CHAPITRE XV

Quand Clayton Mac Pherson arriva, sur le coup de huit heures, il ne put réprimer un mouvement de surprise en constatant que Graymes était toujours là.

— Oh, bonsoir, je vous croyais parti.

Le magicien le dévisagea avec un sourire narquois.

— Je ne voulais pas rater la fête.

— Ah ! Vous êtes des nôtres, si je comprends bien.

— En quelque sorte.

Duncan arriva sur ses entrefaites et jeta au fils Mac Pherson un regard mécontent. Elle s’était mise en frais, ce soir, et aurait préféré qu’il lui en fît la remarque. Elle portait une robe bleu électrique qui ne devait servir que pour les grandes occasions et avait sacrifié à une pointe de maquillage. Dans cette tenue, elle n’avait plus rien d’une fille des champs ; c’était au contraire une séduisante personne un peu timide.

— M. Graymes vient avec nous, précisa-t-elle. Clayton, tu prendras Hank avec toi. Nous te suivrons dans mon tacot.

Elle n’avait pas été peu surprise – ni peu ravie – de voir Graymes exprimer le désir de prendre part au bal de la coopérative.

À contrecœur, le jeune Mac Pherson obtempéra.

— Vous ne m’avez rien dit de votre promenade de cet après-midi, Ben, attaqua-t-elle tandis qu’ils roulaient à petite allure. Vous avez vu l’épave ?

— Je l’ai vue. Je suis surpris que personne n’ait songé à faire fructifier cette curiosité.

— Certains ont essayé. Des promoteurs de Richmond. Ils ont rapidement dû renoncer.

— Ça ne m’étonne pas.

— Vous êtes bizarre depuis votre retour. Je pensais que vous n’étiez pas de ceux qui aiment courir les fêtes. Pourquoi avez-vous tenu à venir au bal ?

— Cela vous ennuie ?

— Ne soyez pas ridicule.

— Vous êtes charmante. Je n’ai pas su résister à l’envie de me montrer avec vous.

— Merci, Ben.

Elle était sincèrement touchée du compliment.

La coopérative se situait à quelques kilomètres de là. Sur le parking en terre avait été dressée une estrade festonnée de lampions et de guirlandes. Des voitures étaient garées un peu partout. Les occasions devaient être rares de s’amuser, car cette soirée avait apparemment rameuté tous les habitants des environs. Ils formaient des groupes bruyants autour des stands et du buffet. Une odeur de barbecue montait dans l’air.

L’arrivée de Duncan et du grand étranger concentra un moment toutes les attentions. La jeune femme salua ses nombreuses connaissances, un rien gênée par cet intérêt mâtiné d’un peu de voyeurisme. Hank fut entraîné dans le tourbillon des réjouissances par une bande de copains. Sa mère eut à peine le temps de lui faire un signe. Dépité, le jeune Mac Pherson rejoignit quant à lui un groupe de solides gaillards de son âge, avec lesquels il trinqua.

Graymes croisa des regards empreints de curiosité et d’étonnement. Personne ne lui fit l’aumône d’un salut ou d’un sourire. Les têtes se détournaient ostensiblement sur son passage. Le docteur Corman lui-même s’abstint du moindre signe.

— Venez danser, lui enjoignit Duncan, à qui la froideur de l’accueil n’avait pas échappé.

— Désolé, non. Je me sens un peu las. J’ai peut-être présumé de mes forces. D’ailleurs, je ne sais pas danser.

— Vous n’êtes qu’un dégonflé. Mais ne partez pas de là. Je reviens dans un instant.

— Je suis visible de loin, vous ne risquez pas de me perdre.

Elle lui pressa la main avec un sourire avant d’être avalée par les danseurs ; l’orchestre était composé d’un chanteur-guitariste, d’un violoneux au regard torve et d’un joueur de guimbarde. Les airs, pour être rustiques, n’en étaient pas moins entraînants. L’occultiste s’adossa à un poteau, observant tout ce petit monde avec la furieuse envie de se trouver à des milliers de kilomètres de là.

La soirée passa.

À plusieurs reprises, Duncan revint lui tenir compagnie ou lui rapporter une bière. Il apprécia ses attentions, mais il n’avait pas l’esprit à l’amusement. D’ailleurs, elle-même était sollicitée par tous les gars normalement constitués. Son charme tranchait sur la rudesse des autres femmes. Mac Pherson avait fini par ravaler sa bouderie et consentir à danser avec elle. Tous s’amusaient, tandis que Graymes, par contraste, s’assombrissait à mesure que le temps passait. Il tournait de plus en plus souvent les yeux vers l’ouest, où quelques éclairs venaient incendier l’horizon, furtivement. Depuis la fin de l’après-midi la chaleur de juillet s’était muée en une moiteur déplaisante, annonciatrice d’orage.

— Alors comme ça, paraît qu’on est tombé d’un train ?

— Directement dans les orties ?

— Avouez que c’est pas de veine.

Absorbé par les sensations qui arrivaient jusqu’à lui, Graymes ne s’était pas rendu compte sur-le-champ que les amis de Mac Pherson, ceux qui trinquaient à l’exclusion de toute autre activité, l’avaient gentiment encerclé, un pot de bière à la main.

— Vous n’avez pas encore l’air tout à fait remis. Vous devriez rentrer.

— Mon copain veut dire : retourner chez vous, dans votre foutue ville pourrie. Les gars d’ vot’ genre, on en a pas besoin ici.

— T’as rien compris. Y trouv’ peut-êt’ que la veuve a un lit plus accueillant que le sien.

Le magicien serra les mâchoires. Au loin, un grondement de tonnerre se fit entendre.

— On dirait qu’ not’ conversation vous ennuie ?

— Croyez-nous. Partez vite. Et évitez de vous balader dans les champs aux heures creuses.

— Vous pourriez vous perdre, et il n’y aurait personne pour aller vous chercher…

Le cercle s’était insensiblement resserré. Graymes put sentir les haleines empuanties par la bière et la chique. Une colère sourde monta en lui, qu’il eut toutes les peines du monde à refréner. Il abaissa le regard vers les gaillards, qu’il dominait d’une bonne tête. Sa voix claqua sèchement :

— Allez-vous-en.

— Qu’est-ce qu’y dit, c’ tempaffé d’ mes deux qu…

L’occultiste attrapa le plus proche des plaisantins par le col de sa canadienne et le souleva de terre à la force du poignet, jusqu’à le porter à hauteur de ses yeux.

— Dis à tes potes d’aller se resservir une bière, ou je te brise la nuque…

Le visage de l’homme prit une teinte cireuse.

— Faites ce qu’y dit. Il est timbré, c’ gars !

— C’est bien. Tu as tout compris. Maintenant, je vais te lâcher, tas de merde. Mais tu vas faire savoir ceci. Si je trouve quelqu’un près de l’épave cette nuit, je lui passe mes doigts au travers du corps.

L’incident avait déjà attiré l’attention. L’orchestre avait cessé de jouer. Graymes relâcha le compère avec un mauvais sourire. L’homme retomba lourdement sur les fesses. Aussitôt, les autres l’entraînèrent à l’écart. Tout le monde faisait maintenant cercle autour de Graymes, l’observant avec une hostilité à peine voilée. Un nouveau coup de tonnerre, plus proche, vint brutalement rompre le silence. Les lampions clignotèrent. Une violente bourrasque se leva. Duncan survint sur ces entrefaites, Clayton sur les talons.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils vous veulent tous ?

— Rien. Un malentendu.

Elle se tourna vers le jeune fermier.

— C’est toi qui les as montés contre lui ?

— Moi ? Mais j’ai rien fait ! Duncan, je t’assure !

— Dans ces conditions, on rentre. Vous resterez des bouseux toute votre vie. Hank ! Hank !

Hank était tout près. Il avait suivi la scène avec beaucoup d’intérêt. Elle le prit par la main, le ramena à la voiture et s’installa aussitôt au volant, furibonde. Elle démarra en dégageant volontairement un nuage de poussière, afin de manifester sa mauvaise humeur.

— Mais enfin, merde, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce qu’ils sont devenus dingues ?

Graymes ne répondit rien, les yeux fixés sur la route. Les premières gouttes de pluie tachèrent le pare-brise.