CHAPITRE VIII
Une clarté jaunâtre coulait de la forêt et se déversait dans le ravin par-dessus la falaise. Des rouleaux de brume recouvraient les fourrés de houx et noyaient les formes grises des chiens, tapis autour du rocher sur lequel Boris et le massa se tenaient dressés, dos à dos.
Boris serrait son couteau et le massa brandissait son gourdin. Le rocher ressemblait à un tonneau, posé debout, de guingois, entre le bord des fourrés et le goulet proche de la faille où finissait le ravin. Il s’élevait à un peu plus d’un mètre du sol du côté des fourrés, à près de deux mètres du côté du goulet et de la falaise. Boris et le massa avaient d’abord tourné le dos aux fourrés, se croyant protégés par le rempart des épineux. Mais deux bêtes sanglantes avaient surgi de ce côté et cette attaque imprévue avait failli leur être fatale.
Puis Boris avait tranché les rameaux de houx qui se balançaient sur le rocher et qui étaient une gêne plus qu’une protection. Le sang coulait et poissait le manche de son couteau qui glissait dans sa paume. Il avait été mordu aux jambes comme le massa. Ses mocassins étaient troués et les jambes de son pantalon déchiquetées. Il avait l’impression d’être une statue de plomb perchée sur son socle depuis une éternité. En fait, il avait quitté l’abri de houx pour courir au rocher, le massa sur ses talons, moins de vingt minutes plus tôt… Le massa était sur ses talons : les chiens aussi. La plus douloureuse de ses blessures lui avait été faite à la cuisse, par un molosse famélique, au moment où il se hissait sur le refuge. Il était tombé et sans l’aide de son compagnon, il n’aurait jamais pu atteindre le sommet du rocher.
Il s’entendait bien avec le massa. Leur vocabulaire commun ne dépassait pas une dizaine de mots dans la langue codée des Boamiens. Mais un accord intuitif, ou instinctif, s’était établi entre eux en face du danger. La haine des chiens, ennemis naturels de sa race, avait rapproché le massa de l’homme. Et ils défendaient ensemble leur minuscule forteresse.
Grant – puisqu’il semblait se nommer ainsi – était un géant de deux mètres, aux bras immenses, aux mains énormes. Il dépassait Boris de la tête et du cou. En pleine possession de ses moyens, il aurait pu décimer à lui seul une horde de chiens sauvages. Mais il avait pourtant fui devant ses poursuivants, chiens, loups, hommes. Il était épuisé, blessé, mal remis de son intoxication par les sucs déasiens. Il n’avait recouvré qu’une faible part de ses forces. Il tenait à peine debout. Il avait l’air de danser sur place, alors qu’il était à la recherche de son équilibre. Il titubait toutes les dix secondes et se cognait contre Boris. D’une minute à l’autre, il pouvait basculer au milieu des chiens qui assiégeaient le rocher avec une vigilance nonchalante. De plus, le gourdin semblait de plus en plus mal assuré dans sa main. Les coups qu’il portait quand un assaillant se manifestait devenaient imprécis au point que Boris se demandait s’il n’allait pas recevoir une volée de massue à travers les épaules ou les jambes.
Lui-même tombait de fatigue. Ses mains et ses genoux tremblaient… Il avait réussi au-delà de ses espérances. Il avait sauvé le massa, communiqué puis fait alliance avec lui. Une camaraderie de combat était en train de naître entre eux, il en aurait juré. Quelques heures plus tôt, il n’osait même pas rêver d’un tel succès. Mais ses chances de gagner le pari jusqu’au bout et de s’en sortir vivant diminuaient de minute en minute. Le massa n’en pouvait plus. Lui-même se sentait brisé. Et il avait honte de son manque de résistance. Quelques larmes de rage se mêlaient peut-être à la sueur qui coulait sur ses yeux. Il voulait vivre pour se servir de cette expérience. La prochaine fois… Mais y aurait-il une prochaine fois ?
Si les chiens avaient eu l’intelligence de se lancer tous ensemble à l’attaque, ils auraient enlevé la position en quelques secondes et ils auraient pu se gaver de chair humaine à s’en étouffer. Mais ils tournaient autour du rocher, flairaient des pistes par-ci, par-là, finissaient de dévorer leurs congénères tués par le couteau de Boris ou le gourdin de Grant ou bien se chamaillaient avec hargne. Repus, quelques-uns s’étaient même endormis. Ils étaient en tout plus de trente. Une demi-douzaine attaquant les deux humains, ceux-ci étaient perdus. Et ils le savaient. Jusqu’à présent, quand une bête bondissait à l’assaut du rocher, les autres observaient. « Mais, pensa Boris, si un seul prend pied sur le rocher quelques secondes, un deuxième suivra, puis la moitié de la bande et…» Il rectifia cependant son point de vue sur la situation. Le soleil avait jailli derrière la forêt. Les secours allaient arriver. « Tes chances de t’en sortir ne diminuent plus. Elles augmentent à chaque seconde. Jomberg et ses hommes sont sûrement en route. Ils sont peut-être à un kilomètre, à cinq cents mètres…»
— Soif ! fit le massa.
C’était le premier mot véritable qu’il prononçait. Il répéta en faisant claquer sa langue : « Soif, soif, soif…» Et Boris pensa : « Si on s’en tire, mon capitaine, je t’offre une bouteille de vin mousseux dans un estaminet de parade ! » Il pouffa. Ce surnom lui plaisait. Capitaine… Il ne savait pas, il ne saurait sans doute jamais pourquoi il l’avait donné à son ami le massa. Il avait au fond de la mémoire toutes sortes de références qui échappaient à sa conscience.
— Oui, capitaine, dit-il. Moi aussi, j’ai soif. Il faut tenir.
Un mot lui vint dans la langue codée des Boamiens et il le prononça sans en connaître le sens exact : « Stikit ! » Quelque chose comme : « Ne bouge pas…» Ou mieux : « Tiens bon ! » Mais c’était une consigne dérisoire. « Le pire, songea-t-il, c’est que nous n’avons même plus la force de tenter une sortie vers les fourrés ou vers la faille. » Non, ce n’était pas ça le pire. Boris le reconnut. Il avait perdu la foi. Il ne pouvait plus retremper son espoir, sa confiance dans la prière. Et cela, c’était pire que tout.
Boris eut un coup au cœur. Il avait vu bouger quelqu’un ou quelque chose, sous les hêtres et les érables, au bord de la falaise. Déception : ce n’était qu’un petit chien, qui allait et venait, n’osant pas rejoindre les autres en bas. « Du renfort pour eux ! » pensa-t-il avec amertume. Il frotta sa paume contre son pantalon, sortit de sa poche un mouchoir brodé, cadeau de Marie-Page, qu’il caressa avec tendresse. Il hésitait à le souiller. Mais déjà des empreintes sanglantes s’étaient imprimées sur l’étoffe blanche et douce. Et il lui fallait essuyer le manche de son couteau pour avoir l’arme bien en main. Il se résigna et en profita pour lancer un message à sa mère, par la pensée. S’il avait été un vrai Boamien, le message serait peut-être parvenu à travers l’espace jusqu’au village.
Des harles se mirent à piailler dans la forêt. Quelques chiens levèrent la tête. L’un d’eux, qui semblait le leader, aboya d’un air agacé. Boris pouvait maintenant observer ses ennemis car le jour avait atteint le fond du ravin. Ils lui paraissaient moins redoutables que dans la nuit. Illusion, sans doute. Et il ne les aurait pas crus si nombreux. « Combien sont-ils au juste ? Quarante ? » Son cœur se serra. Il en voyait maintenant d’autres en haut de la falaise, qui ne demandaient pas mieux que de se joindre à la curée. Il avait espéré un moment qu’une partie de la bande quitterait le ravin pour aller à la chasse aux harles. Mais les dindons sauvages se perchaient à la moindre alerte. C’étaient des proies difficiles. Un renard ou un loup isolé et adroit pouvait les surprendre. Pas une bande de chiens… Et les chiens devaient le savoir. Ils ne faisaient pas mine de se déranger. Ils ne lèveraient le siège que contraints et forcés.
Pourtant, une certaine inquiétude se manifestait parmi quelques-uns. Les plus vieux peut-être. Le jour les avait surpris loin de leur territoire et… « Et qui sait s’ils ne sont pas en train de flairer l’approche des humains ! » Boris reprit espoir. Où se tenaient les chiens sauvages pendant le jour ? Dans la plaine ou dans les ruines. Jamais en forêt, comme les loups. Ce qui les retenait, c’était l’odeur du sang. Et surtout la présence du massa, leur ennemi héréditaire.
— Stikit, capitaine ! dit-il au massa.
Capitaine répondit : « Yea…» Ce qui ne voulait rien dire. Il vacillait de plus en plus sur ses jambes. Il se mit soudain à genoux, pour ne pas tomber. Boris frémit. Ce geste pouvait donner aux chiens le signal de l’attaque. Oui, la horde tout entière bougeait. Quelques mufles se tendirent, babines retroussées vers les deux assiégés.
Boris regarda sa montre. Elle était arrêtée à quatre heures et demie. Il avait dû la cogner en grimpant sur le rocher. Elle semblait fêlée. Hors d’usage peut-être. Il éprouva un regret poignant, comme s’il avait, en perdant l’ultime legs de Gregori Antgordine, perdu celui-ci une deuxième fois.
Les chiens se rassemblaient en grondant. Ils allaient lancer une attaque massive. Boris examina une nouvelle fois, en toute hâte, la situation. Il pouvait s’en tirer – seul. En abandonnant le malheureux massa à bout de forces… Il pouvait sauter sur un autre rocher, plus petit : un bond de deux mètres, pas très difficile. Et de là, courir en trois ou quatre secondes à la faille qu’il avait franchie la veille. Il avait une chance sur deux d’arriver au passage avant les chiens, qui auraient de la peine à le suivre. À cet endroit, il pourrait s’accrocher à la falaise et trouver une position sûre, bien qu’un peu inconfortable. Et pendant sa fuite, les chiens s’acharneraient sur le massa. Celui-ci n’était pas un véritable être humain. Dommage pour lui, mais…
« Oui, je vais le faire », pensa Boris. La tentation fut très forte. Trop forte… Il aurait pu sauver sa vie en sacrifiant sa destinée. Il le sentait. Il résista.
Il aurait pu aussi s’accrocher à l’une des branches de houx arborescent et sauter en se balançant au milieu du fourré. Cela aussi était faisable. Il lui fallait trouver le moyen de protéger son visage avec sa veste. Le massa le suivrait peut-être de ce côté, s’il lui en donnait l’ordre en langue codée. Mais il se déchirerait le corps et la face en retombant sur les épineux. Il serait alors trop mal en point pour aller plus loin. Et il ne serait qu’à trois ou quatre mètres au plus à l’intérieur du fourré : les chiens pourraient l’atteindre en se glissant sous les branches basses… De toute façon, il mourrait là.
Boris lui-même serait cruellement blessé, mais il réussirait sans doute à se traîner plus loin, hors de portée des chiens. Comme il était insensible au venin déasien, il avait neuf chances sur dix de se sauver. Tant pis pour le massa.
Et les chiens attaquaient. Dans l’esprit de Boris, le temps s’était comme figé. Courbé, tendu, le jeune homme voyait les bêtes bondir au ralenti. Il se prépara à glisser son couteau dans sa ceinture, pour saisir à deux mains une grosse branche, qu’il avait déjà dépouillée de son feuillage. Capitaine se tourna vers lui la bouche ouverte, le regard suppliant. C’était la première fois que Boris voyait son compagnon en plein jour. Le front bas, les arcades sourcilières avancées, la mâchoire prognathe évoquaient les dessins d’hominidés, ces demi-singes que Boris avait observés chez Lori Lazan, quand il était l’élève du vieux Boamien. Mais le regard qui se fixa sur lui deux ou trois secondes était humain. Pleinement. Plus humain que celui de Bert Djendry, le sergent instructeur de la milice !
Le massa était un homme. Il ne pouvait pas l’abandonner. C’était aussi simple que cela.
Et les chiens attaquaient. Presque en silence. Capitaine abattit son gourdin. Il y eut un bref glapissement. Ils étaient maintenant dix ou plus autour du rocher. L’assaut. La curée. Boris repoussa une bête d’un coup de pied au mufle, il en frappa une autre d’un coup de couteau bien ajusté au défaut de l’épaule. Il se redressa aussitôt, sauta en arrière pour éviter une mâchoire qui avait failli se refermer sur sa cheville. Il réussit de justesse à garder son équilibre. Un maigre berger prit pied sur le rocher. L’air famélique, babines retroussées sur des gencives rouges et des dents aiguës, les yeux exorbités, hargneux et monstrueux. Une bête folle… Le massa, mordu à la main, poussa un cri sauvage, mi-humain, mi-animal. Un cri de souffrance est-il jamais tout à fait humain ?
La plainte trouva un écho profond dans la mémoire de Boris. Sa mémoire seconde, tombée du sac de vie. L’arme du dernier recours : le cri sacré des Boamiens ! Il se souvint : un long appel rauque qui imitait la voix du dieu Goar. Qui était à Goar ce que le miroitement était au Sombre Éclat. Il connaissait le cri. Déjà, sa gorge se fermait, sa respiration se bloquait, ses poumons se tendaient pour chasser l’air, en un effort brutal et douloureux. Le son était dangereux, parfois mortel, il le savait. Non seulement pour ceux qui l’entendaient, mais pour celui qui l’émettait et qui en était changé.
Le cri sacré des Boamiens était l’ancien nom du dieu : Goer. On rappelait aussi Goer-de-la-Terre, comme le Sombre Éclat était le Seigneur Unique de la Terre et des Hommes. Mais le mot « Goer » était bien trop terrible pour qu’on pût le prononcer communément. Il avait fallu modifier le nom vulgaire de Dieu, devenu Goar. La puissance du nom ancien avait été ainsi préservée et peut-être exaltée.
Et Boris cria de toutes ses forces : « Goer ! » Ses oreilles se mirent à siffler. Il fut sourd aux trois quarts. Il lui sembla que le massa hurlait à son tour, imitant le cri sacré, le cri de mort. Le chien qui s’était jeté sur Boris stoppa aussitôt son attaque. Son corps se raidit alors que sa mâchoire mollissait. Il retomba sur le rocher, où il s’aplatit pour ne plus bouger. Deux ou trois autres bêtes, qui avaient entrepris l’escalade, se laissèrent retomber sur le sol. Le gros de la troupe, en bas, s’agita et commença à reculer.
S’il ne tuait pas, le cri secret des Boamiens terrifiait, paralysait, suscitait la panique, déclenchait la fuite ou la soumission, chez les hommes et chez les animaux. Il était la voix du dieu. La seule défense consistait à répéter le cri, à l’imiter, si l’on pouvait. Les chiens ne pouvaient pas. Le massa en était capable. Et il le fit.
Stupéfiant. Une telle capacité d’imitation chez un être qui ne savait que manier le gourdin et bredouiller : « Massa, massa, massa…» Le capitaine Grant était-il à la fois un homme déguisé et un super-singe ?
Boris cria encore, à se déchirer la gorge. Le massa l’imita de nouveau, à la perfection, en produisant un son aussi pur mais plus fort. Le nom ancien et mystique de Dieu monta encore deux fois sur le ravin. Ce fut une déroute totale chez les assaillants. Le leader des chiens rappela sa horde en gémissant et trotta vers le passage, à l’autre bout de la falaise. « Pourvu qu’ils puissent remonter ! » pensa Boris. Et il lança un troisième cri pour les chasser. Il vit le massa se dresser, le poing levé et la bouche ouverte, mais il ne l’entendit pas. Il avait un bruit de forge dans la tête. Un vertige le fit chanceler. Il tomba en tournoyant contre son compagnon, qui le retint pour l’empêcher de rouler dans le fourré.
— Merci, capitaine Grant ! murmura-t-il.
Et il pensa : « Qu’est-ce qu’on ne pourrait pas faire avec une armée de massas ! »
« Écoute-moi, Boamien ! » dit une voix forte dans sa tête.