CHAPITRE XI

Les prisonniers étaient assez bien traités en l’attente de la visite royale. Il fallait les garder en bon état pour le spectacle grandiose qui était annoncé.

Les Boamiens recevaient une nourriture spéciale, assez écœurante, mais tout de même mangeable et presque suffisante. Des sucs déasiens étaient mêlés à leur eau de boisson. En effet, la privation de déase-base entraînait la fuite des esprits taniens qui luttaient cependant, avec l’énergie du désespoir pour s’accrocher à leur hôte. Et celui-ci se tordait de souffrance pendant des heures et des jours, avant de devenir fou et quelquefois – mais pas toujours – de mourir. La reine apprécierait.

C’est ce que le jeune Iano vint raconter à son ami Boris.

— Tu sais, on a vu des Boamiens affamés de déase manger leurs propres enfants ! C’est pour ça qu’on nous garde avec nos parents. Il y a une dizaine de familles boamiennes dans le camp, paraît-il. Quand la reine de Gandara sera ici, on nous gavera de déase – nous, les enfants. Et les grandes personnes en seront complètement privées. Nos parents deviendront fous aussi. On nous enfermera avec eux. Mais ils ne nous reconnaîtront pas… Tu nous vois, Boris Antgordine ? Moi qui crie à ma mère, à mon père : « Maman, Papa ! C’est moi, Jack… Moi, Iano ! Vous ne me reconnaissez pas ? » Et eux qui sont devenus fous et qui se jettent sur moi pour me percer les veines avec leurs ongles et leurs dents ?

— Tais-toi ! supplia Boris.

— Ces gens sont très cruels, n’est-ce pas ? dit l’enfant.

— Je crois qu’ils le sont, avoua Boris.

Les prisonniers travaillaient au défrichage de la forêt sombre, toute proche, et à la construction d’une arène pour le spectacle de Lha-Antella, aux environs de Maranover. Cette corvée passait pour moins dure que l’autre ; mais elle exigeait un déplacement de dix kilomètres à pied, matin et soir, avec les gardes à cheval, qui maniaient généreusement le fouet. Rendus sur place, les Boamiens et les « droits communs » mêlés portaient des matériaux, piochaient ou déblayaient toute la journée, sous un soleil ardent, tel qu’on n’en avait pas vu depuis des années, sans manger et en buvant toutes les trois ou quatre heures quelques gorgées d’une eau tiède, saumâtre, boueuse. La surveillance des gardiens était constante et impitoyable. Les prisonniers redoutaient surtout les minuscules carreaux à la pointe enduite d’un venin irritant que les archers s’amusaient à tirer sur les rebelles ou les traînards avec des arbalètes spéciales, qui étaient comme l’insigne de leur fonction. Les chiens avaient le coup de croc facile et on ne soignait guère les morsures.

L’été, le premier véritable été que Boris ait connu, passa ainsi, entre espoir et désespoir. Le rythme des travaux décrût sur le chantier de l’arène. Une certaine déception apparut chez les Slanvariens. La visite de la reine Lha-Antella était remise à l’automne. Puis à l’hiver… Les gardiens se vengeaient de leur frustration sur leurs prisonniers, comme il est d’usage. Les brimades se multipliaient… Les Boamiens étaient les plus visés. Ils trouvaient des déjections dans leur nourriture et leur eau était puisée dans les mares déasées, avec la boue, les algues, les têtards et les vers.

Fin août, une épidémie inexpliquée tua plusieurs dizaines de prisonniers. Les Boamiens résistèrent mieux que les autres, peut-être à cause de la déase. Timothy Haden fut très malade et même laissé pour mort, un jour, au fond de la baraque. On emmena les enfants pour les isoler et les soigner. Leur mort, telle que l’avait décrite Iano, serait le sommet du spectacle offert à la reine de Gandara – en hiver comme en été. Il fallait à tout prix les garder en bonne santé jusque-là.

Boris ne voyait plus Haroun que les gardiens avaient emmené sans explication. Sans doute avait-on reconnu qu’il n’était pas boamien et avait-on décidé de le changer de camp. Les gardiens imaginèrent une nouvelle organisation du travail forcé, le courage à la tâche faiblissant chez tous les prisonniers. Ils associèrent pour toutes les corvées un individu fort avec un plus faible. Par exemple, un jeune homme vigoureux avec une femme ou un vieillard. Le plus robuste devait donc aider son partenaire et se charger d’une partie de son travail. Boris, de taille et de corpulence moyennes, semblait un des plus solides de la baraque. On l’associa avec un demi-invalide, le vieux Timothy.

Malgré le surcroît d’efforts qui l’attendait, Boris ne fut pas fâché. Le grand-père de Iano lui avait montré moins d’hostilité que les autres. Il était aussi plus instruit et, malgré les sarcasmes de sa belle-fille, faisait quelquefois allusion aux secrets boamiens. Surtout à la mystérieuse cité de Boamgoar, dont la plupart des autres niaient l’existence… Une certaine entente naquit entre eux, d’autant que Timothy souffrait beaucoup du mépris de Nora, l’épouse de son fils et la mère du petit Iano. Boris ne croyait guère à Boamgoar. Mais il voulait en savoir plus sur le nom secret de Dieu et le cri de mort des Boamiens. Il ne trouvait pas de réponse à ses questions dans la mémoire du sac. Ce fut le vieil homme qui parla le premier du nom secret.

— Peu m’importe que tu sois boamien, dit-il à Boris. Je connais des Boamiens et des Boamiennes qui ne te valent pas. Et puis si les Slanvariens t’ont mis avec nous, ils ont leur raison. Toi, tu as tes raisons de rester, n’est-ce pas ? Elles ne sont pas forcément mauvaises. Et ce n’est pas une place enviable.

— Je n’ai pas d’esprit tanien, avoua Boris.

— Mais mon petit-fils prétend que tu connais le nom ancien et secret de Goar !

— Secret de renard ! ricana Boris. Toutes les poules le connaissent. Et même les poussins de trois jours !

— Peut-être. Mais les Slanvariens nous torturent pour nous le faire dire.

— Ils t’ont déjà torturé ?

— Non. Mais ils le feront s’ils apprennent que je suis un domologiste !

Boris haussa les épaules. Les domologistes étaient les sorciers et les philosophes boamiens. Lori Lazan portait ce titre quand il l’avait connu. Mais il doutait que le vieux Timothy y eût droit. Le grand-père de Iano n’était-il pas un peu mythomane ? Comment savoir ? En le mettant à l’épreuve ?

— Le nom secret de Goar ? fit-il. Goer de la Terre, hein ? Et le cri de mort des Boamiens, c’est la même chose ?

— Pas si fort ! gémit le vieillard. Si les gardiens nous entendaient… Et si Dieu nous entendait !

Il regarda autour de lui avec anxiété, ne vit grâce à Dieu ni homme ni dieu. Boris et son compagnon de peine étaient assis par terre, derrière une baraque, le dos contre un mur de planches, le regard tourné vers le couchant où une bande nuageuse posée sur l’horizon rougeoyait encore. La nuit était tombée depuis quelques minutes. Bientôt, la cloche grêle, pendue devant la cabane qui servait de P.C. au chef de camp, sonnerait le couvre-feu pour les prisonniers au ventre creux. Le lâcher des chiens suivrait dix ou vingt secondes plus tard. Ceux qui se faisaient prendre hors des baraques à ce moment-là avaient peu de chances de sauver leur peau. Pourtant, ces quelques minutes volées à l’esclavage, ces précieux instants de semi-liberté entre le retour du chantier et le coucher obligatoire sur les planches et les paillasses couvertes de vermine, étaient comme une bribe d’éternité qui aidait les captifs à supporter leur sort. Alors, ceux qui l’osaient rêvaient à la vie, à l’avenir. Boris osait. Mais le rêve ne lui suffisait plus. Et il regrettait d’avoir tant attendu pour agir.

Agir comment ? Il avait cent idées. Quelques-unes tournaient autour du cri de mort et du pouvoir secret des Boamiens, bien qu’au fond il n’y crût qu’à demi. Il se disait chaque jour : « Je n’attendrai sûrement pas la reine de Gandara ! » Et il pensait aussitôt à ses compagnons de misère, à Timothy, à l’enfant, à toute la famille Haden, à tous les Boamiens, au brave massa capitaine Grant qu’il n’avait jamais revu. Alors, il s’armait de patience. « Tu ne peux pas t’évader seul, Boris Antgordine ! »

Le vieil homme dodelinait la tête d’un air épouvanté.

— Si Dieu nous entendait !

— Que Dieu nous entende ! dit Boris.

— Oh, tu as raison, camarade. Qu’il nous entende l’appeler par son nom public… Seigneur Goar, aidez-nous !

Boris murmura à mi-voix : « Seigneur Goer de la Terre, aidez-nous ! » Il avait su lancer une fois le cri sacré et secret, le cri de mort de Goer de la Terre, alors qu’il se voyait perdu, face à la meute féroce des chiens. Peut-être le saurait-il encore devant la reine Lha-Antella, quand l’heure du supplice serait venue pour lui et les autres. Trop tard… Si puissant que soit le cri, il n’abattrait pas le quart de l’armée slanvarienne, rassemblé à ce moment pour honorer et protéger la reine.

Boris voulait apprendre à se servir du cri pour s’évader, sans délai. N’importe quand. Dès qu’il serait prêt. Si possible avec tous les Boamiens. Au moins avec quelques-uns. En tout cas avec l’enfant… Mais il aurait parié que le soi-disant domologiste Timothy Haden n’en savait pas plus que lui. Peut-être moins.

— Comment faut-il crier le nom ? demanda-t-il.

— Quel nom ? fit le vieux d’un air distrait.

— Tu es bien bon… Goer !

Timothy lui serra le bras de toute la force de sa main osseuse et tremblante.

— Attention, camarade. Tu ne sais pas ce que tu fais !

Boris insista.

— Explique-moi… Explique-moi pourquoi les prisonniers ne se mettent-ils pas à crier tous ensemble le nom ancien de Dieu ? Si Goar ou Goer ou n’importe comment… est bien ce que tu dis, nos gardiens seraient balayés, les chiens s’enfuiraient en hurlant de terreur et les barbelés du camp brûleraient comme des fils de soie. Alors pourquoi ?

— Oh, j’y ai pensé, dit Timothy à voix basse.

— Alors pourquoi ? répéta Boris.

— Ce n’est pas possible, avoua le vieux. Presque tous les Boamiens ont perdu la foi… Hélas, ma belle-fille est un parfait exemple de ce que nous sommes devenus !

— Mais toi-même, Timothy Haden ? Tu as la foi… et la connaissance ? Tu sais toutes les choses et leur nom. Pourquoi ne lances-tu pas le cri ?

— * Le cri a été donné aux Boamiens comme moyen ultime de sauver leur vie. Il ne peut être utilisé qu’à la dernière extrémité. Et jamais pour une agression.

— Tu vois beaucoup d’autres moyens de sauver ta vie… et celle de tous les prisonniers ? Et tu crois que si un Boamien attaquait un garde slanvarien, ce serait une agression ?

— Une agression est une agression, quelles que soient les circonstances.

— Alors, il faut attendre pour nous battre d’être jetés dans l’arène, devant Lha-Antella et le bourreau de service ?

— Tu as raison, fit le vieillard d’une voix cassée. Il… faut se… battre… tout de suite ! Je vais… essayer de… lancer le… cri. Aide-moi à… me… lever !

Boris le retint.

— Mais non. Pas si vite. Il faut se préparer, trouver un plan. J’en ai un, mais je crois que nous n’aurons pas le temps d’en parler ce soir.

— Mais le cri…, fit Timothy, ça ne… marchera pas… si on… se prépare. Il faut… agir… d’instinct.

Boris soupira. On n’en sortait pas.

Cette nuit encore, demain, il devrait résister à la tentation de la fuite. Il était presque sûr de pouvoir s’évader, avec ou sans l’aide de Goar ou Goer – ou quel que soit son nom. S’évader seul était facile. Plusieurs braconniers avaient déjà réussi. En raison de la docilité et de l’inertie des Boamiens, la surveillance se relâchait de plus en plus. Ou bien était-ce un piège ? Mais Boris avait décidé de ne pas abandonner ses frères boamiens. Il se sentait de plus en plus proche d’eux, même si tous ou presque le rejetaient.

Il les sauverait malgré eux. Du moins quelques-uns. Iano, son grand-père, ses parents, d’autres enfants… D’abord, il s’échapperait du camp ou d’un chantier. « Oui, je le ferai ! » se disait-il en serrant les poings. Puis il chercherait un repaire dans ce qui restait de la forêt sombre. D’autres évadés le rejoindraient à cette base. Il recruterait des massas qu’il armerait. Il harcèlerait les patrouilles et les postes de Slanvar. Il attaquerait les camps. Il organiserait une filière d’évasion en direction de Terraube, après avoir repris contact avec les siens. Non, Terraube n’était plus une Maison sûre. Il enverrait les Boamiens vers le sud… ou vers le nord, où se trouvait le territoire du Ser de Viller-Lévy.

Pour avoir une chance de réussir – une chance sur dix ou cent – il lui fallait la confiance et l’entière coopération des Boamiens. Et il doutait de jamais l’obtenir…

De plus, il devait exécuter son plan avant l’hiver, même si l’hiver pouvait faciliter son action, une fois celle-ci engagée. Le temps pressait donc. Et pour remuer les Boamiens, qui lui semblaient étrangement amorphes et résignés, il ne voyait qu’un seul moyen : en appeler à leur dieu, qui était déjà un peu le sien. Si nécessaire, il crierait à tous les vents le nom secret de Goar… Mais n’allait-il pas ainsi sacrifier la seule arme qu’il possédait ?

Le vieux Timothy Haden se révélait incapable de l’aider. Une déception de plus. Il se sentait très seul et regrettait de ne pas avoir un esprit tanien en lui. « Oh, Goer ! » fit-il tout haut. La cloche du couvre-feu se mit à sonner. C’était le bruit le plus sinistre qu’il eût jamais entendu. Il bondit sur ses pieds et aida Timothy à se lever. Les deux hommes avaient de quinze à vingt secondes pour parcourir les vingt-cinq ou trente mètres qui les séparaient de l’entrée de la baraque. Mais le vieux Boamien était épuisé par sa journée de travail et l’ankylose paralysait ses jambes.

Et Boris avait encore quelques mots à dire.

— D’une façon ou d’une autre, je me servirai du nom de Goer. Je n’ai pas le choix. Il faut que tu préviennes les autres.

Il portait son compagnon plus qu’à moitié.

— Les autres ? fit le vieux haletant et hagard, comme s’il n’avait rien compris depuis le début.

— Oui ! s’écria Boris excédé. Les autres… Ta famille et toute ta putain de race ! Vite, accroche-toi à mon cou !

Il courut vers la porte de la baraque, Timothy sur son dos.

— Boris… Boris Antgordine, il faut nous pardonner, souffla le Boamien. Les meilleurs d’entre nous sont partis vers le sud. Vers Boamgoar… Tous ceux qui restent sont dominés par leurs esprits taniens. Nous sommes des malheureux, Boris… Boris Antgordine. Je dois lutter pour te parler, maintenant, pour te dire cela. Il… elle veut m’en empêcher. Elle est comme ma belle-fille, mais elle est dans ma tête et elle n’en sortira que lorsque… elle m’aura rendu… fou !

Il se débattait en haletant et Boris craignit qu’il eût une crise cardiaque. Un prisonnier portant un seau d’eau les bouscula. Boris eut les pieds aspergés et glissa. Il perdit ainsi quelques secondes précieuses. Il entendit les chiens aboyer en tirant sur leurs chaînes. Les gardes étaient en train de les lâcher. « Dans cinq secondes, ils seront là ! » pensa Boris. Son compagnon gémit.

— Elle est folle… Elle est morte sous la torture. Ils l’ont rendu folle pour l’éternité, tu comprends !

Les esprits taniens expliquaient la passivité des Boamiens. Lori Lazan, le domologiste, avait bien vu ce danger autrefois. Chaque Boamien obéissait à deux esprits et les morts n’avaient pas toujours le même point de vue que les vivants sur la situation… On n’y pouvait rien. C’était désespérant.

Au moment où il atteignait la porte, Boris, à la pensée d’être enfermé pour une nouvelle – courte – nuit dans la cage des prisonniers, toucha le fond de la tristesse et il crut en mourir. L’instant d’après fut encore pire. Le souffle coupé, il fit un pas de plus et la porte se referma brutalement devant lui. Il poussa en vain, cria : « Ouvrez ! Ouvrez ! » Il n’y avait pas de verrou dans la baraque, ni rien de ce genre, bien sûr. Les prisons ne ferment jamais de l’intérieur. Mais trois ou quatre prisonniers devaient s’arc-bouter de l’autre côté pour l’empêcher d’ouvrir.

Il déposa le vieux au pied du mur.

— Qu’est-ce qui se passe ? Ouvrez ! Ouvrez ! implora le vieux.

Boris se jeta de toutes ses forces contre le battant qui céda à peine d’un ou deux pouces. Il reconnut la voix de Nora qui exhortait les hommes.

— Tenez bon !

— Et le vieux Timothy ? demanda quelqu’un.

— Qu’il crève aussi !

La jeune femme s’affairait sur le misérable loquet en expliquant aux autres :

— Il suffit de le bloquer deux minutes. Les chiens auront le temps de les bouffer !

Oui, les chiens étaient là. Boris poussa Timothy contre le mur et lui fit un rempart de son corps. Il s’étonna de ne trouver dans son cœur aucune haine contre les Boamiens. La nuit était noire, maintenant. Le faisceau d’une lampe maniée par un gardien balaya l’espace nu devant les baraques, puis les parois de planches alignées, et se posa sur les deux hommes. Ébloui, Boris ferma les yeux une seconde.

La peur de la souffrance et de la mort, la peur brute, intense et pure paralysèrent son cerveau et son corps. C’en était donc fini de Boris Antgordine ?

Le moment était venu de crier le nom secret de Dieu. Il se prépara à un terrible et peut-être ultime combat.

— Attention ! dit-il à Tim, en desserrant à peine les dents. Je vais lancer le cri de mort. Tu le répéteras pour m’aider… et pour te protéger !

Il venait de trouver ce détail dans la mémoire du sac. Surtout, ne pas douter.

Il emplit ses poumons, crispa sa gorge et…

 

Le destin bascula.

 

Les chiens attaquaient.

— Mords ! Mords ! cria le garde qui accourait derrière les bêtes en balançant sa lampe d’une main et son fouet de l’autre. Mords ! Mords ! Mords !

Quelque chose se passa.

— Un serpent ! fit Timothy.

« Un serpent ? » Boris retint le cri qui montait à sa gorge et grondait déjà dans sa tête. Un serpent ? Il vit à ses pieds une luisance vague, dans l’obscurité. Une forme incertaine qui rampait et se tordait. C’était…

Oh non !

Le cri mourut dans la poitrine de Boris. Le jeune homme qui avait choisi de ne pas être guetteur venait de voir son second miroitement. Il crut que sa raison lui échappait. Il se préparait à appeler Goar par son nom secret et le Sombre Éclat était venu, comme pour devancer son rival… La lampe du garde se posa alors un quart de seconde sur le serpent, le tourbillon de mercure et de glace en feu. Un éclair métallique jaillit. Ou quelque chose qui ressemblait à un éclair d’orage, qui était blanc comme une aube de neige et plus noir que la nuit. Qui creusait dans l’obscurité un trou sans fond et qui flambait comme tous les brasiers de l’enfer.

Le Sombre Éclat.

Boris songea que le guetteur le plus comblé de visions lui aurait envié celle-là. Il résista au désir de se jeter à genoux pour adorer et prier le Seigneur Unique de la Terre et des Hommes, le Dieu de Marie-Page Antgordine. Il murmura en pensant à elle : « Dieu de ma mère… Dieu de ma mère, pardonne-moi ! » À côté de lui, Timothy Haden râlait de terreur. Le spectacle était d’une indicible beauté pour un croyant et d’une horreur sans nom pour un infidèle. Pendant un autre quart de seconde, Boris ressentit une absurde fierté. Il était un croyant, face aux infidèles, les Boamiens. Ces Boamiens orgueilleux et imbéciles qui l’avaient rejeté. « La Terre aussi a un dieu terrible, Boamiens ! » Timothy tomba inconscient. Mort peut-être.

Le garde lâcha sa lampe et se mit à hurler. Les chiens hurlèrent aussi. Ils paraissaient effrayés et ils ralentirent un peu. Boris les voyait mal. Mais ils auraient dû être là… Les deux ou trois premiers furent rejoints par deux ou trois autres. Ils bondirent tous ensemble à l’attaque. Une meute entière de fauves grondants cernait Boris et son compagnon évanoui – ou mort.

Un chien peut-il voir un miroitement ? Non, pas plus qu’il ne peut reconnaître une équation sur un tableau ou un signe secret dans le ciel.

Deux bêtes se jetèrent en même temps contre la chose immatérielle et indescriptible qui scintillait dans l’ombre, sur le sol boueux. Alors… Il se produisit un phénomène que Boris n’avait jamais entendu décrire. Peut-être n’était-ce jamais arrivé sous les yeux d’un guetteur… Le scintillement s’accrut. On eût dit que l’espace entier vibrait et tremblait, comme les reflets du jour à la surface de l’eau, sous un vent sauvage.

Les chiens furent immobilisés, paralysés, cristallisés. Ils devinrent blancs. Extraordinairement blancs. Puis noirs. Extraordinairement noirs. Changés en carbone pur.

Les diamants de Dieu. Enfin, ils s’envolèrent en fumée. Une fumée presque invisible, sans couleur et sans odeur.

Une pulsation de lumière naquit autour des prisonniers. Un éclair pâle mais vaste qui illumina le camp tout entier, la forêt proche, la ville à l’horizon, le ciel jusqu’à la grande ourse. Boris pensait à sa mère et la remerciait de tout son cœur de lui avoir transmis sa foi au Sombre. Il avait oublié Goar ou Goer ou – quel que soit son nom – le dieu des Boamiens.

L’énorme bulle de lumière se replia. Les autres chiens furent repoussés. Il y en eut au moins un pour s’enfuir en couinant. Quelque chose le poursuivait.

— Va couiner chez la reine de Gandara ! lui cria Boris.

Il s’aperçut qu’il était lui-même sur le point de se mettre à geindre. Il tremblait de la tête aux pieds. Et les chiens qui n’avaient pas pris la fuite tremblaient aussi, figés sur leurs quatre pattes raidies, le poil droit et la gueule tordue, la langue pendante et le regard minéralisé. Ils vibraient comme des machines lancées à pleine puissance. Autour d’eux, un halo blanc faisait une grosse luciole immobile. Il y avait quatre lucioles pâles et blêmes, qui éclairaient la scène sur un rayon d’une quinzaine de mètres, jusqu’aux deux extrémités de la baraque et plus loin, jusqu’au gardien tombé dans une flaque de boue, au milieu d’une ruelle entre deux baraques.

L’homme tentait de se relever. Accroupi, geignant et bavant, il promenait ses mains sur le sol boueux, cherchant à tâtons sa lampe et son fouet… L’obscurité revint graduellement. Boris eut encore le temps d’apercevoir plusieurs chiens qui couraient en tous sens aux alentours des baraques, fuyant comme si un ennemi redoutable les traquait.

 

Le phénomène devait se reproduire souvent. Il fut bientôt connu sous le nom de « chasse au chien ». Dans l’esprit des Terriens, le chien allait ainsi devenir un animal maudit, comme le serpent l’avait été autrefois. Et le serpent, symbole du Sombre Éclat, serait du même coup réhabilité. Par hasard ou non… Un jour, il y aurait à la place du camp des Boamiens, à Maranover, un musée célèbre où seraient exposés des tableaux de diverses époques. Et les visiteurs pourraient admirer une toile appelée « La Chasse au chien », montrant de pâles et innocents quadrupèdes à allure de loups – de loups blancs – fuyant devant une horde de serpents hideux, suspendus en l’air, translucides et presque invisibles. Quelques visiteurs remarqueraient peut-être la signature, dans un coin : Haroun Guerre.

 

Boris se pencha sur Timothy, chercha le pouls du vieillard et les battements de son cœur. Le corps allongé contre le mur de la baraque ne donnait plus aucun signe de vie. Le vieil homme avait-il succombé à une crise cardiaque ?

Un murmure chantant filtrait à travers les planches : les Boamiens priaient à l’intérieur. Qu’avaient-ils perçu et compris des événements ? Boris songea qu’il ne pourrait jamais revenir parmi eux. Mais il ne le regrettait pas.

Des cris divers, humains et animaux, s’élevaient de toutes parts dans le camp. La cloche de couvre-feu et d’alerte se remit à sonner. Une fusée orange monta au-dessus du poste, fit long feu, retomba sur le toit d’une baraque où s’alluma aussitôt une flamme d’incendie.

Boris bondit. Une chance de s’évader en profitant de la panique et de l’incroyable désordre qui régnaient partout ? Cela valait d’être joué.

Il bondit.

Sur dix mètres environ et il s’arrêta. Il revint s’appuyer contre le mur de la baraque et il attendit. Il avait décidé de ne pas s’évader.

Il attendit longtemps, inattentif au remue-ménage du camp. Les chiens ne se montraient pas. Les gardes couraient au loin. Une patrouille d’archers arriva enfin.

Les hommes étaient armés de leurs petites arbalètes à fléchettes urticantes. Mais leur sergent pointait un lance-rayon sur Boris.

Le jeune prisonnier leva les mains en souriant.