CHAPITRE IX
Duncan Ambrosio franchit le passage à niveau sans ralentir, menant d’une main experte sa vieille guimbarde sur la route défoncée, ainsi qu’elle le faisait chaque matin entre sa ferme et le bourg d’Equinox, situé quelques kilomètres plus à l’est. À cet endroit, la plaine se vallonnait, laissant émerger quelques arbres entre lesquels le soleil perçait. Tout autour ne s’étendaient que des champs. Des champs à perte de vue. Maïs, blé, betterave. Betterave, blé, maïs. C’était un pays qui sentait la poussière et le foin, un pays qui rythmait la vie de ses habitants au gré des récoltes. Ici, la terre commandait, et les hommes ne faisaient que la servir. Qu’ils aient échangé les charrues contre les moissonneuses dernier cri n’y faisait rien. Chaque fois que Duncan passait par là, qu’elle faisait grimper son tacot le long de ce petit chemin d’où le regard s’égarait jusqu’à l’horizon, elle était prise d’une furieuse envie de tout plaquer. Laisser la ferme et faire ses valises, avant de devenir trop vieille, avant que ses racines s’enfoncent trop dans le sol. Qui sait s’il n’était pas déjà trop tard…
Rien ne la retenait ici. Rien que la promesse faite à un mourant. Et c’était voici bien longtemps. Le mourant était parti pour d’autres prairies, tandis qu’elle était toujours ici, à voir passer les saisons. Saison du vent, saison des pluies, des semailles, des moissons. Saison des nuits vides et froides, sans sommeil. Pour dissiper son blues, elle ne trouva rien de mieux qu’allumer la radio. Et écouter la voix du type qu’on payait pour vomir des âneries sur la radio locale – Radio Bouse, comme elle l’appelait –, répéter entre deux chuintements : « Mais oui, m’sieur-dame, parfaitement, f’ra encore beau aujourd’hui ! Et d’ailleurs, fait même beau ici, dans ce studio, où je m’évente joyeusement les pinglots. Ah, j’oubliais que j’ai une petite Lucy au téléphone qu’attend… Oui, mon chou. Sinatra, mon chou. Envoyez le beau Frankie ! C’est parti ! »
— Bon Dieu de merde, maugréa Duncan en coupant court au prélude de Stranger in the night.
Durant deux kilomètres, elle longea la voie ferrée sans lever le pied, guettant l’aube qui éclaboussait les chaumes. À l’endroit où le chemin semblait s’enfoncer sous terre pour ensuite rejaillir près de la ferme des Mac Shanney, le brouillard lui tomba dessus sans prévenir. Elle n’aurait su dire comment. L’instant d’avant, l’horizon semblait dégagé, annonçant une belle journée. Puis soudain, tout avait disparu, englué dans cette masse grise et figée. Cela lui rappela la seule fois de sa vie où elle avait pris l’avion en compagnie de son père. Elle était toute gosse, alors, mais elle n’était pas près d’oublier la peur qui s’était emparée d’elle lorsque l’appareil, entamant sa descente, s’était pris dans la nasse asphyxiante des cumulus après avoir si longtemps plané dans le bleu du ciel. De cette expérience provenait sans doute son aversion pour le brouillard.
Elle jugea plus sage de rétrograder et de brancher les phares. Elle n’avait jamais rien rencontré de tel depuis près de quinze ans qu’elle se rendait à la coopérative, peu avant le lever du jour, afin d’acheter quelques provisions. Mac Cormack ouvrait tout spécialement pour elle, parce qu’elle était une fille du pays, parce qu’il avait pris des cuites avec son père, et aussi parce qu’il savait bien qu’absorbée ensuite par le travail quotidien à la ferme, elle n’aurait pu trouver le temps de se fournir en produits de première nécessité. Elle mettait un point d’honneur à ramener mélasse, café et œufs avant que Hank, son garçon de douze ans, ne braque son radar sur la cuisine. Mais avec ce damné brouillard qui allait la retarder, elle se dit qu’il en serait quitte pour finir les beignets de la veille.
Duncan poussa un soupir. Elle posa le menton sur le volant pour tenter de mieux voir la route. Elle n’était pas grande. Ses pieds effleuraient tout juste les pédales. Pour lui apprendre à conduire, son père lui avait confectionné des sabots spéciaux comme ceux utilisés afin de compenser les pieds bots. Ce souvenir la faisait encore sourire, bien qu’elle eût aujourd’hui dépassé la trentaine, mais elle n’avait guère changé depuis ses années de collège. C’était une femme aux traits volontaires, presque insolents, renforcés par une mâchoire qui aurait mieux convenu à un homme. Sa peau mate, tannée par les travaux aux champs, soulignait le vert de ses yeux. Cependant, la vie rude de la ferme n’avait jamais entamé sa féminité. Elle avait un corps superbe que les chemises grossières qu’elle portait par commodité n’arrivaient pas toujours à dissimuler à la convoitise masculine. Ses cheveux retombaient en boucles naturelles sur ses épaules. Elle n’y touchait pas, n’y glissait jamais barrette, épingle ou coquetterie d’aucune sorte. Telle l’aimait Larry, autrefois. Larry était mort, mais elle avait conservé cette habitude en sa mémoire.
Larry…
Elle donna un coup de frein qui manqua l’envoyer contre une clôture. Le moteur cala. Mais elle parvint à s’arrêter pile à temps, à quelques centimètres de la forme sombre étendue en travers de la route. C’était apparu si vite dans le faisceau des phares. Fichu brouillard. Pour un peu, elle lui serait passée dessus sans le voir. Elle s’éjecta de la voiture, le souffle court. C’était bien un homme. Blessé, mort peut-être. Il reposait sur le flanc, immobile.
Économiser ses gestes. Ne pas agir sous la pression de la peur ou de la surprise. Duncan se pencha au-dessus du type. Il était enveloppé dans un grand manteau sombre, et c’était grâce à cela qu’elle l’avait distingué dans la brume. Elle fut soulagée de constater qu’il respirait faiblement. Mais il était brûlant. Elle le retourna doucement, exposant son visage à la lumière blanche des phares. La surprise lui fit lâcher un cri bref. Les traits de l’inconnu étaient hideusement déformés par d’énormes pustules, ses paupières gonflées comme celles d’un boxeur, et sa bouche ressemblait à une affreuse blessure. Elle mit plusieurs secondes à recouvrer son sang-froid.
— Est-ce que vous m’entendez ?
Un frémissement parcourut l’effrayant faciès. Il ne pouvait parler. Ses lèvres distendues par les abcès étaient incapables de former autre chose qu’une moue répugnante. Une tache de sang s’était coagulée sous son cuir chevelu.
— Pensez-vous qu’on puisse vous transporter ?
Il tourna la tête, cherchant à voir qui parlait.
— Ne vous inquiétez pas. On va vous soigner. Pouvez-vous marcher ?
Il se souleva légèrement, comme s’il souhaitait prouver qu’il en était encore capable. Mais c’était visiblement bien au-dessus de ses forces. Duncan passa un bras sous son dos. Il devait mesurer dans les deux mètres, ce qui ne rendait guère aisée l’opération. Mais il semblait doté d’une énergie surhumaine. Non sans mal, il parvint à se remettre sur pied. Aidé de la jeune femme, il put accomplir les deux pas qui le séparaient de la camionnette. Il se laissa tomber sur le siège du passager, à peine conscient. Son souffle était rauque, comme celui d’un homme qui va mourir.
Duncan ferma la portière. Elle était en nage. Ses bras en miettes. Non sans mal, elle se remit au volant. Là, elle réfléchit rapidement. Que faire, bon Dieu ? Il n’y avait pas d’hôpital à vingt kilomètres à la ronde. Elle n’avait d’autre alternative que de le conduire à la ferme. C’était le point de chute le plus proche. Ensuite, il faudrait tâcher d’attraper le docteur avant qu’il ne parte pour sa tournée matinale. Lui saurait déterminer la marche à suivre. Pour sa part, Duncan n’avait jamais vu quelqu’un atteint de la sorte. Et s’il s’agissait d’une maladie contagieuse ? Était-elle consciente des risques ?
Elle balaya ces craintes. Il fallait y penser avant. Il était trop tard, à présent. Le type était en train d’agoniser. Il y passerait si elle ne l’aidait pas. Elle embraya difficilement. Elle avait les mains moites, la gorge sèche. Sans qu’elle sache bien pourquoi, ses yeux brûlaient de larmes contenues. Ou plutôt si, elle savait. Si quelqu’un s’était arrêté pour Larry, il ne se serait peut-être pas vidé de tout son sang dans la carcasse de son camion accidenté, sur cette maudite nationale… D’où venait cet homme, elle l’ignorait. En tout cas, il n’était pas de la région. Tout le monde se connaissait, ici. Et un type aussi grand, presque un géant, vêtu si bizarrement, on s’en serait souvenu.
Le brouillard se dissipa d’un coup. Le soleil reparut, annonçant une journée de canicule. Une journée comme les autres. Pourtant, Duncan savait qu’elle serait différente, et aussi celles qui suivraient. Il se pouvait même que plus rien ne soit comme avant…