélait encore plus difficile qu’avant l’hiver… Un jour, en milieu d’après-midi, alors qu’il s’entraînait au tir à l’arc, sous la surveillance du sergent Bert Djendry, Nina se précipita vers lui en faisant voler sa jupe, haletante, échevelée, bégayant son nom.

— Cette fille a besoin de toi, je crois ! dit Bert Djendry d’un air méprisant.

Les trois garçons qui s’entraînaient avec Boris étaient torse nu comme lui. Bert Djendry avait gardé sa tunique boutonnée jusqu’au cou. Il paraissait insensible à cette chaleur inhabituelle qui accablait tous les autres. D’un geste machinal, Boris ramassa sa chemise de toile posée sur une barrière et s’en servit pour se frotter la poitrine et les bras.

— On ne s’essuie pas avec sa chemise, espèce de cochon ! dit le sergent.

Nina observait la scène à quelques pas, en reprenant son souffle. Décidé à devenir un bon et fervent milicien, Boris ne pouvait se rebeller et devait accepter toutes les avanies de la discipline.

— Excusez-moi, sergent, dit-il sur un ton déférent.

Il commença à enfiler sa chemise.

— Où vas-tu ? demanda Djendry.

— Sergent, je me permets de vous faire remarquer que je ne suis pas en service !

— Parfait. Alors, tu ne reviendras pas t’entraîner ici quand tu ne seras pas en service. Va donc retrouver cette petite pute qui est visiblement en chaleur !

Boris fit semblant de ne pas avoir entendu. Il se savait protégé par Maître Jomberg qui n’aimait pas Djendry. Il rejoignit Nina et l’embrassa tendrement devant le sergent et ses camarades, attentifs et moqueurs. Il voulait qu’on le croie engagé avec cette fille. Mais ce n’était encore qu’un jeu.

— Tu sens la sueur ! fit-elle.

— Toi aussi. Bouche-toi le nez et prie le Sombre de transpirer comme ça toute ta vie !

Elle rit.

— Tu sens le massa ! Justement, je venais te dire qu’il y a un massa blessé à la forêt des Harles… dans les houx sombres, près de la fontaine perdue… Tu vois ?

— Je vois, dit Boris avec calme. Mais tu vas pas me raconter que tu es allée seule à la forêt des Harles ?

— J’en viens. Mais il y a Gros-Ben et Noëlla.

— Et qu’est-ce que vous foutiez là-bas, à presque cinq kilomètres du village, sans escorte ?

— Les champignons se trouvent ! cria Nina. Tu ne peux pas savoir. Des russules comme tu n’en as jamais vu. Et d’autres, des bolets, de tout.

— Si ça vaut la peine, on fera une patrouille pour vous accompagner. Et on vous aidera à la récolte. Parle-moi de ce massa. Blessé, tu dis ?

— Dans les épineux, au fond d’un trou. Il a perdu beaucoup de sang. Il ne bouge pas, mais il respire encore… Gros-Ben le surveille.

— Gros-Ben le surveille ? Tu veux dire qu’il dort tranquillement à côté. Où est Noëlla ?

— Elle est revenue avec moi. Mais elle ne veut pas retourner là-bas. Elle a peur des massas. Arrêtons-nous une minute, j’ai un point de côté.

— Tu vas rester là. J’irai seul.

— Non !

Boris savait par expérience qu’il ne servait à rien de discuter avec Nina. Il soupira. Il ne pouvait l’évincer alors qu’elle avait fait un gros effort et pris des risques pour le prévenir. Il la prit par la taille en se retournant pour voir si le sergent les guettait. Ce Djendry était un fléau. Mais Boris savait qu’il dépendait de lui pour longtemps encore. Il se taisait donc, grinçait des dents et serrait les poings.

— Écoute, dit-il à Nina, nous allons faire semblant d’aller vers le bois ensemble. Puis nous reviendrons sans nous montrer. Nous irons à l’écurie de la milice prendre mon cheval. Tu monteras en croupe. On sera à la fontaine perdue en un peu plus d’un quart d’heure.

— Non, dit Nina.

Boris n’insista pas. À ce moment, Djendry le rappela.

— Laisse ton arc ici, Antgordine.

Boris secoua la tête d’un air furieux.

— Obéis, souffla Nina. C’est pas le moment d’avoir des histoires avec ton chef.

« Mon chef ! » grogna Boris. Il soupira et revint aux baraques. La plus solide, au milieu du camp, servait d’armurerie.

— Tu n’en as pas besoin pour ce que tu veux faire, dit le sergent sur un ton sarcastique. Je suppose que tu as ton instrument avec toi !

Boris blêmit. Djendry le dominait d’une tête. Grand, maigre, les mains sur les hanches, il se donnait volontiers des airs de grand baroudeur. Mais ses doigts caressaient distraitement l’étui du pistolet attaché à sa ceinture. L’arme était sa propriété personnelle. Une arme à rayons qui faisait de lui un des hommes les plus redoutés d’Arc-du-Loup. Il ricana.

— Tu as dit « Sergent » ? Quoi ? Continue ?

— Moi, j’ai dit « Sergent » ? Oh, Sergent, excusez-moi de vous avoir manqué de respect !

— Ah bon ? Tu m’as manqué de respect ?

Le sergent fronça les sourcils, se balança d'une jambe sur l’autre, incapable de cacher sa surprise et son hésitation.

— En pensée ! dit Boris et il s’en alla poser son arc à l’armurerie.

— Tu me paieras ça, sale petit Boamien ! gronda Djendry.

Boris retrouva Nina et ils s’engagèrent en courant dans un sentier de la forêt. Il méditait la menace du sergent. « Sale petit Boamien…» Des paroles en l’air ? Pas sûr. Djendry lui en voulait et se vengerait un jour d’une façon ou d’une autre. Il calcula : « Est-ce qu’on aura le temps de ramener le massa avant la nuit ? » Le ramener où ? Comment ? Il n’en savait rien. Il ne savait qu’une chose : il serait mal accueilli et il aurait de nouveaux ennuis. Jomberg ? Il était le chef des miliciens : pouvait-il défier l’opinion de ses hommes et s’opposer à Djendry qui avait un clan à lui ? Sa mère l’aiderait. Maître Witz accepterait peut-être d’accueillir un massa à la petite maison du Seigneur. C’était un homme intelligent et… « Non, décida Boris. Je ne demanderai rien aux guetteurs ! » Il prit le bras de Nina.

— Pourquoi tu n’as pas voulu venir à cheval avec moi ?

— Parce que, dit-elle. Parce que tu n’as pas le droit de prendre ton cheval sans être en service et que Djendry attend la moindre faute pour te chasser de la milice…

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais parce que Djendry s’intéresse à moi et que… je le sais ! Fais-moi confiance. Et puis il fait très chaud. C’est pas ton avis ? Alors, je suis nue sous ma robe. Voilà ? Je… J’étouffais. Je ne peux pas me tenir à cheval comme ça. Ne regarde pas. Il n’y a rien à voir !

— Garde ton souffle ! dit Boris.

Mais il posa tout de même la question qu’il avait sur les lèvres.

— Qu’est-ce que tu as fait de ta culotte ?

— Je l’ai donnée à Gros-Ben qui l’a mise dans sa poche. Il faudra que je pense à la reprendre.

Boris serra le bras de sa compagne et freina sa course. Nina se laissa retenir comme elle s’était laissé entraîner. Elle se retourna en souriant.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ne fais pas l’idiote. Tu as deviné. Je pense que le massa nous attendra. Puisqu’il est blessé et ne bouge pas… De toute façon, on ne peut rien faire pour lui maintenant. Je propose qu’on s’arrête un tout petit moment.

— Ah bon. Et pourquoi ? demanda Nina moqueuse.

— Pour faire un échange de sueur ! répondit Boris.

Ils firent l’amour sous la surveillance d’une demi-douzaine de harles, des sortes de dindons sauvages, carnivores et agressifs, qui semblaient se demander pourquoi ces corps étendus sur la mousse, un instant immobiles, pareils à des cadavres, se mettaient soudain à bouger avec frénésie. Les harles étaient des animaux stupides, mais ça faisait quand même plaisir de voir qu’ils avaient survécu à l’hiver.

— On a pris de l’avance sur l’Âge d’Or, nous deux ! dit Nina en se relevant.

— J’espère que ça durera mille ans pour nous ! dit Boris.

— Mille ans ?

— Djendry m’a traité de sale petit Boamien. Il paraît que les Boamiens sont immortels…

— Bêtises ! dit Nina.

Les harles s’éloignèrent écœurés.

Quand Boris et Nina arrivèrent à la fontaine perdue, Gros-Ben dormait en toute quiétude sous un taillis, au milieu d’un tapis de champignons verts. Nina le réveilla en lui mettant le gros orteil dans une narine. Il toussa et se dressa avec un bâillement sonore.

— Oh, vous êtes là ? Vous avez fait drôlement vite. Personne n’est venu. J’ai été bien tranquille.

Boris éclata de rire.

— Et le massa ?

— Il a dormi tout le temps.

— Tu es sûr ?

Gros-Ben acquiesça en riant, moins qu’à moitié dupe de lui-même. Il frotta son épaisse tignasse rousse avec ses mains calleuses et puissantes. Il propulsa, non sans une certaine agilité, sa lourde carcasse jusqu’au bord d’une falaise dominant un chaos de blocs granitiques. Entre les rochers, le houx déasien, très sombre, hérissé de longues épines noires, formait des fourrés enchevêtrés, impénétrables. Le massa était bien là, dans un creux moussu, au pied de la falaise. Il donnait en effet l’impression d’être endormi. Il y avait quelque chose d’enfantin dans sa posture. De longues traînées sanglantes maculaient son pelage ras, brun foncé. Le rocher au-dessus de lui projetait une ombre sur sa tête qu’on voyait mal. Boris jugea qu’il appartenait à la grande espèce, la plus proche de l’homme par l’aspect général, malgré sa fourrure épaisse et sa face prognathe.

Boris évalua la distance : une quinzaine de mètres. La falaise, un gros talus de rocaille, semblait facile à dévaler. Le massa s’était-il blessé ainsi en tombant ? Non, il avait dû être attaqué par des animaux. Peut-être des chiens, des loups ou des ours. Boris penchait pour les loups. Mais pourquoi ceux-ci avaient-ils abandonné la poursuite au moment où leur proie était à merci ? Peut-être avaient-ils perdu sa trace beaucoup plus loin ? Non, impossible avec le sang que perdait à coup sûr le massa blessé. Des hommes ? Non, ce n’étaient pas des blessures infligées par les armes des hommes.

L’être s’était recroquevillé en chien de fusil. Étendu de tout son long, ou campé sur ses fortes jambes un peu arquées, il devait mesurer plus de deux mètres. Et il pesait au moins cent vingt kilos. Un colosse à l’intelligence bornée d’anthropoïde. Ou même sans intelligence du tout, comme le pensaient la plupart des gens. Un singe abruti ou pire… Boris cherchait à se souvenir d’une réflexion que lui avait faite Lori Lazan, le vieux Boamien, au sujet des massas gourdins. Une réflexion importante, sans doute. Mais il l’avait oubliée… En tout cas, il avait depuis longtemps le sentiment que ces êtres étaient beaucoup plus proches de l’homme qu’on le croyait.

Accroupi au bord de la falaise, il observait de toute son attention la forme sombre couchée devant les épineux. Une main serrait encore une grosse branche lisse, une branche de bouleau peut-être. Un massa gourdin ne lâchait jamais son gourdin. Un fait curieux que nota Boris : on eût dit qu’au moment où il était tombé il se dirigeait vers la falaise, comme s’il avait décidé de rebrousser chemin. « Oui, c’est ça. Il s’est aperçu qu’il ne pourrait jamais traverser les épineux…» Le cœur de Boris battait fort. Le jeune milicien d’Arc-du-Loup se sentait vivre avec une extrême intensité. C’était comme l’amour avec Nina, mais plus fort, plus exaltant. Il avait conscience d’engager sa destinée. À cause de cette menace que Djendry lui avait jetée, il n’éprouvait plus aucun scrupule à se retrancher de la communauté qui était la sienne. Il se sentait tout à coup étranger. Il oubliait sa mère, ses amis, Nina. Plus rien ne comptait pour lui que ce monstre blessé, mourant peut-être, qu’il devait sauver. Et après ? Il se secoua, sortit avec peine de son rêve éveillé. Nina et Gros-Ben restaient silencieux, à côté de lui, un peu en retrait, respectant sa méditation.

— Je ne sais pas si nous pourrons sauver le massa, dit-il enfin. De toute façon, je reste ici cette nuit.

— Tu es complètement fou ! s’écria Gros-Ben.

— Boris, tu n’as que ton couteau ! fit Nina sur un ton à la fois tendre et sévère.

— Et qu’est-ce que tu vas manger ?

— Boris… les loups !

— T’auras froid, cette nuit !

— Et les ennemis… les commandos de Gemel, de…

— Et les massas… Y a peut-être toute la bande qui le cherche par là !

Boris sourit à ses amis comme s’il découvrait leur présence avec une surprise joyeuse. Nina et Gros-Ben avaient raison, bien sûr. Il savait qu’il allait risquer sa vie. Tenter sa chance aussi. Il ne deviendrait jamais le Boris Antgordine qu’il rêvait d’être s’il ne tentait pas sa chance maintenant. Nina s’agenouilla près de lui et le regarda dans les yeux. Elle avait compris qu’il ne céderait à aucune prière.

— Qu’est-ce que je fais ? demanda-t-elle d’une voix très douce.

— Tu rentres avec Ben. Tu préviens ma mère et rien qu’elle.

— Je reste ici avec toi, dit Gros-Ben.

— Non. Tu vas avec Nina. Ne discute pas.

Le ton de Boris ne souffrait d’ailleurs aucune réplique. Gros-Ben baissa la tête et n’insista pas. Il avait toujours obéi à son camarade. Il continuerait. Jusqu’à la mort.

— Demain matin, reprit Boris pour Nina, tu raconteras tout à Jomberg. Tu lui demanderas de ma part de te faire accompagner dans la forêt par une petite patrouille pour continuer ta cueillette, avec Noëlla et qui voudra venir. Vous m’apporterez à manger. Tout ira bien.

— J’ai peur pour toi, dit Nina.

— Tu n’as pas confiance en moi ?

La jeune fille se releva avec un gros soupir, lança un coup d’œil au massa endormi, tourna les yeux vers le ciel qui déjà s’assombrissait entre les feuillages.

— Oh si, j’ai confiance en toi, Boris Antgordine. Mais… plus j’ai confiance et plus j’ai peur. Bon, je t’obéis. Viens, Ben, on s’en va. On sera ici demain à l’aube avec des hommes et de quoi manger.

Boris les regarda s’éloigner puis il commença à dévaler la falaise. Il sentit qu’il entrait dans une nouvelle phase de sa vie et il serra les poings pour se donner du courage.