CHAPITRE PREMIER

New York la même nuit.

À chaque foulée supplémentaire, le souffle d’Angus Paradon devenait plus court. Ses poumons le brûlaient davantage. Ses jambes se faisaient plus lourdes. Il n’avait pas l’habitude de courir ainsi. Il transpirait à grosses gouttes, et la chaleur écrasante n’arrangeait rien.

L’écho de son pas lui renvoyait le martèlement sourd de son cœur. Il s’engouffra dans une ruelle qui semblait ne mener nulle part, et dont l’utilité se bornait apparemment à séparer deux immeubles en ruine aux fenêtres murées. Il allait au hasard, espérant que ce hasard le guiderait vers une issue.

Il tenait toujours sa précieuse mallette, si fort que ses doigts recroquevillés paraissaient ne plus jamais pouvoir s’en détacher.

Au détour d’une pyramide de poubelles infestées de rats, il se retrouva dans une zone de lumière, distillée par un réverbère chassieux. Contre un mur, bien en vue, trônait un poste de secours antédiluvien, vestige miraculeux de l’époque révolue où la loi avait cours dans ce ghetto noir. Presque un mirage dans ce quartier infect, où seuls grouillaient les junkies et les marginaux de tout poil.

Haletant, Paradon s’arrêta. Le poste fonctionnait peut-être. L’idée le traversa de casser la vitre, d’appeler la police. La police ? Non, il ne pouvait courir un tel risque. Si par malheur on s’avisait de le conduire au poste, de le questionner, de le retenir… Le moindre contretemps compromettrait irrémédiablement son voyage.

D’ailleurs, il n’était pas certain pour autant de se débarrasser de son poursuivant.

Il se remit à courir.

À cet instant, il s’imaginait encore pouvoir renverser la situation. Sauver la mise. Fuir droit devant lui. La perspective des façades engluées de suie, striées en zigzags par les échelles d’incendie rouillées, se resserrait au loin comme un entonnoir sans fin ni illusion. D’un bond, il traversa un nuage de vapeur laiteuse qui, s’échappant d’un soupirail ténébreux, bavait sur la chaussée encombrée de détritus.

Il n’osait plus jeter un regard en arrière.

Il préférait entretenir l’illusion que l’homme – mais était-ce vraiment un homme ? – avait perdu sa piste, qu’il avait renoncé à le suivre dans le dédale des ruelles sordides noyées par le crépuscule. Au fond de lui-même, il savait pourtant qu’il n’en était rien. Que le crépuscule et l’homme ne faisaient qu’un et que les ombres du premier grandissant, les pouvoirs du second se trouvaient décuplés. Des gens comme Paradon pouvaient sentir cela.

Le fuyard reprit un peu son souffle. Ses mains tremblaient. La sueur vérolait son visage. Il n’avait pas prévu cela. Non, il ne l’avait pas prévu. Aucun signe n’avait annoncé qu’un tel obstacle se dresserait entre son but et lui. Personne n’aurait dû être au courant. Personne. Il écumait d’une rage sourde. Il maudit la malchance et la face cachée de toute chose.

Il s’en voulut de n’avoir pas contourné New York. Il aurait eu le temps de le faire.

Il aurait dû se douter.

Il mesura avec amertume l’étendue de son imprudence. Il était trop tard, à présent. Quitter la ville. Vite.

Quand avait-il pris conscience de la présence de l’homme ? Il ne s’en souvenait pas clairement. Si… C’était alors qu’il traversait Central Park en direction de Columbus Circle, parmi la ribambelle des employés de bureau pressés de retrouver la douceur climatisée de leur foyer ; des signaux confus l’avaient averti d’un danger, tapi là dans cette foule anodine et insouciante.

Ses contacts répétés avec les forces secrètes de l’univers avaient aiguisé certains de ses sens subliminaux. Il n’était pas rare qu’il interceptât des bribes de pensées dans la rue, reflétant les humeurs ou les intentions de ceux qu’il croisait, à condition qu’elles soient suffisamment conscientes. D’ailleurs, c’était cette faculté qui lui permettait de profiter d’un confort plutôt bourgeois dans la ville de Savannah dont il était originaire. Les tarots et la divination étaient sa façade ; ses activités plus occultes n’étaient connues que de rares initiés.

Or, dans cette foule, quelqu’un savait.

Quelqu’un l’avait percé à jour. Un courant mental d’une force peu ordinaire l’avait effleuré, rien qu’effleuré. Et il avait tremblé de tout son corps. C’est en vain qu’il s’était efforcé de sonder les environs ; trop de monde, trop de pensées mêlées qui formaient écran. Plus rien. Pourtant, il n’y avait pas à s’y tromper.

Ce n’était pas un simple signal d’hostilité. Non. De ceux-là, il avait l’habitude. Les passants le considéraient souvent avec méfiance. Les femmes surtout. Les femmes étaient plus sensibles à ces choses que les hommes. Elles avaient une façon de détailler sa silhouette contrefaite, son visage aux traits lourds, ses épais sourcils et sa lippe pendante, avec quelque chose qui tenait de l’attirance et de l’effroi. D’autant que certains stigmates sur sa face, taches plus claires ou marques de brûlures, malgré le fond de teint qu’il utilisait, le désignaient clairement comme un agent du Mal, le voyageur d’un monde étranger aux portes closes pour le commun des mortels.

Parfois, cela le servait. Mais pas toujours.

Pas cette fois.

Il s’était rapidement arraché à la cohue. Il avait plongé dans une bouche de métro, n’avait repris son calme qu’à la fermeture des portières. Il s’était laissé tomber sur une banquette avec un soupir. Il était seul dans le wagon. Son cœur battait fort. Il avait laissé passer cinq stations, parce que le chiffre cinq lui portait chance en général. Il avait débarqué dans un quartier paumé, où des gamins noirs à demi nus jouaient dans les caniveaux transformés en piscines improvisées à grand renfort de bouteilles d’eau. Les regards avaient glissé sur lui. C’était signe de sécurité. Il savait le poids des regards.

Il s’était aussitôt mis en quête d’un hôtel discret qui fût dans ses moyens et où l’on ne posât pas de questions. Auparavant, il avait soigneusement sondé les environs, pour s’assurer qu’il n’avait entraîné personne dans son sillage. Rassuré, il avait haussé les épaules. Il arrivait de loin, et il était fatigué. Le voyage et la perspective de toucher bientôt au but altéraient peut-être ses facultés.

Le Marbella était un établissement sans âme qui poussait parmi des brownstones croulants, légèrement en retrait de la rue comme s’il craignait qu’on s’aperçût encore de sa présence. L’enseigne au néon palpitait avec la régularité d’un cœur malade. Angus Paradon avait rempli un formulaire en s’inventant une identité banale et une adresse fantaisiste. Le patron avait souri d’un air entendu, avant de lui demander s’il désirait quelque chose de spécial avec un clin d’œil appuyé. Paradon n’avait répondu ni oui, ni non. Puis, toujours son précieux bagage sous le bras, il avait pris possession d’une chambre juste assez grande pour le lit crevé, l’armoire fracturée et le bidet entartré qui l’occupaient.

Son premier geste avait été d’abaisser le store.

Alors, son cœur avait raté un battement, un scintillement du néon. L’espace d’un instant, il avait cru distinguer une silhouette sur le trottoir d’en face… Une forme longiligne vêtue d’un grand manteau qui lui descendait presque aux pieds, et sous les rebords d’un large chapeau, l’éclair d’un regard fixé sur lui, minéral, obsédant…

Cette vision n’avait duré que le temps d’un battement de cils. Mais Paradon savait qu’il n’avait pas rêvé, même si, à présent, la rue semblait de nouveau vide. Il était capable de reconnaître un ennemi quand il en rencontrait un. Et celui-là était de taille. Le voyageur avait reculé instinctivement au milieu de la pièce, ne sachant que faire. Il était resté un long moment à méditer dans le noir. Puis il avait ouvert sa mallette sur le lit, afin de vérifier que son contenu n’avait souffert aucun dommage. Pleinement rassuré de ce côté, il avait réfléchi sur les raisons qui avaient mis ce sinistre individu sur son chemin.

Était-il un Cavalier, comme lui ? Pourquoi pas ? D’autres avaient pu recevoir le message. Peut-être cet homme essayait-il tout simplement d’entrer en contact avec lui… Paradon n’avait pas jusque-là considéré ce côté de la question. Ceux que le pouvoir avait appelés devraient-ils se combattre ou faire cause commune ? Combien de Cavaliers avaient-ils été pressentis ?

Deux coups brefs frappés à la porte l’avaient fait tressaillir. Il avait tiré lentement de son imperméable sa machette sacrificielle, préférant réserver son .45 automatique pour des dangers plus bénins.

« – Qu’est-ce que c’est ? » avait-il aboyé en se rapprochant avec prudence du battant.

Il savait, déjà. Le relent d’un parfum fané. Une respiration un peu trop hâtive. L’escalier était raide. Une bribe de pensée écorchant un compte en dollars… Ses doigts s’étaient décrispés autour du manche de son arme.

« – T’es seul à c’qui paraît, mon lapin… Tu veux d’la compagnie ? » Paradon avait eu un rictus. On l’avait pris pour un représentant, peut-être à même d’apprécier une compagnie pour la nuit. S’ils avaient su…

« – Fous le camp. »

« – Va chier, pauv’ connard. »

Une paire de talons s’était éloignée de mauvaise grâce, en raclant le plancher.

L’intermède avait eu du bon.

Il avait rasséréné Paradon. Il s’était affolé pour rien. Assurément, il s’était trompé. Qui aurait pu avoir vent de sa venue ? Il n’avait soufflé mot de son voyage à personne. Allons, il s’était emballé un peu trop vite. La présence de cet individu pouvait ne rien signifier. New York regorgeait de crapules en tout genre promptes à repérer un étranger. Peut-être avait-il attiré l’attention d’une façon ou d’une autre. Mais c’était tout. Pas besoin d’aller chercher plus loin. Quant à l’impression qu’il avait eue dans la foule du parc, tantôt… À quoi bon ressasser tout cela ? N’était-il pas de taille à se défendre, même ici, en territoire inconnu ?

D’ailleurs, il avait faim. Il n’avait rien avalé depuis le matin, dans cette cabane à hamburgers dressée sur le bord de la nationale comme un furoncle.

La mallette sous le bras, il était descendu. La nuit tombait. Les rues se dépeuplaient. Il n’avait eu aucune peine à dénicher un coffee-shop à quelque distance de là. Parmi cette clientèle bigarrée, il ne courait pas le risque de se faire remarquer. Il avait commandé une pizza et une bière, en se promettant de faire plus tard un sort à la tarte aux pommes qui tournait, solitaire, sur son plateau réfrigérant. Mais alors qu’il portait la chope à ses lèvres, il l’avait vu de nouveau.

L’homme. Sur le trottoir d’en face. Son regard de glace fixé sur lui.

Une terreur irréfléchie s’était alors emparée d’un coup de Paradon. Il s’était levé brusquement, cherchant des yeux une autre sortie. La serveuse en tablier blanc et calot assorti lui avait indiqué le chemin des cuisines. Sans un remerciement, il avait galopé dans la direction indiquée.

Il avait émergé dans une arrière-cour sordide, où flottait une odeur de frites grasses, avait enjambé des poubelles et s’était enfoncé dans la nuit. Sachant l’autre déjà lancé à ses trousses.

Et maintenant, il se tenait là, hors de souffle, à un croisement baigné par une clarté lunaire qui évoquait une aube hors du temps. À force de vouloir semer son poursuivant, Angus Paradon s’était perdu. Il pensa un peu sottement que puisqu’il ne savait pas où il se trouvait, son ennemi l’ignorait aussi. Mais l’individu connaissait la ville, cela se sentait à la façon dont à aucun moment, en somme, il n’avait perdu la trace de sa proie.

Le fugitif se mordit la lèvre inférieure.

Il ne savait quelle direction prendre. D’ailleurs, sa condition physique actuelle ne lui permettait plus de jouer au chat et à la souris. Levant les yeux, il eut l’idée de se réfugier sur les toits. Il amena l’échelle d’incendie. Le grincement fut assez fort, mais peu importait. D’en haut, il pourrait guetter son poursuivant. Il entama l’escalade. Comme il prenait mille précautions pour assurer la sécurité de la mallette, l’exercice fut plus malaisé qu’il n’avait songé. Enfin, il se retrouva parmi les cheminées, plantées sur les toits plats telles des réductions de châteaux forts.

D’où il se tenait, il voyait parfaitement le croisement. Personne ne pouvait arriver sans qu’il le vît. Il souffla. La rumeur de la ville lui parvenait étouffée, comme le ronflement d’une gigantesque machine. Peut-être la fatigue, ajoutée à la tension nerveuse, finit-elle par l’emporter. Il eut conscience que ses paupières devenaient de plomb. Il s’écoula un laps de temps durant lequel le monde autour de lui ne fut plus qu’un marécage de vapeur grise et tourbillonnante, où se devinaient en filigrane des formes fantasmagoriques. Ce qui l’éveilla, ce fut…

Il n’aurait su dire quoi sur l’instant… Un battement d’ailes ou le claquement d’une cape rabattue d’un geste brusque. Il fut envahi d’un froid surnaturel comme si, l’espace d’un instant, une ombre immense l’avait survolé, occultant la clarté lunaire et absorbant la chaleur qui était en lui.

Il se redressa en clignant des yeux, son précieux bagage serré contre sa poitrine. Et il le vit, planté devant lui, silhouette démesurée qui semblait se perdre dans le ciel étoilé. Ses doigts cherchèrent en tremblant le manche de sa machette sacrificielle passée à sa ceinture. Frapper de toutes ses forces. Ce n’était qu’un cauchemar, une illusion. Mais il y avait ce regard, ce regard de glace posé sur lui, qui sondait les replis de son âme.

— Je ne te le conseille pas.

La voix était calme et grave. Le personnage appuya son avertissement d’un sourire mauvais, comme s’il souhaitait malgré tout que le fugitif lui désobéît, lui donnant ainsi un prétexte pour l’anéantir. Paradon scruta les contours aigus du visage que l’on devinait dans l’ombre du chapeau. Il sut qu’il n’avait aucune clémence à attendre. Il était pris au piège.

— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Je n’ai pas d’argent.

— Ce n’est pas ton argent qui m’intéresse, et tu le sais. Ne perdons pas de temps. La mallette.

Paradon crut que son sang se retirait de ses veines. Il n’avait pas fait tout ce voyage pour qu’un autre, si près du but, recueille le bénéfice de tant de nuits passées en études éprouvantes et en transes dangereuses. Il réagit violemment. Il fit face, une grimace farouche déformant ses traits, sans crainte de dévoiler sa nature profonde corrompue par les contacts répétés avec les esprits du Mal.

— Cette mallette est à moi. Et ce qu’il y a dedans, je préfère encore perdre la vie plutôt que m’en séparer. Je suis un Cavalier. Comprends-tu ? Un élu de Celui Qui Vient ! Il m’attend. Je suis prêt à le servir. Et mon corps, et mon âme, et tout ce que je suis seront à lui !

L’homme en noir n’avait pas bougé, se contentant d’observer sa proie d’un œil vaguement moqueur.

— Un Cavalier, hein ? Le Cavalier de qui ?

Paradon s’offrit le luxe d’un ricanement.

— Qui peut avoir besoin de Cavaliers, sinon…

— Ne te flatte pas. Tu ne sais rien de ce qui doit arriver. Mais tu sais où, et c’est ce qui m’intéresse.

— Dois-je comprendre que je suis sur ton territoire ?

— En quelque sorte.

— Bien. Alors voici la chose réglée. Je quitte ton territoire sans plus attendre. Et tu me laisses poursuivre mon chemin. Je n’en demande pas plus.

— Ta route s’achève ici.

— Que tu crois ! s’exclama Paradon en braquant sur l’autre son automatique.

Il aurait juré que son mouvement était imperceptible pour l’œil humain. Pourtant, à la seconde où les détonations claquèrent, il sut qu’il avait manqué sa cible. L’inconnu s’était évanoui, et les balles ne creusèrent de profonds cratères que dans le ciment d’un muret. Paradon bredouilla une malédiction et se jeta à l’abri d’une grosse cheminée. Là, il resta quelques instants sans bouger, attentif au moindre déplacement d’air. Puis, lentement, il rangea son .45 et assura sa longue machette tranchante dans sa main droite.

Il risqua un œil hors de sa cachette.

Rien.

Le toit semblait désert, comme si l’homme s’était évanoui dans les étoiles, si proches en cette nuit d’été qu’on aurait cru pouvoir les cueillir rien qu’en tendant le bras. Mais Paradon savait que l’autre ne pouvait être loin, qu’il le guettait, prêt à fondre sur lui tel un oiseau de nuit. Néanmoins, le chemin vers l’échelle d’incendie était dégagé. Paradon songeait à s’y jeter quand une longue main aux ongles noirs le saisit par le col et l’envoya rouler à plusieurs mètres. Il se redressa d’un bond, brandissant sa longue lame incurvée. Mais il sentit comme une mâchoire se refermer sur son bras, l’obligeant à lâcher prise. Il poussa un cri, coupé net par un poing qui s’écrasa sur sa mâchoire.

Paradon se retrouva sur le dos. Le sang qui coulait de sa lèvre fendue dégoulinait dans son cou. Désagréable. Voyant l’homme s’avancer calmement vers lui, il tenta de battre en retraite vers le rebord du toit.

— Qui es-tu ?

— Pas ton ami, Cavalier.

— Laisse-moi partir ! Je n’ai rien contre toi !

— Tu peux aller. Le menu fretin ne m’intéresse pas. Mais sans la mallette.

— Non. Pas la mallette. Je sais ce que tu en ferais. Tu t’en servirais pour nuire à Celui Qui Vient.

— Quel grand malheur. D’autres viendront. Attends le prochain train.

Paradon fut secoué d’un rire presque hystérique. Il serra la mallette contre lui.

— Pas la mallette !

— Ne me force pas à écourter tristement ton voyage.

— N’approche pas ! brailla Paradon, terrifié.

Il pouvait déjà sentir l’appel du vide derrière lui. Le visage buriné de son interlocuteur se ferma.

— La mallette. C’est ta dernière chance.

Paradon n’avait pas d’issue. À quelques vingt mètres en dessous de lui, le pavé de la rue tanguait doucement. Il sut que c’était fini. La fin du voyage. Il se raidit de tout son corps. Un éclair de folie fanatique dansa dans ses yeux.

— Tu as perdu, Commandeur.

Avant qu’Ebenezer Graymes ait pu l’en empêcher, il avait sauté dans le vide avec l’attaché-case. Une fraction de seconde, il sembla flotter dans les airs, un sourire moqueur peint sur sa vilaine figure. Puis il fut aspiré vers le bas. Il y eut un bruit mou, suivi d’un silence funèbre.

— Saleté !

Dépité, Graymes rejeta en arrière les pans de son macfarlane. Il courut vers l’échelle d’incendie. Quelques secondes plus tard, il se laissait tomber dans la ruelle avec l’agilité d’un primate. Paradon n’avait pas survécu à sa chute. Sa nuque formait un angle bizarre avec ses épaules. Un filet de sang barbouillait son menton. Les yeux grands ouverts, fixés sur un au-delà connu de lui seul, il tenait toujours son précieux bagage serré contre lui, en un réflexe de possession tragique.

Graymes enfila des gants noirs et le dégagea avec précaution du berceau des bras. Il savait de quelles sortes de protections Paradon avait pu l’entourer et ne voulait courir aucun risque. Malgré cette précaution, il put sentir les effets du poison dont la poignée et les serrures étaient enduites. Il dispersa d’un mot l’enchantement de cécité qui nouait les attaches de cuir et put enfin découvrir le contenu de la mystérieuse mallette.

Il laissa échapper un nouveau juron.

Paradon ne s’était pas suicidé en vain. Du fragile appareillage, il ne subsistait que des fragments de verre brisé et de métal tordu. Inutilisables. Pour autant que Graymes pouvait en juger, ces débris avaient dû constituer les parties mobiles d’un cadastre magique, dont le socle, bien que gondolé, restait le seul élément identifiable. Impossible dans ces conditions de deviner à quelles fins l’objet avait été utilisé. De la destination poursuivie par le sorcier, de la force qui l’avait attiré, toutes traces avaient été effacées.

Graymes ne se trouvait pas plus avancé.

Il referma l’attaché-case, se réservant le loisir de l’examiner plus en détail dans le secret de son laboratoire.

Un coup d’œil aux alentours. La scène n’avait eu aucun témoin. Il repoussa du soulier le cadavre dans un coin sombre, avant de tourner les talons pour s’enfoncer à nouveau dans le dédale de Harlem…