CHAPITRE XVI

Il émergea du sommeil un moment. Un sens mystérieux l’avertit qu’il se trouvait à bord d’un aéronef en vol. Il avait chaud. Il était bien. Il éprouvait même une curieuse et sans doute trompeuse illusion de sécurité. Il appela en silence : « Iano ? »

« Je suis là, répondit l’enfant après un instant. Je suis dans le sac de vie. Tu peux me rejoindre ? »

« Je ne sais pas, pensa Boris. Je vais essayer. »

Après plusieurs tentatives, il pénétra dans le sac de vie. C’était comme dans un rêve, mais précis et coloré, avec une forte impression de réalité. Et il savait qu’il ne rêvait pas. Il traversa un jardin exotique où croissaient des orchidées, des hibiscus, des anémones géantes et beaucoup d’autres fleurs étranges dont il ne connaissait pas le nom. Mais il y avait aussi des cactus, des buissons épineux, des silex tranchants et d’inquiétants petits reptiles… « Attention où tu mets les pieds ! » lança Iano, surgissant derrière une énorme touffe d’hortensias. Boris éclata de rire. « Mes pieds sont dans ma tête ! » pensa-t-il.

Un grand chien au pelage ras, blanc tacheté de points noirs, accompagnait l’enfant en gambadant et bondissant. Il salua le visiteur d’un aboiement joyeux et vint lui lécher les mains.

— J’espère que nous serons amis, dit Boris.

Iano sourit.

— Les chiens ne sont pas les ennemis des Boamiens !

Boris approuva.

— Le chien est l’ami de l’homme. Mais…

Il pensa : « Le serpent est-il son ennemi ? » Il embrassa Iano et le suivit de l’autre côté d’une haie d’arbustes à fleurs jaunes. Une plaine sablonneuse s’étendait au-delà du jardin. Une épaisse nappe de brouillard bleuté cachait l’horizon.

— As-tu essayé d’aller plus loin ? demanda Boris.

— Pas encore, répondit Iano. Je t’attendais.

 

Il sortit une nouvelle fois du sommeil. Puis une autre et une autre. Ses périodes d’éveil étaient brèves, mais elles avaient tendance à s’allonger.

Il se rendit compte qu’il n’était plus à bord de l’aéronef royal. Il vit autour de lui les murs nus d’une espèce de cellule – une chambre d’hôpital ? Et puis une profusion de fleurs. Non, les fleurs étaient dans le jardin du sac, pas dans la chambre. Les deux plans de réalité se mélangeaient.

Un homme se penchait sur lui. Il reconnut Haroun, mage et astrologue de la reine. Alias David Rolguer ou Roger Guerre ou Dieu sait quoi.

— Tout va bien, dit l’homme. Repose-toi encore.

Boris voulut demander : « Où suis-je ? » Il ne réussit pas à prononcer un seul de ces trois mots. Il ne pouvait pas parler. L’incapacité ne provenait pas de ses cordes vocales ni de sa langue, mais de son cerveau. Une sorte d’absence… Pourtant Haroun répondit aussitôt à sa question. Simple coïncidence, peut-être.

— Tu es à Zargoz, en Ibérie, sous la protection de la reine de Gandara.

Une bouffée de panique monta dans les nerfs et dans l’esprit de Boris, puis s’évanouit. Sous la protection de la pire ennemie des Boamiens ? Et pourtant, il se sentait en sécurité. Il voulut encore demander : « Comment avez-vous fait pour nous retrouver dans la plaine de Ritzman ? » Il ne put émettre aucun son. Haroun secouait la tête avec énergie pour attirer son attention.

— La reine veut t’engager dans son armée dès que tu seras guéri. Tu dois accepter. Nous avons besoin de toi. Un terrible danger menace l’humanité !

L’astrologue ajouta une phrase ou deux que Boris, de nouveau aspiré par un invincible sommeil, comprit mal ou pas du tout. Ce danger mortel que courait la civilisation avait quelque chose à voir avec les chiens. Avec les chiens ? Avant de retomber dans le puits d’inconscience qui l’attirait, Boris eut le temps de songer : « C’est fou. Comment les chiens pourraient-ils menacer l’avenir de l’homme ? »

 

Quand il vit la reine en face de lui, dans le jardin sous serre du quartier général gandarien à Zargoz, il porta instinctivement la main à sa tête. On l’avait tondu pour le soigner. Dieu sait comment. Et il avait honte de son crâne nu devant cette femme superbe. Cette femme aussi belle que puissante.

Lha-Antella l’observait, immobile, souriante et grave. Ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules et sa poitrine, cachant à demi sa courte veste verte d’officier supérieur de la Garde royale. Son pantalon jaune, serré, moulait ses cuisses minces, et la boucle de son ceinturon posait une fleur de cuivre sur son ventre.

D’un geste sec, elle fit signe à Boris d’approcher. Il se dit avec incrédulité : « C’est donc cette femme si belle qui a voué sa vie et son pouvoir à exterminer les Boamiens. Qui a inventé pour les briser les tortures les plus raffinées et les plus folles ! » D’un autre geste, de la main gauche, elle le dispensa des salamalecs convenus. Haroun avait enseigné des éléments d’étiquette à son protégé. Le mage était là, derrière la reine. Trois personnes se tenaient près de lui, deux hommes, dont un officier de la Garde, et une très jeune femme, suivante ou demoiselle de compagnie. La reine fit un pas vers son visiteur et son sourire se figea. Boris crut déceler, dans son regard d’un sombre vert de forêt taniphile et sur son visage encore presque enfantin à la fois une gaieté moqueuse et une détermination implacable.

— Ainsi, dit-elle, tu es le fameux Boris Antgordine.

Fameux ? Boris doutait que ce qualificatif s’appliquât bien à lui. Il inclina simplement la tête. Lha-Antella se retourna vers Haroun-Guerre.

— Tu m’assures qu’il ne me trahira pas ?

— Sa loyauté est écrite dans les étoiles, Majesté.

La reine sourit et s’adressa au deuxième homme, un Asiatique jouflu et moustachu, vêtu d’une longue tunique chamarrée et ornée de dessins fantastiques.

— C’est aussi ton avis, maître devin ?

Le Jaune eut un sourire malicieux et joignit les mains sur sa poitrine.

— Tout indique qu’il sera fidèle, Majesté.

« C’est impossible… impossible… impossible ! » pensa Boris. En se mettant au service de Gandara, il pourrait peut-être sauver non plus des dizaines, mais des dizaines de milliers de Boamiens. À condition de trahir… Alors, les mages devaient se tromper. Ils ne pouvaient pas ne pas se tromper !

Quel jeu jouaient donc Haroun et son acolyte ? Boris savait au plus profond de lui qu’il n’abandonnerait pas ses frères boamiens. Il avait maintenant un compagnon intérieur, un esprit tanien. Il était un Boamien. Il ne serait donc ni loyal ni fidèle à la reine de Gandara. La duplicité, la trahison étaient le prix à payer pour sauver des vies. Dix ou un million… Et pourtant, si les deux mages avaient raison ? Ils semblaient tellement sûrs de leur fait !

Boris entrevit soudain une autre hypothèse. Sauver les Boamiens sans trahir Lha-Antella ? Il n’existait qu’un seul moyen. D’abord, il ne put y croire. C’était un rêve fou. Encore un… Rêve fou, mais aussi projet grandiose qui marquerait le destin de Boris Antgordine. Avec l’aide des mages… Et si nécessaire, avec l’aide des dieux !

— Approche-toi encore, dit Lha-Antella. Je ne mange pas les jeunes hommes. Je ne suis pas décidée. Tu me parais très orgueilleux et tes ennemis prétendent que tu as du sang boamien dans les veines. Pouah ! Tu te tais ?

Boris regarda la reine en face.

— Oui, Majesté.

— Tu ne me déplais pas, sais-tu ? Mais je n’ai pas de temps à perdre avec toi, ni avec personne. Je te donne trente secondes pour me présenter tes projets… si tu en as. Et tâche d’être convaincant !

Boris attendit cinq secondes puis se décida.

— Un seul projet, dit-il. Une armée de cent mille simiens pour enlever le réduit du marais poitevin !

Lha-Antella éclata de rire. Elle pivota et s’élança dans une allée. Surpris, Boris courut derrière elle. Une main s’accrocha à son épaule pour le retenir. Les gardes, surgis d’on ne sait où, l’encadraient prudemment. La reine ralentit son allure et lui fit signe de la rejoindre.

— C’est un projet fascinant, dit-elle. Cent mille simiens, oui. Mais pas pour le marais. Les Boamiens sont à bout. Nous les écraserons de toute façon d’ici à quelques mois. Ton armée m’intéresse pour attaquer la république industrielle des Asturies. Combien te faut-il pour nous réunir et entraîner tes cent mille combattants ? Je veux dire combien de mois ? L’argent ne compte pas.

— Deux ans, répondit Boris.

— C’est trop long. Un an.

— Dix-huit mois.

— Je prends…

Elle lui donna sa main à baiser.

— Bonne chance. Nous nous reverrons.

 

Boris apprit un peu plus tard que ses compagnons d’évasion, Anna, Nora, Noé et Dan, avaient été sauvés in extremis, alors que la mère de Iano s’était déjà planté un couteau dans la poitrine. Et Haroun-Guerre avait prouvé une fois de plus son habileté quasi diabolique en les arrachant à la police de Gandara… Il fut bientôt rejoint par tous les siens. Sa mère et ses amis d’Arc-du-Loup d’abord. Puis ses compagnons d’armes de Maranover, Louis et Silvio. Ainsi, bien entendu, que le célèbre massa capitaine Grant.

Quant à l’enfant Iano, il le portait en lui pour toujours. Iano, son ami, son frère.