CHAPITRE IV

Boris Antgordine avançait maintenant dans une obscurité presque complète, entre deux murs gluants, de plus en plus rapprochés. En outre, une végétation de pendeloques et de huppeloques obstruait à moitié l’étroit espace qui s’ouvrait devant lui. Les petites boules attachées aux tiges s’écrasaient sous ses mains, contre son corps, en laissant suinter un liquide visqueux et collant, à l’odeur de champignon pourri.

Il entendait le jeune Boamien piétiner et déraper quelques mètres en arrière. Il n’apercevait plus la moindre lueur de jour nulle part. Il fut pris de terreur à l’idée que les murs se rejoignaient plus loin et qu’il allait rester coincé au fond d’un goulet d’étranglement, sans pouvoir avancer ni reculer. Il mourrait là, de faim et de soif, étouffé par les taniphiles ou asphyxié par la déase-base… Ou pire : les taniens enverraient un de leurs esclaves le chercher ; il serait capturé et deviendrait à son tour un possédé !

« Seigneur de la Terre et des Hommes, pria-t-il, faites que je puisse passer et que les Boamiens ne me conduisent pas à la damnation ! »

« Tue celui-ci, répondit le Sombre Éclat dans sa tête. Ce n’est qu’un sale Boamien ! »

Non, non… le Sombre Éclat n’avait pas répondu à sa prière. Même à ses fidèles les plus méritants, il ne parlait jamais ainsi. Il se révélait par ces étranges miroitements que les guetteurs spécialisés observaient à longueur de vie. « J’ai eu une hallucination, c’est tout…» Il appela sa mère et les larmes montèrent à ses yeux. Il se mordit férocement la lèvre. « Arrête de pleurnicher, imbécile ! Si tu n’avais pas suivi un Boamien, rien ne serait arrivé. Essaie de te conduire comme un homme ! » Il s’arrêta. L’autre était maintenant tout près : à deux ou trois mètres. Il l’entendait haleter. « Petit gecko…» Il se retourna et devina dans l’ombre une silhouette vague.

— Sale gecko !

— Sale renard ! cria Boris.

Il reprit sa marche tâtonnante, les bras collés au corps. Une lueur incertaine reparut au sommet des murs qui se resserraient pourtant à la base. Plus grand et plus gros que Boris, le jeune Boamien ne pouvait presque plus avancer. À quoi bon l’attaquer maintenant ? Des cris aigres s’élevèrent loin derrière, à l’entrée de la ruelle. « Les possédés, se dit Boris. Ils ne passeront pas non plus. Nous allons tous être coincés dans ce trou ! » Le jeune Boamien dut penser la même chose, car il se mit soudain à reculer, en soufflant et en gémissant. Boris décida de continuer encore un peu. De toute façon, la retraite lui était coupée. Il n’avait qu’une chance de s’en tirer : aller jusqu’au bout. Quand les murs seraient encore plus près, il essaierait de se hisser jusqu’en haut en s’arc-boutant, le dos d’un côté, les pieds de l’autre. Non, il ne réussirait jamais, à cause des moisissures qui rendaient les murs aussi glissants que le sol même. « Tant pis. Tu essaieras. Et si tu te casses le cou, tu ne seras jamais possédé ! »

Il progressait avec une extrême difficulté, en forçant un passage à travers les taniphiles. La ruelle faisait un léger coude et rétrécissait encore. Mais les plantes devenaient moins épaisses. Il pensa qu’il n’irait pas beaucoup plus loin. Son cœur battait trop vite et trop fort. Son souffle devenait brûlant. Il crut apercevoir une faible clarté, un peu tremblante, au ras du sol. Non… Si. Encore une hallucination ? Il ferma les yeux. Les rouvrit. Rien… Puis la lueur revint, disparut, revint encore. C’était comme un reflet d’une flamme soufflée au vent, minuscule ou très lointaine.

Comment pouvait-elle apparaître ainsi, tout en bas des murs ? Il y avait peut-être une sorte de soupirail donnant sur une cave éclairée. Oui ! Boris aperçut l’ouverture devant lui, à trois ou quatre mètres. Il crut qu’il ne l’atteindrait jamais. La ruelle n’était plus qu’une cheminée et il progressait en crabe, le dos au mur de droite. Un adulte n’aurait sûrement pas pu passer. Par chance, la végétation se faisait rare. Il pensa tout à coup : « C’est voulu : ça doit être une bouche d’air. Il ne faut pas qu’on puisse arriver jusqu’au soupirail. » Mais il était menu pour son âge. Il paraissait plutôt dix ans que douze… « Je vais y arriver ! » Il préférait ne pas songer aux horreurs qu’il pourrait découvrir dans le sous-sol de la ville des morts. Sa seule préoccupation était maintenant d’atteindre le soupirail et de s’y glisser pour échapper au piège.

Il y fut enfin. Il ferma les yeux, respira. Il sentait un courant d’air presque tiède sur sa jambe nue. Et si on allait l’apercevoir depuis la cave ? Non, il était dans l’obscurité. Et puis il s’en moquait. Il avait lutté jusqu’à la limite de ses forces. Il était trempé jusqu’au fond du corps par un mélange aigre d’eau de pluie, de sueur et de sucs déasiens. Il tremblait de froid et d’épuisement. De peur ? Même pas. Il lui semblait qu’il n’aurait plus jamais peur s’il survivait à cette aventure. Des choses terrestres, en tout cas. Par contre, il redoutait plus qu’autrefois la colère du Seigneur. Il se remit à prier. « Seigneur… Seigneur… Seigneur…» Il avait renoncé à préciser ses vœux. Ce n’était plus qu’un appel au secours et Dieu ou le Sombre Éclat, ou n’importe qui ou quoi veillait là-haut sur le destin de la Terre et des hommes, savait mieux que lui ce qu’il avait à faire. « Serre les dents ! » se dit-il. Puis il songea que le Seigneur pouvait se méprendre.

« Oh, mon Dieu, ce n’est pas à vous que je le dis. Ce n’est que pour moi…» Une formule de son père qu’il avait appris à répéter et à appliquer.

D’ailleurs, il n’avait pas le choix. Il devait se laisser glisser dans le soupirail, les pieds en avant, pour gagner le souterrain où il se cacherait en attendant de trouver une autre sortie. Et surtout, ne pas essayer d’imaginer les horreurs qu’il rencontrerait peut-être sous la nécropole… Le dos au mur, il leva les genoux l’un après l’autre et renoua les lacets de cuir de ses sandales. Puis il ramena ses jambes l’une contre l’autre et chercha une bonne position pour entrer dans l’ouverture, conduite d’air ou bouche d’égout, ou les deux. Il décida de s’y prendre en glissant sur le ventre. Il pivota avec difficulté, en s’aidant des lianes gluantes qui pendaient autour de lui. Il pensa : « Allons-y ! En avant… ou plutôt en arrière ! » Un adulte n’aurait jamais pu pénétrer dans ce trou. Boris s’estimait assez mince et assez souple pour avoir ses chances.

Il fit des pieds et des mains, d’abord. Puis s’aida des hanches. Il passait. De justesse… Il tourna un peu le cou, fit jouer une épaule, puis l’autre. Sa tête aussi était à l’intérieur. Il respira très fort. « J’y suis tout entier ! » Il eut un bref sentiment de victoire. Ce qu’il redoutait le plus ne s’était pas produit. Il n’avait pas été précipité dans le vide, pour aller s’écraser tout au fond d’une caverne ou d’un puits. Il se trouvait bien à l’intérieur d’une conduite en forme de cylindre aplati que son corps obstruait complètement. Il se démena de toutes ses forces et avança – en reculant – de dix ou vingt centimètres. Ses mains touchaient encore le sol gluant de la ruelle. Il pouvait même se retenir à une tige végétale, grasse et visqueuse, mais bien plantée. Se retenir, oui. Remonter : jamais… Et descendre ?

Autant qu’il pouvait en juger, ses pieds étaient encore dans le conduit, lequel se révélait plus long que prévu et semblait bien se rétrécir vers la base. « Pris au piège, petit gecko ? » Il ne put s’empêcher de trembler. Le souffle lui manqua. Est-ce qu’il n’allait pas s’étouffer ? Au-dehors, la pluie tombait. L’eau ruisselait dans la ruelle et commençait à s’écouler dans la conduite. Boris prit conscience d’un nouveau danger pour lui : la noyade. Si l’eau montait de quelques centimètres dans la ruelle…

D’un autre côté, les sucs déasiens qui imprégnaient l’eau de ruissellement allaient peut-être lubrifier les parois de la conduite et aider sa progression. Il but volontairement une gorgée d’eau, qui avait un goût de sirop pourri. Puis une autre sans l’avoir voulu. Pire : au moins la moitié de déase-base. « Saleté ! jura-t-il. Saleté de pisse de Boamien ! » Ses yeux étaient mouillés par les infiltrations, mais il ne pleurait pas. Non, par le Sombre, il n’allait pas pleurer. Jamais !

Son père était un pauvre réfugié, sa mère une fille de serf. Il avait connu une enfance rude. Il était habitué à serrer les dents. À serrer sa ceinture aussi, dans un monde de plus en plus pauvre, où l’écart se creusait entre les privilégiés et les autres. À serrer les poings devant l’injustice… Et même à serrer les fesses, car la peur était une compagne de tous les jours, dans un pays livré aux guerres féodales, aux affrontements raciaux et aux aléas d’une nature en train de redevenir sauvage et hostile. Le retour à l’Âge d’Or, c’était pour une bonne part le retour aux lois de la jungle. Le jeune Boris en savait long sur la dureté de la vie en l’an de grâce 2021.

De plus, il était aventureux et plutôt imprudent. Il s’était déjà mis plusieurs fois dans une situation fâcheuse et sans issue apparente. Coincé au fond d’une grotte obscure et humide par un éboulis, assiégé au sommet d’un arbre par une bande de chiens-loups, isolé au milieu d’un marais, de la vase jusqu’au ventre… Une fois, il avait eu simplement de la chance. Une autre fois, il avait fait preuve d’une ingéniosité et d’un courage bien au-dessus de la moyenne. N’importe comment, il s’en était toujours sorti. Il pensa : « Je m’en sortirai ! » Il eut envie de le crier avec force. Mais il s’abstint. La lumière qu’il avait aperçue par le soupirail indiquait une présence humaine dans le souterrain. Il ne voulait pas attirer l’attention des Boamiens. Une impulsion contraire lui vint.

Sa seule chance de ne pas mourir dans le piège était peut-être d’appeler tout de suite au secours. De se livrer à ses poursuivants ou à leurs frères. D’accepter la loi des possédés. De capituler, en somme. Il réfléchit en luttant contre la panique insidieuse qui le gagnait. Non, il n’avait pas tout tenté. Il devait au moins attendre que les parois du conduit deviennent plus glissantes. Il effectua encore divers mouvements de natation et de reptation, se déhancha et donna des coups de pied en tout sens. Aucun résultat et il respirait de plus en plus mal. Qu’est-ce qui l’empêchait donc de passer ?

Et soudain, il s’aperçut avec humiliation que des larmes baignaient ses yeux, coulaient sur son nez et ses joues, se mêlant aux gouttelettes de pluie qui l’aspergeaient depuis le soupirail. En même temps, ses muscles se relâchaient, son cœur se calmait, la tension s’en allait de son corps et de son esprit. Il pensa avec rage qu’il allait s’évanouir comme une petite fille affolée… En fait, il n’avait jamais vu une fille s’évanouir. Une fois seulement un garçon de vingt ans à qui on arrachait une dent sans anesthésie. À la campagne, seuls les Boamiens connaissaient encore les anesthésiques. « Mon vieux, tu es en train de tourner de l’œil ! »

Un extraordinaire bien-être l’envahissait. Il ressentait aussi une curieuse excitation… indéfinissable… presque sexuelle… quelque chose qu’il connaissait mal. Un rire nerveux lui échappa. Puis il reçut comme un coup de poinçon dernière la tête. La douleur fut vive, mais très brève. Le bien-être devint si grand qu’il eut l’impression d’être dans un lit chaud. Il voulut replier ses jambes, il ne le put. Alors, il s’étira, ferma les yeux. « Oh que je suis bien…»

— Tu es bien, dit une voix douce.

— Qui a parlé ? Je rêve, hein ?

— Tu ne rêves pas, Boris Antgordine. Il y a quelqu’un.

— Quelqu’un ? Où ?

— Tais-toi. Pense et je t’entendrai. Je suis en toi.

« Seigneur, je suis évanoui et je rêve, pensa Boris. Ou alors c’est un coup des Boamiens ! »

— Si c’est plus commode pour toi, parle-moi tout bas. Je suis Tella.

Tella ? La compagne intérieure du vieux Lori… un esprit tanien… Une jeune fille morte qui survivait dans le cerveau du domologiste. Tout Boamien était un porteur d’âme : un des possédés l’avait dit. « Mais ce n’est pas possible. Je ne suis pas boamien. Et puis pourquoi Tella aurait-elle quitté Lori ? » La voix frêle et un peu chantante qui parlait dans son étrange sommeil répondit aussitôt à la question.

— Lori Lazan est en train de mourir, Boris. Ils l’ont tué. Ne sois pas triste. Il n’avait peut-être plus envie de vivre. Il était très, très vieux, tu sais. Et il n’a pas souffert. Il savait contrôler la douleur… Il est déjà mort aux yeux des vivants. Pour les taniens, il y a une marge de quelques minutes et je vais en profiter pour…

« Sois calme et écoute-moi. Si tu préfères croire que tu rêves, c’est bien. Lori et moi, nous t’aimons. Il avait de grands projets pour toi. Il espère bien te retrouver un jour. Moi aussi. Je t’ai aimé dès que je t’ai vu. Je suis morte à dix-sept ans. Tu es mon petit frère. Si j’avais vécu, j’aurais peut-être eu un enfant et… Je t’ai adopté, Boris. Avant Lori.

« Et maintenant, lui et moi allons partir. Mais nous reviendrons. Je vais te donner mon sac de vie. Mais avant, il faut que je t’explique : depuis ton arrivée à la nécropole, ton sang s’est chargé en déase-base. Surtout depuis que tu es dans la ruelle. Il y en a dans l’air que tu respires, dans l’eau qui ruisselle sur ta peau. Tu en as moins qu’un Boamien en bonne santé, mais assez quand même pour que je puisse communiquer avec toi et rester en toi un certain temps.

« Je sens que tu en veux beaucoup aux Boamiens pour ce qui est arrivé. Lori aussi se mettait souvent en colère contre les siens. Il vivait à l’écart de la communauté boamienne, tu le sais. Mais ceux qui l’ont tué ne sont pas responsables. Le destin du peuple de Goar dépasse nos malheurs individuels, notre vie et notre mort. Tu le comprendras un jour. Pardonne aux Boamiens, Boris…»

— Je ne sais pas si je te crois, dit Boris. Je suis coincé dans ce trou et je vais peut-être y mourir. Alors, ça n’a aucune importance !

— Tu vas sortir du trou. Tu es malin. Et puis je t’aiderai avant de partir. Je n’ai que quelques minutes. Mon sac de vie…

— Supposons que je te croie, Tella. Qu’est-ce qu’un sac de vie ?

— Lori ne t’en a jamais parlé ? C’est difficile à expliquer à un non-Boamien… à quelqu’un qui n’a jamais eu un tanien dans la tête. C’est la mémoire commune de l’hôte et de son compagnon ou de sa compagne. Non… C’est beaucoup plus que ça. C’est quelque chose qui n’a pas d’équivalent dans le monde des vivants. C’est le pays d’esprit de ceux qui n’ont pas de corps à eux. C’est l’univers personnel d’un tanien dans le cerveau de son hôte. Mais l’hôte y a sa part aussi. Oh, Boris, je ne peux pas t’expliquer davantage. Il faut que tu l’acceptes ou il sera perdu. Seigneur Goar, aidez-moi !

Le silence se fit un instant dans la tête de Boris. « Peut-être est-ce un rêve, pensa le jeune garçon. Un rêve bizarre, un rêve merveilleux… un rêve envoyé par Dieu pour m’aider… ou par les Boamiens pour me tromper ? » Il n’avait pas envie de s’éveiller et de se retrouver seul dans le froid, l’humidité, l’extrême inconfort du tuyau où il était prisonnier.

— Parle encore, dit-il. Parle, si tu es Tella. Et même si tu n’es pas Tella… si tu n’existes pas !

— Boris, je n’ai pas le droit de te tromper, car je t’aime. Mon sac de vie te sera très précieux plus tard, beaucoup plus tard. Pour commencer, ce sera une charge et ça ne t’apportera rien. Il faut que tu l’intègres à toi, à ton cerveau, que tu le nourrisses pendant des années avant de t’en servir. Et tu seras obligé de vivre comme un Boamien, de te nourrir de végétaux déasiens, de respirer de l’air imprégné de déase-base… d’éviter les suntropes et de… Non, je crois que tu ne pourras pas, Boris. Je vais donner le sac à un Boamien !

— Attends, dit Boris. Où est-il, ce sac, maintenant ?

— Où il est ? En partie dans le cerveau et dans le sang de Lori… pour une minute encore, peut-être deux, peut-être trois mais pas plus. Et déjà ici… partout, dans l’air de la nécropole, dans l’eau, dans les moisissures de déase-base. Il est… C’est un fil et un brouillard… une onde et des milliards de corpuscules. Je ne peux pas t’expliquer, Boris. Il faut quelqu’un pour le recueillir, assez près du corps de Lori… pas plus de quelques centaines de mètres… et dans les secondes qui vont suivre sa mort.

— Tu ne peux pas le garder ?

Boris entendit comme un rire dans sa tête. Un rire très doux, comme était la présence de la tanienne en lui.

— Quand on quitte cet univers, on vide son sac ! Lori et moi allons partir très loin de la Terre. Et je n’ai plus le temps de chercher un Boamien qui me convienne. Enfin, je ne crois pas, mais je vais essayer quand même.

— Encore un instant, pria Boris. Je vais… Comment ça sera dans mon cerveau ? Ce n’est pas un truc pour me posséder ?

— Tu ne sentiras rien. Pendant des mois, des années peut-être, tu ne sauras même pas que tu as le sac. Seulement quand tu manqueras de déase-base : tu éprouveras un besoin de nourriture déasienne irrépressible. Plus tard, quand il sera tout à fait intégré, tu le découvriras. Ce sera bon pour toi. Boris, je t’aime. Lori et moi t’aimons depuis que nous te connaissons. Je serais heureuse que tu le prennes. Lori aussi. Il pourra te rendre visite grâce au sac, quand nous reviendrons. Et moi aussi, bien sûr. Mais tout va trop vite… Nous n’avons plus que quelques secondes !

Quelques secondes ? Boris aurait voulu prolonger le rêve ou l’échange. Rêve ou échange, Dieu seul savait. La pensée de se retrouver dans l’affreux tuyau, humide et glacé, qui l’enserrait de la tête aux pieds, lui causait maintenant un indicible effroi. Seul… Il avait goûté la douceur et la chaleur d’une présence qu’il n’oublierait jamais. La solitude lui était devenue presque inimaginable.

— Attends ! Attends ! cria-t-il avec désespoir, sans souci d’être entendu par les Boamiens du souterrain.

— Impossible, répondit Tella dans sa tête. Tu prends le sac, petit gecko ?

— Oui, je le prends !

Il faillit ajouter : « Je ne suis pas un petit gecko ! » Mais il ne serait jamais qu’un étranger pour les Boamiens. Il répéta : « Je prends le sac, Tella…» Tout à coup, il désirait avec une terrible avidité cette chose mystérieuse qui lui faisait très peur en même temps. Il craignait que Tella éclate de rire et lui dise en s’envolant : « C’était une farce, petit gecko. Tu n’auras pas mon sac et tu ne seras jamais un Boamien ! » Il l’écouta, bercé par la voix tendre qui chantait en lui. Elle disait juste le contraire.

— Tu seras des nôtres, Boris, petit Boamien. Je t’aime. Au revoir !

— Tella, ne t’en va pas ! Ne t’en va pas ! gémit-il. J’ai besoin de toi pour sortir de ce trou. Aide-moi !

Elle n’était plus là. Il se tut prudemment. Il respira un léger parfum de fleur sèche, entêtant et troublant. Il ouvrit les yeux et ne vit qu’un voile noir, semé de points colorés. Il pensa : « Je suis peut-être aveugle. Tant mieux ! » Il n’avait aucune envie de retrouver le monde réel. Il ressentait toujours le même bien-être, traversé maintenant d’une pointe d’anxiété. Peu à peu, un vide pénible se fit au fond de lui. Une douleur sourde lui perça la poitrine. La lumière mouillée, blafarde du soupirail tremblota devant ses yeux. Il réussit à bloquer un éternuement, avala un peu d’eau sale, perdit son souffle. Une crampe douloureuse traversait tout son corps. Il avait l’impression d’être embroché. Les sensations désagréables s’atténuèrent, disparurent de nouveau.

Il fut brusquement plongé dans un autre rêve. Il courait au milieu d’une prairie calcinée. C’était l’été, un superbe été d’avant le froid. Ou bien un pays inconnu, plus chaud, plus sec, presque sans arbres, quelque part vers le sud. Sous la voûte pâle du ciel, le soleil jetait des éclairs blancs… Et Boris courait.

Il se retourna en riant pour attendre les femmes, Marie-Page, sa mère, et Tella sa fiancée. Elles le rejoignirent enfin, haletantes, rouges, le visage couvert de transpiration. Il crut voir une lueur moqueuse dans les yeux de sa mère : une lueur qu’il connaissait bien. Il ne s’en formalisait pas, car il avait une confiance absolue en son amour. Et puis ce qui allait arriver était bien plus important.

— Vite ! Vite ! cria-t-il. Nous n’avons plus que quelques secondes.

Toujours courant, il leva la tête, guettant l’apparition du phénomène au fond du ciel. Mais Tella fut la première à l’apercevoir. D’abord, une simple tache brillante. La tache éclata. Le phénomène devint indescriptible. Mettons que cela ressemblait à un miroitement du Sombre Éclat. L’œil était attiré, mais le regard ne trouvait à saisir qu’une luisance d’écailles et un grouillement de reflets. Et cela tombait, tombait.

— Déshabille-toi ! cria Marie-Page. Tu crois que le sac va se poser sur tes hardes !

— Oui, je me déshabille.

Il avait oublié. Aurait-il le temps d’arracher ses vêtements ? Le sac tombait à une vitesse folle. Il courut encore pour se placer au point de chute. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour se mettre tout nu. Il s’arrêta enfin, le visage offert au vent et à la lumière. L’objet planait maintenant à la verticale. On eût dit une sorte de filet, aux mailles très lâches, pareilles à de fines nervures argentées.

Boris redoutait la sensation qu’il allait éprouver quand le sac s’abattrait puis se refermerait sur son corps. Ce fut une caresse parfumée, légère, légère. Sa peau fut recouverte de la tête aux pieds. Les nervures devinrent aussitôt plus sombres et plus serrées. Une résille couleur de plomb l’enveloppait totalement.

À côté de lui, Marie-Page et Tella riaient très haut. Boris avait la gorge un peu serrée, mais il se força à rire avec elles.

— Je suis bien, ça va ! lança-t-il.

— C’est merveilleux, dit Marie-Page.

Il regarda sa mère avec tendresse.

— Tu ne vieilliras pas, dit-il. Grâce au sac, je te garderai en vie toujours !

— Jeune ?

— Jeune ! fit-il sur un ton triomphant.

Un bonheur immense l’envahit, tandis que le sac pénétrait dans son corps et devenait invisible. Soudain, il s’étonna : il ne voyait plus les deux femmes. Où étaient-elles donc passées ? Il se rappela qu’il était en réalité prisonnier dans un tuyau, sous la nécropole des Boamiens. Comment en sortir ? « Tu es assez malin pour trouver un moyen, petit gecko ! »

Aussitôt, il trouva le moyen.

« Tu n’as qu’à imaginer que tu es un serpent qui s’étire et s’amincit. » Il lui fallait se dépêcher : quand il serait complètement réveillé, ça ne marcherait plus. Vite ! Il se concentra avec force. Non, pas comme ça. Tout doux. « Tu rêves. Tu es un gros serpent argenté. Un serpent couleur de miroitement. Tu t’étires, tu t’amincis. Tout doux…» Rien ne se passait. Il rêvait. Il rêvait avec son corps. Et son corps devint tout à coup d’une étrange souplesse. Il ressentit un léger malaise qu’il réprima. Il envoya une onde dans ses muscles, tendit les mains en avant. Non, il n’avait pas de mains. Il était un serpent. Il s’aplatit, roula ses anneaux, les déroula, tordit le cou, entra la tête dans les épaules. Non, il n’avait pas d’épaules. Il était…

Il glissa. Très vite. Son poids l’entraînait. Il était passé. Il tombait. « Colle-toi au mur, tu es un serpent ! » En agitant les pieds, il toucha un mur. Il se trouvait dans un angle. Cette disposition lui permit de s’accrocher un peu à la brique et de freiner sa chute. Il se reçut souplement sur un sol meuble et humide, environ quatre mètres plus bas.

Il s’éveilla. La lumière qui l’avait intrigué dans la ruelle provenait d’une grande salle toute proche. Il entendit plusieurs voix, masculines et féminines, qui psalmodiaient des prières ou des incantations en langue boamienne. Personne ne semblait avoir remarqué sa présence. Il s’avança et observa.