CHAPITRE VII

Il était bien moins sûr de lui qu’il avait voulu le paraître devant ses amis. Une sourde révolte l’animait, qui faisait sa force. « Sale petit Boamien ! Vous allez voir de quoi il est capable, le sale petit Boamien…» Il examina de près le massa qui respirait sur un rythme saccadé et rapide. Une sorte de halètement retenu. Il se mordit la lèvre, incommodé par l’odeur et se pencha pour mieux voir les yeux de l’être grands ouverts, fixes, fiévreux.

— Tu me vois, camarade ? Je vais t’aider.

Le massa ne parut pas remarquer sa présence. Il devait être tout à fait inconscient. Ses blessures avaient beaucoup saigné, mais elles semblaient superficielles. Elles étaient plus nombreuses sur les membres que sur le torse, comme si l’être avait protégé son ventre et sa poitrine avec ses bras.

Boris regarda sa montre. Le seul héritage que son père lui ait laissé. Il en était très fier. Presque cinq heures et demie. Il lui fallait se débrouiller pour prendre la situation en main avant la nuit. Il lutta contre la fébrilité qui le gagnait. Il s’admonesta avec une fraternelle bienveillance. « Ne t’énerve pas, Boris Antgordine. Tu vas avoir besoin de tout ton sang-froid et même un peu plus ! » Prononcer d’un coup les cinq syllabes un peu magiques de son nom lui donnait une force singulière, une foi invincible en sa destinée.

Le soleil était déjà très bas, au ras d’une colline qui se profilait entre les troncs et au-dessus des houx sombres. Il allait bientôt s’enfoncer derrière les fourrés. L’ombre envahirait aussitôt le petit ravin au pied de la falaise. Boris estima qu’il avait une demi-heure pour étudier les traces, chercher de la nourriture et repérer la source qu’il entendait chanter à proximité. C’était le moment de se hâter avec la calme lenteur des hommes d’action. « Suppose que Jomberg Vandrederen soit à ta place…» Il sourit. Maître Jomberg était trop prudent pour jamais se mettre dans une situation pareille. À propos de traces, il avait une idée, que l’observation attentive des lieux confirma totalement. Le massa n’était pas arrivé par la falaise. Il venait de l’autre côté, fuyant les chiens, les loups, les hommes. Il s’était jeté dans les fourrés de houx déasiens, qu’il avait traversés en se déchirant à leurs épines noires et vénéneuses. Ses blessures n’étaient ni très profondes ni très graves, mais par elles un suc déasien à forte teneur en déase-base avait pénétré dans son sang et l’avait empoisonné.

Boris connaissait ce phénomène pour l’avoir subi de façon atténuée, en respirant et en avalant des sucs déasiens, lorsqu’il tentait d’échapper aux possédés dans les ruelles et les souterrains de la nécropole. Il avait lui aussi perdu conscience et il ne se rappelait pas ce qui s’était passé après son évanouissement… Le massa, asphyxié, assommé par une dose quasi létale de déase-base, risquait-il de ne jamais se réveiller ? Boris songea soudain à un autre danger. Si les poursuivants du massa étaient des chiens et des loups, ils n’avaient pas osé traverser les fourrés épineux dont ils pressentaient d’instinct la nocivité ; mais cela ne voulait pas dire qu’ils avaient abandonné la piste. Ils pouvaient reprendre la chasse dès la tombée de la nuit et, attirés par l’odeur du sang, contourner l’obstacle pour surgir du côté de la falaise. Boris dut admettre que sa propre situation était précaire.

Mais la proximité du danger l’excitait. Il allait enfin se battre. Il fit un effort pour calmer son cœur et ses nerfs. « Est-ce que ça te sert à quelque chose de danser sur place comme un ours qui s’est brûlé les pieds, petit gecko, petit Boamien ? » Il décida de fouiller son sac de vie dans l’espoir y trouver une idée, une aide. Depuis quelques mois, une tiède présence, pleine de bruits ténus et de douce lumière, se déployait au fond de lui. Le sac s’intégrait peu à peu à son hôte. Boris avait découvert, par hasard ou non, un geste qui agissait comme un signal ou une clé. Lorsqu’il serrait le poing droit, il lui fallait enfoncer très fort son médius en un point précis au milieu de sa paume. En même temps, il fermait les yeux. Un bourdonnement léger, un peu chantant, éclatait dans sa tête. Des centaines de moucherons lumineux défilaient sous ses paupières closes en grésillant.

Alors, parfois, il réussissait à saisir un insecte ou une tache, un bâtonnet, ou quelque chose de ce genre, et à le rapprocher de sa vue intérieure. De plus près, cela ressemblait à un ballon aux parois distendues, à demi gonflé de lumière pâle. Il pouvait le percer par un simple effort de volonté. Ouvert, le ballon laissait couler un flot d’images qui formaient comme un kaléidoscope ruisselant dans la conscience de Boris. Quelques-unes étaient des pensées, des souvenirs, des bribes d’information, qui s’éclairaient une seconde à la surface de son esprit avant de tomber dans les profondeurs de sa mémoire. Dieu sait ce qu’étaient les autres.

Il ne parvenait pas encore à identifier les ballons ou à détecter leur contenu. La méthode était donc hasardeuse. Il voulut quand même tenter la chance. Tenter la chance était dans sa nature. Il essaya de se concentrer, serra le poing, ferma les yeux. Non, ça ne marchait pas. Une forte vibration métallique remplaçait le bourdonnement habituel. Les moucherons lumineux filaient comme des aérolithes, dans une noirceur glacée et sans fond. Impossible de les arrêter. Boris se rendait bien compte qu’il était trop énervé, ce qui le mettait en colère et aggravait son état. Il savait par expérience qu’une grande tranquillité était nécessaire pour réussir cette opération. La période la plus favorable se situait au milieu de la nuit, entre deux sommeils. Il se rendormait en faisant l’inventaire d’un ballon, tandis que l’enveloppe vide s’éloignait dans le néant, portée par le souffle doux d’une paisible rêverie…

Bon. Il ne réussirait pas dans l’état de tension où il se trouvait. Il renonça.

Depuis des mois, le contenu des ballons qu’il ouvrait se déversait dans sa mémoire. D’autres ballons s’ouvraient peut-être tout seuls, à son insu même. Son expérience de la vie et du monde s’enrichissait ainsi de jour en jour, sans qu’il en fût tout à fait conscient. Il devait avoir en lui, désormais, mille ressources inconnues et précieuses.

Il écouta un moment le ressac mystérieux de son âme et il sourit. « Tu es déjà presque une moitié de renard, Boris Antgordine. Montre-leur à tous que tu es aussi malin que Goar-le-Renard ! » Goar-le-Renard était le personnage légendaire qui avait ramené les Boamiens sur la Terre, leur patrie. Selon le vieux Lori, il n’était pas aussi malin qu’on le racontait. Il avait peut-être été trompé par les dieux Boaras, à moins que ce ne fût par le Sombre Éclat… Boris ne prenait pas trop au sérieux les légendes boamiennes. Mais le sac de vie était une réalité. Il ne lui fallait qu’un minimum d’attention pour sentir sa présence, sa chaleur, son poids, sa… Aucun mot ne pouvait décrire l’exacte sensation. Il pensa à haute voix : « Tu es plus malin que Goar-le-Renard. Le Sombre ne t’aura pas ! » Il s’aperçut qu’il venait de proférer un abominable blasphème. Oserait-il regarder dans les yeux sa mère si croyante ?

En fait, c’était un appel secret au petit dieu qu’il imaginait tapi au creux du sac. Dieu ou diable. Il était presque prêt à vendre son âme pour gagner la partie qu’il venait d’engager et devenir le grand Boris Antgordine… Il n’attendait pas de réponse consciente. La réponse viendrait dans l’action. Ou ne viendrait pas. D’un regard, il prit la mesure du ravin chaotique, au fond duquel il veillait le massa blessé. Vers le sud, il s’élargissait, mais les fourrés de houx le fermaient complètement. Vers le nord, il se rétrécissait jusqu’à une faille où un homme mince pouvait peut-être se glisser. « Gros-Ben n’aurait aucune chance de passer ! » songea-t-il. Environ soixante mètres de longueur et moins d’une quinzaine dans la plus grande largeur, entre la falaise et les houx. Rien d’intéressant du côté sud, décida-t-il. À l’ouest, les fourrés. Il y avait peut-être des passages qui permettaient de se glisser à l’intérieur pour s’abriter. On verrait. Il avança du côté de la faille. La source devait couler par là.

 

Quand il revint de son expédition, le crépuscule noyait déjà le sous-bois dans une obscurité brumeuse. Le passage s’était avéré difficile, presque acrobatique. Mais quelque chose attirait Boris vers la source qu’il devinait de l’autre côté de la faille. Il avait soudain reconnu une sensation familière : la faim de déase-base. Il n’avait pas nourri son sac depuis des jours. Il sauta dans le ruisseau qui naissait au pied de la faille et s’ouvrait un lit sinueux entre les houx et les rochers. Plus loin, le ruisseau formait avant de disparaître sous les fourrés un petit bassin de trois ou quatre mètres de longueur sur un mètre de largeur. Tout autour et à l’intérieur, dans l’eau même, plusieurs variétés de plantes aquatiques déasiennes poussaient en abondance. Il y avait les plantes à bulbes, aux feuilles en forme de cœur, dont les fleurs se préparaient à éclore. Et aussi des navets d’eau et une sorte de cresson.

Boris mâcha les bulbes, les feuilles et les boutons de fleurs avec cette gloutonnerie dont il ne pouvait se défendre quand il se rassasiait de déase-base. Après, il avait la bouche pâteuse et l’estomac brûlant ; mais une sensation d’apaisement se répandait dans son corps. L’odeur douceâtre des végétaux taniphiles, qu’il avait à peine sentie en mangeant, lui leva soudain le cœur. Il résista à la nausée et une idée lui vint. Qui sait – une idée tombée de son sac de vie… Cette odeur de déase devait couvrir toutes les autres, même celle du sang et, en tout cas, troubler le flair des chiens et des loups. Pourquoi ne pas badigeonner le corps du massa avec des feuilles grasses écrasées ? « Il en a déjà trop dans le sang ? Un peu plus, un peu moins…» Au pire, cela pouvait prolonger son sommeil, son coma, de quelques heures. Et Boris ne souhaitait pas qu’il se réveillât dans la nuit. Il tenterait alors de s’échapper et, s’il n’y parvenait pas, il risquait de devenir agressif. « Bon, j’essaie ! » décida Boris.

Il arracha des feuilles, des bourgeons, des bulbes, qu’il jeta de l’autre côté du passage pour éviter de faire plusieurs voyages. Il but longuement puis remplit sa gourde à la source jaillissante. Après, il traversa la faille dans l’autre sens et revint s’installer près du massa qui n’avait pas bougé. Un creux de rocher lui servit de récipient, un gros caillou de pilon : il écrasa les végétaux et en fit une bouillie épaisse qu’il étendit tant bien que mal sur les plaies de l’être. Aussitôt, l’odeur sui generis fut chassée comme il s’y attendait. Serait-ce suffisant pour tromper l’odorat des bêtes ? Il le saurait demain matin.

À la nuit, les premiers hurlements des loups montèrent au loin. Au loin… ou un peu plus près ? Difficile d’en jurer. La forêt étouffait les sons. Des chiens répondirent aux loups. Ils semblaient tout aussi lointains. Les piaillements des harles se firent entendre à proximité, presque rassurants par comparaison. Mais ces oiseaux stupides attiraient sur eux les prédateurs. Leur voisinage n’avait rien d’intéressant.

Boris eut envie d’allumer un feu. Son briquet ne le quittait jamais et quelques arbres penchés au sommet de la falaise laissaient pleuvoir des branches mortes sur le ravin. Ainsi, le combustible ne manquait pas. Il se demanda si les flammes le protégeraient des bêtes. Elles effraieraient les loups, mais il ne faudrait pas les laisser éteindre. Et les chiens… Non, le tout petit feu qu’il pouvait s’offrir ne ferait pas reculer une bande de chiens. Par contre, la lueur, même cachée au creux du ravin, pouvait être aperçue par des chasseurs ou des rôdeurs humains… Mieux valait s’abstenir.

Le froid ? Gavé de déase-base, il ne le sentirait pas de quelques heures. D’ailleurs, la nuit serait plutôt tiède.

Il n’avait pas eu le temps de repérer une trouée ou un passage dans les fourrés de houx. Non pour les traverser, mais pour se glisser à l’intérieur et s’y abriter. Par chance, il avait des yeux de Syge, comme disaient les Boamiens. « Ah bon, songea-t-il, les Boamiens disent ça ? J’avais oublié. »

Pour avancer à travers les fourrés de houx, il n’existait qu’un moyen : ramper en se plaquant au sol et en protégeant sa tête. Il jugea qu’il pourrait pénétrer d’une dizaine de mètres à l’intérieur, soit assez loin pour être à l’abri de n’importe quel agresseur. Mais il aurait peut-être dû rester toute la nuit à côté du massa, en se tenant prêt à le défendre contre les massas et les loups… et aussi contre ceux de sa race et contre les hommes. Il ignorait comment se comportaient les massas devant un de leurs congénères blessé. On racontait que la disette les rendait parfois cannibales… Il possédait un couteau et un briquet. Un peu mince comme arsenal. Il n’avait aucune chance contre les hommes et bien peu contre une horde d’animaux féroces.

L’obscurité recouvrait le ravin d’une chape de feutre, lourde, moite, dense. On eût dit qu’une noirceur mauvaise montait des fourrés et suintait des rochers. Boris distinguait à peine le ciel à travers les troncs et les feuillages. Il avait l’impression d’être au fond d’un puits. Le croissant de lune qui devait se trouver quelque part au sud-est, donc au-dessus de la falaise, lui était caché totalement. Aucune lueur ne filtrait… Mais il n’avait pas peur. Pas plus qu’il n’avait conscience de la fraîcheur qui tombait. Soûlé de déase-base, il se sentait très euphorique et disposé à affronter tous les fauves de la Terre.

Il mêla soudain sa voix au concert animal qui déchirait le silence trouble de la forêt. Les piaillements imbéciles des harles répondaient aux appels lugubres d’un loup solitaire. Lui éclata de rire. « Idiot ! Comment n’y as-tu pas pensé plus tôt ? » De toute évidence, il était immunisé contre le poison des houx déasiens, puisqu’il absorbait de la déase-base depuis des années. Le venin des épines de houx n’était que de la déase très concentrée, avec peut-être d’autres sucs que tous les végétaux déasiens contenaient aussi, à plus faible dose… « Comment tu le sais, Boris Antgordine ? » Il le savait. Encore une bribe d’information tombée du sac de vie… Il était immunisé tout comme les Boamiens. « Tout ce que tu risques, c’est de te piquer un peu. Attention quand même à tes yeux…»

Il tira son couteau de sa ceinture et le brandit en retenant un cri de triomphe. C’était une belle arme, avec un manche de corne incurvé, une large lame effilée et affûtée comme un rasoir. Une lame capable de trancher le bois le plus dur comme un navet d’eau ! Il avança vers le fourré le plus proche, le coutelas au poing. À tâtons, il se mit à couper de menues branches qu’il laissait tomber à ses pieds. Non, ça n’allait pas. Il perdait du temps et se piquait beaucoup trop. Il alluma un feu pour s’éclairer et reprit son travail à la lueur des flammes. Il eut rapidement déchiqueté une bordure de fourré et entassé une masse énorme de branches, toutes hérissées d’aiguilles noires. Le plus dur serait de construire un abri pour le massa et lui-même.

Deux heures après, c’était fait. Le sang ruisselait sur ses mains et sur son visage, mais il n’était pas du tout incommodé. Il s’offrit en outre le luxe d’un lit de mousse et il s’étendit près de son compagnon immobile. Il était trop excité pour dormir. Il se sermonna affectueusement. « Boris Antgordine, tu ne seras un homme d’action que si tu peux trouver le sommeil dans n’importe quelle situation ! » Il ne savait pas s’il avait envie d’être un homme d’action. Il voulait être Boris Antgordine : la même chose en mieux. Il allait avoir vingt et un ans. Il se sentait beaucoup plus vieux. Un effet du sac de vie, sans doute. L’expérience de Tella et celle de Lori Lazan se mêlaient peu à peu à la sienne. Tella était morte très jeune, mais elle avait vécu une longue demi-vie comme compagne intérieure du vieux Boamien… Il s’endormit.

Il fut réveillé une première fois par une pluie de ballons crevés qui se vidaient dans sa mémoire. Il eut un sourire d’extase. C’était merveilleux de songer à toute cette richesse qui coulait en lui et devenait une part de son être profond. Dans la distraction du demi-sommeil, il en remercia le Sombre Éclat. Le vieux domologiste lui avait dit une fois : « Les prières arrivent toujours quelque part. Tant pis si on se trompe d’adresse ! » En se rendormant, il s’aperçut de l’erreur. Trop tard pour rectifier. Il rêva que Goar et le Sombre Éclat se rencontraient par son entremise et que leur réconciliation s’amorçait. La face du monde en était changée… Mais avait-il envie de changer la face du monde ?

Un mouvement brusque de son voisin le réveilla une deuxième fois, haletant, le cœur fou. Les yeux du massa, grands ouverts, étaient fixés sur lui et brillaient dans l’ombre à moins d’un mètre de son propre visage. Deux boules de feu doré qui roulaient dans leurs orbites… Il redevint une seconde un enfant terrifié par un monstre de cauchemar. Mais après ce qu’il avait vu dans le souterrain de la nécropole avant de s’évanouir, rien ne pouvait l’effrayer bien longtemps… Des spasmes brefs secouaient le corps du massa. Pour un peu, c’eût été drôle. Boris retint son souffle et se força à l’immobilité. Ce qu’il craignait était en train d’arriver : le massa sortait de son sommeil comateux. D’ici à quelques heures au plus, il serait sur pied, conscient, affolé et furieux. Comment le calmer alors ? Comment le retenir jusqu’à l’aube ?

Boris songea sans trop d’amertume qu’il avait maintenant bien des chances de perdre son pari un peu fou. Tant pis… Il aurait regretté bien davantage de ne pas l’avoir tenu. À la grâce de Dieu, de Goar et du Sombre Éclat réunis !

La respiration du massa se régularisa, tandis que son crâne cognait avec bruit contre le rocher sur lequel il s’appuyait. Il se détendit, ses muscles mollirent et il parut se replonger dans un sommeil bienheureux. Boris pensa qu’il s’était peut-être assommé. « Voilà la solution. S’il revient à lui trop tôt, je lui donne un coup sur la tête avec une pierre. Non, c’est une idée stupide. Il se souviendra que je l’ai frappé et il m’en voudra à mort quand il se réveillera pour de bon ! » Attendre et espérer : il ne pouvait rien de plus. Une idée précieuse et lumineuse tomberait peut-être du sac de vie qui en contenait sans doute des millions.

Une idée lumineuse comme les aiguilles de sa montre qui se traînaient sur le cadran avec une lenteur minérale. (Il savait que l’idée en question tournait dans sa tête, bien plus vite, si vite qu’il ne pouvait l’arrêter…) Environ deux heures et demie. Encore quatre heures au moins avant l’arrivée du renfort, si tout allait bien. Si Nina et Gros-Ben avaient réussi à convaincre Maître Jomberg… L’effet tranquillisant de la déase-base commençait à se dissiper. Il songea qu’il était maintenant trop tendu pour se rendormir et… un bruit familier et sinistre le réveilla une troisième fois.

Il regarda sa montre aussitôt. Presque quatre heures. Il avait dormi une heure et demie de plus. Toujours ça de gagné. L’aube approchait, mais les chiens étaient là. Il avait été réveillé par des jappements. Il écouta. Les bêtes grondaient, glapissaient, se chamaillaient au sommet de la falaise. La horde avait suivi la piste des humains, Nina, Gros-Ben et Boris lui-même, non celle du massa venu à travers les fourrés. Elle se tenait à l’endroit où Boris avait dévalé la falaise. Du moins, la plupart des chiens semblaient rester là. Mais d’autres fouinaient plus loin, à la recherche peut-être d’un passage pas trop abrupt pour rejoindre la proie qu’ils avaient sentie à proximité. « Mon sang, pensa Boris. Voilà ce qu’ils ont senti ! » Quelques-unes des blessures qu’il s’était faites en coupant et en rassemblant les houx suintaient encore.

« Les chiens sauvages sont pires que tout ! » racontait-on au village. À voir. En tout cas, ils étaient moins intelligents ou moins bons chasseurs que les loups. On pouvait peut-être tirer parti de l’avantage.

Il posa la main sur le manche de son couteau. Le massa bougea près de lui. Il ne voyait pas ses yeux. Aucun doute pourtant : l’être était à moitié réveillé. Ou bien tout à fait.

« S’il se lève, pensa Boris. Il va se cogner au toit de l’abri, se piquer affreusement, hurler comme un fou et tout renverser. » Mais il se tenait allongé et presque immobile, soit qu’il n’eût pas encore la force de se dresser, soit qu’il fût assez intelligent pour comprendre qu’il ne devait pas bouger. Il faisait entendre un drôle de bruit doux et chuintant. Boris comprit qu’il humait avec dégoût l’odeur des chiens. Les chiens étaient les ennemis mortels des massas. Et vice-versa. Même à l’état domestique où il existait entre les deux espèces une vieille rivalité pour la garde des humains et de leurs biens.

Boris s’aperçut qu’il avait souhaité au fond de lui reculer l’épreuve jusqu’à l’arrivée des hommes du village. Et jusqu’à l’arrivée tant espérée de Jomberg Vandrederen… « Bon, tu vas être obligé de te débrouiller tout seul, comme un grand ! » Le seul être humain qui aurait pu l’aider… c’était le Boris Antgordine qu’il serait un jour s’il en réchappait. Et ce Boris-là préexistait en lui. « Tu m’entends, camarade ? »

« Les chiens vont peut-être se décourager, pensa-t-il sans trop y croire. Ou si un de la bande lève un misérable lapin, tous les autres vont cavaler derrière. Je gagnerai au moins une heure. L’aube n’est plus très loin. À la première lueur du jour, je suis sauvé…» Sauvé ? Rien n’était moins certain. Il toucha par hasard le dos velu de son compagnon qui eut un gros frisson et s’écarta un peu de lui. Le cœur de Boris faillit chavirer. « Avoue que tu as aussi peur du massa que des chiens sauvages. Oui, peur. Toi, Boris Antgordine, tu crèves de peur en ce moment même ! »

Il se mordit la lèvre, essaya de penser à cette idée lumineuse et mystérieuse qui glissait à toute vitesse sous la surface de sa conscience. Comment la retenir, la saisir ? Peut-être grâce aux images qu’elle traînait derrière elle… Oui ! Des images terribles : la scène rituelle des Boamiens, dans le souterrain de la nécropole, qu’il avait observée deux ou trois secondes avant de s’évanouir. Il n’était pas encore prêt à accepter ce souvenir. Mais les images importantes ne concernaient pas le rite. Juste avant, il avait vu… Qu’avait-il donc vu ? Ah, des massas… des massas gourdins qui montaient la garde dans le souterrain. Rien d’extraordinaire. Les Boamiens connaissaient les massas mieux que personne. On disait qu’ils les avaient créés. Il y avait les massas gourdins, les massasofis… et d’autres. Les Boamiens pouvaient se faire comprendre et obéir d’eux grâce à une langue codée qui s’était perdue…

Voilà. Une langue codée qui s’était perdue et qu’on pouvait retrouver. Où ? N’importe où. Dans un sac de vie, par exemple. Le cœur de Boris sauta au creux de sa poitrine. « N’y pense plus pour le moment. N’y pense plus ! » Le meilleur moyen de chasser un souvenir moins qu’à demi conscient, c’était de se lancer à sa poursuite, l’esprit tendu et les dents serrées.

Il attendit en maîtrisant sa respiration.

Une querelle de chiens éclata au bord de la falaise. Il y eut des coups de dents, des cris de douleur, des chutes de pierres. Puis une bête tomba aussi et gronda en s’accrochant au rocher. Boris distingua le crissement des ongles qui raclaient la pierre. Il en eut la chair de poule. Le choc sourd du corps s’écrasant au fond du ravin lui serra l’estomac : c’était un molosse énorme. Il devait être mort ou grièvement blessé. Les chiens comme les loups dévoraient ceux d’entre eux qui ne bougeaient plus ou ne pouvaient plus se défendre. Il ne tarderaient pas à découvrir un passage pour gagner le ravin.

Près de Boris, le massa gronda, changea de position et empoigna son gourdin. Boris devinait ces gestes plus qu’il ne les voyait. Il pensa qu’il aurait dû enlever le gourdin. Ou peut-être pas. En retrouvant son arme, en la prenant dans sa main puissante, le massa domina sa peur. Il tordit le cou et se tourna vers Boris. Celui-ci croisa pour la première fois le regard des yeux dorés, à quelques centimètres des siens. Un regard qui exprimait la souffrance, une sorte de supplication. La main de Boris se crispa sur son couteau. Si le massa pris de panique l’attaquait et le blessait, non seulement son plan s’effondrait, mais il avait peu de chances de sauver sa vie.

Quelque chose de tout à fait imprévu se produisit alors. Le massa parla, d’une petite voix plaintive et humble.

— Massa, fit-il. Massa !

— On dit monsieur ! lança Boris à pleine voix pour se donner du courage.

 

Une vingtaine de minutes avaient passé. Les chiens assiégeaient l’abri. Le plus audacieux ou le plus affamé avait tenté de bondir par-dessus les branchages de houx qui formaient le toit de la hutte improvisée. Il était retombé en geignant, mais il avait entraîné dans sa chute quelques rameaux hérissés de piquants, ouvrant ainsi une brèche dans le rempart.

D’autres essayaient de passer dessous en s’aplatissant, mais ils reculaient vite, le mufle déchiré par les dards du houx. Boris avait ménagé un passage entre deux rochers, du côté des fourrés. Il pouvait fuir par là. S’il ne le faisait pas tout de suite, les chiens découvriraient bientôt cette entrée qu’il devrait défendre à coups de couteau. Il tuerait peut-être une bête ou deux, ou trois. Puis il succomberait sous le nombre… En admettant que le massa voulût prendre part au combat, il ne pourrait pas déployer son corps et brandir son gourdin sous l’abri. C’était un piège.

Boris maudissait maintenant l’idée qui lui avait paru excellente quand il l’avait eue. Dominant sa mauvaise humeur, il reconnut qu’elle était bonne. Seulement, il l’avait exécutée à la hâte parce que le temps lui manquait. Et il lui aurait fallu d’autres outils qu’un mauvais couteau. « Un bon couteau ! rectifia-t-il. Ne sois pas injuste. » L’abri lui avait quand même permis de gagner un moment et lui avait peut-être sauvé la vie. Tout dépendait maintenant de l’attitude du massa. Boris songea à fermer le passage avec des branches arrachées au toit. Le toit ne servait pas à grand-chose. Un chien passa à travers et roula sur le sol, à moitié aveuglé par les piqûres de houx. Boris bondit, le couteau levé. Mais le massa avait été plus rapide que lui. Il noua ses mains puissantes sur la gorge du chien et serra.

— Massa ! Massa ! fit-il sur un ton triomphal.

Le chien étranglé eut un spasme et mourut. Boris renonça à récupérer les branches tombées du toit pour obstruer le passage. Il allait de nouveau se déchirer les mains : son sang coulerait et les chiens seraient encore exaspérés.

Tout à coup, d’instinct, il prononça un mot inconnu, une simple onomatopée : « Dam ! » Une bouffée de chaleur lui monta au visage. Le phénomène qu’il attendait venait de se déclencher. « Dam…» Un mot important dans la langue codée que les Boamiens avaient inventée pour communiquer avec le massa.

« Dam ! » C’était un signal, une mise en alerte. L’annonce qu’un ordre immédiat allait suivre. Tout cela et un peu plus… Le massa devait répondre par son nom et un mot aussi bref, indiquant qu’il était prêt à l’action. Il se raidit, se souleva à demi, tourna lentement sur lui-même et gronda. Il paraissait hésiter, comme s’il avait oublié le code et peut-être son propre nom. Un massa sauvage gardait-il son nom d’esclave ? Il fit entendre divers bruits de gorge, puis un son plus net… « Grak ! » Ou : « Grant ! » Enfin, une sorte de soupir presque douloureux : « Raf ! » Il se mit à souffler fort et prit une position d’attente. Boris trouva dans sa mémoire la syllabe qui signifiait : « Suis-moi ! » Il la jeta avec violence, comme un cri de guerre. Le massa répondit par un grondement farouche. Boris bondit vers le passage.