CHAPITRE II

L’espace s’ouvrit devant Ebenezer Graymes. La pente du glacier se fit brusquement plus forte sous ses pas. Un souffle d’air glacé vint fouetter son visage anguleux que baignait la clarté lunaire. Les pans de son manteau sombre se soulevèrent telles les ailes d’un rapace nocturne. Il pencha son grand corps en avant pour affronter le vent des cimes, rabattant le bord de son large feutre sur ses yeux. Les montagnes griffées par la neige étaient comme des mâchoires prêtes à se refermer sur le ciel noir.

Un instant, le voyageur se retourna pour mesurer le chemin parcouru. Mais les ténèbres s’étaient déjà refermées sur son sillage, noyant tout repère. Sans importance. Pour l’heure, seul le sommet du glacier retenait son intérêt. Il montait, aimanté par une force inconnue. Il ne s’était jamais aventuré ici auparavant. Toutefois, le paysage lui semblait familier, comme s’il le voyait à travers le prisme d’une autre conscience, conscience qui le guidait plus sûrement que ne l’aurait fait une expérience antérieure.

Quelque part, des blocs de glace se détachèrent avec des raclements sourds et sombrèrent dans le précipice. La pente gelée se fit plus raide encore. Graymes leva les yeux vers la pointe extrême de l’éperon gelé qui dominait la contrée. Le but. Une flamme blanche y brillait, tel l’appel d’un phare. Autour d’elle, les ombres semblaient refluer. Elle faisait songer à une étoile lasse, qui aurait fait halte ici pour un temps, avant d’affronter à nouveau le tourbillon du cosmos.

Un bruissement soudain répandit l’écho d’une multitude prenant son essor. Graymes marqua un arrêt, tous les sens en éveil. En un clin d’œil, il fut environné par une horde de chauves-souris géantes qui le frôlèrent de leurs ailes. Il se garda d’esquisser le moindre geste. La nuée, vibrillonnant et piaillant, l’enveloppait telle une houppelande de ténèbres mouvantes. Puis elle fut aspirée au loin.

Il reprit sa route.

Un peu plus loin, une forme ectoplasmique se dressa devant lui, croisement caricatural de serpent et de licorne. Graymes la fixa sans peur, scrutant les tréfonds de son regard de jade.

— Je ne viens pas en ennemi. Mais je ne te conseille pas de vouloir m’arrêter.

L’apparition émit un sifflement menaçant et s’enroula dans d’interminables anneaux tout en avançant le museau vers l’intrus. Graymes perçut la haine mêlée d’aversion qu’il inspirait à cet étrange gardien. Il s’écoula un temps durant lequel il sentit qu’il devrait peut-être déployer sa force pour passer outre, et cela ne lui plut guère, car il n’était pas venu avec des intentions belliqueuses. Fort heureusement, la créature parut enfin rentrer en elle-même. Elle se transforma en nuage avant que de disparaître totalement.

Et Graymes se trouva au sommet de l’éperon, le paysage montagneux s’étendant loin sous lui, à perte de vue. Le foyer brillant avait grandi jusqu’à devenir un feu clair autour duquel dansaient d’étranges libellules. Des âmes, peut-être, songea le visiteur. Il savait qu’elles pouvaient revêtir mille formes et fournir les meilleurs messagers pour qui savait les y contraindre.

Derrière la flamme siégeait un personnage à la longue barbe blanche, enveloppé dans un manteau aux couleurs changeantes dont il avait rabattu le capuchon sur son front ridé. Il avait la tête levée vers les étoiles et semblait n’avoir pas prêté garde à l’arrivée du voyageur. Graymes s’assit en face de lui sans attendre d’y être convié. Il eut ainsi tout le loisir de détailler les traits du vieillard, et il ne fut guère surpris de leur trouver une certaine ressemblance avec ceux de John Neery, son défunt maître. Mais il ne s’y fia pas trop. Le Veilleur de l’Infini pouvait prendre l’aspect qu’il désirait, ou plutôt celui que désiraient en secret ses visiteurs. Restaient ses prunelles couleur de jade, qui ressemblaient fort à celle de la créature hybride rencontrée un peu plus tôt.

— Je n’attendais pas ta venue, Ebenezer Graymes, lança le Veilleur d’une voix où perçait un soupçon d’animosité. La tienne moins que toute autre. Mais peut-être préfères-tu que je te donne l’un de tes nombreux noms qui circulent dans certaines strates du Sous-Monde ?

Graymes feignit d’ignorer la question :

— Du moins attendais-tu quelqu’un.

— Quelqu’un, oui. Mais pas toi.

— Je suis libre de voyager où il me convient. Je ne dépends d’aucune puissance.

— C’est ce que tu crois.

— La prochaine fois, ne lâche pas tes protections sur moi, ou tu devras en trouver d’autres.

— Tu es accueilli au plus sacré des sanctuaires. Il n’y a pas place ici pour les menaces, rien que pour les paroles sages.

— Il existe d’autres sanctuaires comme celui-ci. Ils ne sont pas moindres. D’autres reflets d’un même univers. Tu devrais voyager plus souvent.

— Que veux-tu ? Que signifie ta présence ?

— Tu le sais parfaitement. Quiconque écoute perçoit les messages alarmés du Veilleur de l’Infini.

— Je croyais ton oreille tournée vers d’autres cris.

— Ne joue pas le difficile. Si d’autres avaient répondu avant moi, tu ne me ferais pas l’aumône d’une parole.

— Je hais ton insolence. Je te hais, toi. Et ton sang. Tu ne sais pas ce que je suis. Je pourrais te réduire en cendre à l’instant.

Graymes se contenta de sourire.

— Si ma présence te déplaît, je peux repartir. Après tout, d’autres défenseurs de l’ordre viendront peut-être, dont le lignage sera plus à ton goût.

Le Veilleur fut parcouru d’un tremblement. Lentement, sans changer de position, il s’éleva dans les airs, gardant les yeux fixés sur son visiteur. Graymes prit une profonde inspiration et s’installa de même en état de lévitation.

— N’essaie pas de m’impressionner, Veilleur. Ce genre de tour, je peux l’exécuter aussi.

— Pas en utilisant la même force, répliqua sèchement le Veilleur.

— Mais le résultat est identique. Laisse de côté les querelles entre ton monde et le mien. Parle.

Le Veilleur hésita, comme aux prises avec un dilemme insurmontable. Il regarda vers l’abîme, paraissant espérer qu’en surgirait quelqu’un d’autre. Mais il n’y avait personne. Il se résolut à parler :

— Une brèche s’est ouverte. Cela n’arrive que rarement, seulement il se trouve que le mouvement des astres a favorisé une conjonction funeste. L’univers a parfois peine à raccommoder ses déchirures. Une puissance a profité de cette brèche pour s’y faufiler. Je suppose qu’elle devait guetter une telle opportunité. Car elle a réagi très vite. Je ne crois pas au hasard seul. Cette préméditation me donne à penser qu’il s’agit d’une puissance du plus haut niveau. Peut-être même d’une Entité Initiale.

— Une Entité Initiale ? Laquelle ?

— Je n’en sais rien.

— Que veut-elle ?

— D’autres territoires où s’étendre.

— Le monde est plein d’entités semblables.

— Celle-ci est particulière.

— Pour atteindre le monde, il lui faudrait d’abord un point d’ancrage, ainsi qu’un Nom Terrestre. Des Gardiens existent aux Fenêtres.

— Elle a tout cela. Et les Gardiens ne pourront rien contre elle. Ils le savent.

— Quel Nom ?

— Antéchrist.

— L’Apocalypse est une fable.

— Pas pour tout le monde. Déjà, certains satanistes ont découvert sa venue et ont préparé le terrain. Pensant sans doute participer au Grand Œuvre Final.

— Aucun démon ne pourrait seul renverser l’ordre du monde.

— Toi, tu le sais. Mais il suffit que l’Entité fasse croire qu’elle est bien l’Antéchrist pour rameuter de nombreux servants. Certains sont déjà en route vers le point de jonction. Peu nombreux pour l’instant, mais suffisamment pour créer un mouvement plus vaste.

— Combien de temps avant son arrivée ?

— Peu.

— Où précisément ? Où se fera la jonction ?

— Je ne peux le dire. Mes regards sont tournés vers le ciel, non vers le monde. Mais le point d’ancrage existe. Cela, je peux le sentir. L’Entité connaît le but de son voyage.

Graymes resta songeur, contemplant la flamme qui semblait s’obscurcir. Les âmes avaient fui, sans doute effrayées par sa présence.

— Je trouverai le point de jonction, finit-il par déclarer. Mais peut-être reviendrai-je. Ne ferme pas la voie.

— La voie est toujours ouverte. Il n’existe pas de voie fermée, seulement des hommes perdus.

Graymes sourit de cette remarque.

— À un de ces jours, Veilleur.

Il rabattit sèchement les pans de son manteau. Aussitôt, la vision disparut et les ténèbres l’environnèrent…