CHAPITRE XI
La première sensation que Duncan éprouva à son réveil fut celle d’un froid qui remontait de son poignet le long de son bras pour engourdir sa nuque. Pas un froid désagréable, d’ailleurs, plutôt une sensation apaisante à laquelle elle trouvait scrupule à s’abandonner. Elle cligna des yeux, considérant avec hébétude le décor de la chambre. Le store était levé. Le soleil versait de pâles rayons sur le plancher. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir regagné son fauteuil. Comment diable avait-elle pu s’endormir après avoir… Mais non… Elle avait fait un rêve. Un méchant rêve.
— Mon nom est Graymes. Ben Graymes.
Elle leva les yeux. La haute silhouette d’un homme nu venait de se matérialiser à contre-jour devant elle. Elle eut un mouvement pour se lever, pour courir au hasard. Mais il la retint fermement par le poignet.
— Lâchez-moi.
L’étranger obtempéra, et la sensation de froid disparut. Il considéra la jeune femme avec curiosité.
— C’est vous qui m’avez recueilli.
Ce n’était pas une question, plutôt une constatation tranquille, empreinte d’un soupçon d’étonnement. Duncan ouvrit d’abord la bouche pour se lancer dans de longues explications, puis elle prit soudain conscience que l’homme venait de parler, que les furoncles sur son visage avaient disparu. Elle n’avait donc pas rêvé les événements de la nuit.
— C’est incroyable ! Vous êtes guéri…
— Pas tout à fait, répondit Graymes avec un certain effort pour articuler. Mais le pire est loin, à présent.
— C’est incroyable, répéta-t-elle.
Elle se sentait profondément soulagée. Elle se leva, tendit la main pour effleurer la joue de son interlocuteur avec précaution, comme si elle craignait que son contact ravive le mal. Il la laissa faire. Dans le clair-obscur de la chambre, leurs deux silhouettes restèrent immobiles, face à face. Elle trouva que l’homme – elle ne se souvenait plus de son nom – était d’une beauté fascinante. Dans cette pénombre qui enveloppait sa nudité, ses traits anguleux semblaient ceux d’un prince déchu. Elle en fut troublée plus qu’elle n’aurait su l’exprimer et se demanda comment, la nuit même, elle avait pu voir en lui un vieillard agonisant. Il avait l’air dans la force de l’âge.
Elle préféra rompre le silence qui s’était établi entre eux. Un petit rire nerveux, puis :
— Je ne peux pas croire que mes cataplasmes aient eu un effet aussi miraculeux…
— Pourquoi non ?
Sa voix avait des intonations caverneuses, mais elle était d’une grande douceur. Pourtant, Duncan gardait en mémoire les terribles appels, les mots étranges qu’elle lui avait entendu prononcer. Il dut saisir sa pensée car il ajouta :
— Oubliez ce que vous avez vu cette nuit, et aussi ce que j’ai pu dire.
L’espace d’un instant, la vision d’épouvante passa devant les yeux de la jeune femme. Ce corps en suspens dans les airs, cette lumière blême et ces incantations lancinantes… Elle se rappela sa fuite hors de la chambre. Elle aurait dû prier, alors. C’était étrange. L’idée ne lui en était même pas venue. Son interlocuteur la contemplait avec gravité. Elle était pâle, et des cernes soulignaient ses yeux rougis par le manque de sommeil. Durant tout le temps où il avait lutté contre la mort, il n’avait cessé de la sentir près de lui. Il se rappelait son visage au milieu d’un nuage de sang, sa voix parmi le hurlement des spectres.
— Merci. Je vous dois beaucoup.
Elle réalisa soudain qu’il était entièrement nu ; elle eut un mouvement de recul.
— Euh… Je… je vais vous chercher des vêtements. Les vôtres sont sales.
— Où sont-ils ? s’enquit son compagnon avec vivacité.
— Je les ai rangés dans ce bahut. Ainsi que tous vos objets personnels, s’empressa-t-elle de préciser. N’ayez aucune crainte.
Il sembla rassuré. Elle revint un instant plus tard avec une pile de vêtements qui avaient appartenu à Jerry. Ils étaient deux tailles au moins en dessous de celle de son hôte, mais elle n’avait rien de mieux sous la main.
— À mon avis, ça sera trop petit. Ces fringues étaient à mon mari. Je les conserve pour les saisonniers. Ça sert toujours.
— Il est ici ?
— Mon mari ? Non. Il est mort dans un accident, il y a trois ans. Je vis seule avec mon fils Hank.
Elle lui fut reconnaissante de ne pas répondre une banalité du genre : mes condoléances, ou : je suis navré. Il se contenta d’enfiler la chemise canadienne, dont il retroussa les manches, et le jean, sans se soucier de dévoiler son intimité devant une étrangère. Duncan n’était pas habituée à un tel naturel. Elle se rendit compte que la bienséance aurait voulu qu’elle s’éloigne pendant ce temps, mais elle restait là, plantée ; le regard tourné vers la fenêtre, certes, mais enfin elle restait là.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle quand il eut terminé. Vous êtes grotesque.
De fait, l’étranger avait l’air d’un grand oiseau englué dans de la mélasse.
— C’est que… je n’ai pas l’habitude de porter… ces choses…
— Vous devez avoir du mal à trouver votre taille, non ?
Cette question parut l’amuser.
— Vous ne devez pas sourire souvent, ajouta-t-elle sans savoir pourquoi.
— À quoi voyez-vous ça ?
— Vous n’avez pas de rides autour de la bouche. Je veux dire les rides de quelqu’un qui rit souvent.
— C’est important, ces rides-là ?
— Parfois.
Il laissa passer un temps, comme si ces paroles le rendaient songeur.
— Où sommes-nous ?
— À la ferme Ambrosio. Et Duncan Ambrosio, c’est moi.
— Il n’y a pas de ville ?
— À six bornes. Si on peut appeler ça une ville.
— Equinox ?
— Oui, c’est bien ça : Equinox.
Le visage de l’homme s’assombrit.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
— Si. Si…
— Je n’ai pas retenu votre nom.
— Graymes. Ebenezer Graymes. On dit Ben, aussi.
— Souvent ?
— Pas aussi souvent que je le voudrais.
— Enchantée, Ben. Voulez-vous du café ?
— Avec plaisir. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais m’asseoir ici. Je suis encore un peu…
— Je comprends. Ne vous en faites pas. Vous êtes ici chez vous.
Dès qu’elle fût sortie, il se laissa tomber dans le fauteuil, face à la fenêtre, et contempla les maïs qui s’étendaient à perte de vue. Il se sentait encore faible et vulnérable. Il s’en était fallu d’un cheveu qu’il ne succombe à la fièvre. Mais le poison ensorcelé des lierres de Legrand-Carthasis portait en lui son propre antidote. Il avait fini par retourner l’enchantement, après un rude combat. Pourquoi avait-il lutté avec tant d’acharnement ? Pourquoi s’était-il raccroché avec une telle énergie à cette ombre de survivance qui était la sienne ? La peur ? Un espoir ? Un espoir de quoi ? Était-il donc des choses qu’il savait tout en les ignorant ?
Il considéra sa tenue. Duncan avait raison : il était grotesque. Il n’avait rien d’un agriculteur. Pourtant, il se sentait très différent, vêtu de la sorte. Presque ordinaire. Ordinaire. Le mot s’imprima fortement dans son esprit.
La jeune femme revint, portant un plateau assiégé de beignets et de café en abondance. Elle était suivie d’un jeune rouquin de douze ou treize ans. Celui-ci regarda Graymes par en dessous avec une sorte d’animosité rentrée. L’occultiste n’en prit pas ombrage. Son arrivée avait dû bouleverser le train-train habituel de cette petite famille.
— Salut, quel est ton nom ?
— Hank, lâcha le garçon d’un ton boudeur. Est-ce que vous êtes vraiment guéri ?
— Oui, et c’est à toi et à ta mère que je le dois. Merci à vous deux. Je tiens à dire que vous serez dédommagés pour tout ce dérangement.
— Taisez-vous et buvez pendant que c’est chaud.
La réponse était sèche, sans ambiguïté. Graymes se rendit compte qu’il avait sans doute blessé son hôtesse. Mais il n’était guère habitué à fréquenter des gens désintéressés.
— Là d’où je viens, on fait chèrement payer de telles choses.
— Et d’où venez-vous ?
La question était de Hank. Duncan eut un regard qui hésitait entre la réprobation et la curiosité. N’était-ce pas ce qu’elle brûlait de demander depuis le début ?
— New York, déclara calmement Graymes en portant une tasse à ses lèvres. Je suis tombé du train.
— Comment avez-vous attrapé cette vérole ?
Le démonologue décela parfaitement le soupçon et l’incrédulité dans la voix du gamin. Il ne répondit rien.
— Hank, protesta sa mère, M. Graymes est fatigué. Tu devrais te dépêcher. Le car ne va pas tarder. Tu as déjà manqué hier, ce n’est pas le moment de recommencer.
Elle chassa son fils d’un baiser sur le front, avant de se retourner vers l’occultiste.
— Il faut l’excuser, vous savez. Il est un peu sauvage. On l’est tous, ici. Mais nous voyons si peu de monde, si peu d’étrangers que, bien sûr, pour lui…
— Je vais devoir partir.
— Vous n’êtes pas encore remis. Ce serait une folie.
— Je dois me rendre à Equinox le plus vite possible.
— Je vous y conduirai moi-même quand je jugerai que vous êtes en état d’y aller. D’ailleurs, le docteur doit repasser dans la matinée.
— Le docteur ?
— M. Corman. Un brave homme. Il est venu vous voir hier soir.
Graymes garda le silence, puis :
— Vous êtes loin de tout, ici.
— Oui. C’est la vie de la campagne. On s’y fait. Tâchez de dormir un peu. Si vous voulez avoir une chance d’aller bientôt à Equinox.
Elle débarrassa le plateau et partit vaquer à ses occupations quotidiennes. Graymes resta seul, songeur, le regard fixé sur la forêt mouvante de maïs. Des sentiments contradictoires agitaient son cœur. Il jeta un coup d’œil sur le bahut où se trouvaient ses affaires.
Angus Paradon était mort.
Et Legrand-Carthasis.
Mais qui étaient les autres ? Combien étaient-ils ? Et comment pourrait-il arriver à temps à Equinox pour les empêcher d’installer le trône de leur Antéchrist ? Et s’ils avaient raison, en fin de compte, s’il s’agissait bien de l’Antéchrist ? Tant de questions hantaient son esprit… Il finit toutefois par s’assoupir, les yeux mi-clos, comme si par-delà le sommeil il continuait de veiller malgré tout.
Éternellement.