CHAPITRE III

Les premières caresses d’une aube mordorée filtrèrent dans la pièce. Échappé des tentures, un épi de lumière vint danser sur le visage de Graymes, provoquant une grimace involontaire. L’occultiste se dressa à demi, fixant avec dégoût l’interstice qui jetait sur lui cette clarté importune. À tâtons, sa main partit à la recherche de la bouteille de gin abandonnée sur le guéridon. La spontanéité de ce réflexe lui déplut. Toujours succomber à l’attrait de ce misérable ersatz d’oubli… quand il lui aurait suffi d’un simple geste pour invoquer des plaisirs autrement plus raffinés, qui auraient balayé sans peine l’amertume qu’il avait dans la bouche. Dans les veines… Il chassa cette pensée. Il répugnait à laisser parler les ténèbres en lui pour de telles choses.

Sur le fleuve tout proche, un cargo manifesta son passage par un coup de corne. Graymes but une rasade à même le goulot sans que cela lui procure le moindre réconfort. Il respira profondément, attentif au silence du vieil immeuble où il vivait seul, tel un spectre morose. Et ce silence le fit songer à celui des tombes qu’il fréquentait parfois. L’idée le traversa qu’il n’était qu’un cadavre entre ces quatre murs couverts de lierre. Un cadavre en sursis.

Ce matin, il était las. Le temps pesait sur ses épaules, avec son cortège de souvenirs nostalgiques, de visages à jamais perdus, burinés avec une précision cruelle dans les limbes de sa mémoire. Il maudissait sa mémoire. Elle lui interdisait l’oubli. Elle n’effaçait rien. Ni joies, ni haines, ni terreurs. Elle était une sorte de musée sombre et poussiéreux où s’entassaient à l’infini ses existences antérieures.

Il se recroquevilla sur lui-même, dans ce manteau qui sentait encore la boue des ruelles et le soufre des maléfices. Oublier. Rien qu’une heure, oublier. Faire le vide. Chasser ce passé si lourd, ce présent si oppressant. Devenir quelqu’un d’autre. Comment ? Comment s’y prendre ? Détenir tant de secrets… et ignorer celui-là ! Il aurait voulu rire, mais seul un cri douloureux s’échappa de ses lèvres. Il aurait voulu fuir, mais il demeurait là, prostré, comme un animal au fond d’une cage, résigné à son destin…

Il vida la bouteille et l’envoya rouler sous le canapé où quantité d’autres avaient déjà achevé leur voyage. Il dormait peu depuis qu’il avait répondu à l’appel du Veilleur. Sans cesse à battre la ville, traquant le moindre indice, la moindre information susceptible de l’éclairer sur la venue de cette mystérieuse Entité supposée apporter le chaos et la destruction du monde.

Le résultat était maigre.

Paradon n’avait rien révélé. Il avait préféré se sacrifier plutôt que de trahir le secret de sa destination. Cela en disait long sur le fanatisme de ceux qui avaient décidé d’accomplir le pèlerinage : croyaient-ils sincèrement œuvrer pour l’Apocalypse ? Du moins ce terme de « Cavalier » utilisé par le sorcier pouvait-il le laisser supposer. Foutaises ; Graymes, lui ne croyait pas à l’Ultime Cauchemar. En revanche, il savait pertinemment combien les démons étaient doués pour toucher la corde sensible de ceux qu’ils désiraient soumettre. Quel meilleur moyen pour rassembler des servants prêts à tout que de s’entourer d’un nuage de fumée apocalyptique ?

Un tel subterfuge dénotait une intelligence supérieure et un grand sens du calcul, même pour un démon. La perspective qu’il puisse réellement s’agir d’un Archonte, d’une Entité Initiale, était la principale inquiétude de Graymes, même si elle avait l’avantage d’expliquer la confusion avec la venue de l’Antéchrist. Il n’était pas bon qu’un Haut Prince d’Outre-Monde fût ainsi animé d’esprit de villégiature. S’il parvenait à ses fins, le mouvement des courants maléfiques serait perturbé, les pactes remis en cause, les hiérarchies renversées. Et des innocents paieraient le tribut de ces bouleversements. Si cela n’avait déjà commencé.

Songeur, Graymes saisit la mallette de Paradon. Il l’ouvrit avec toutes les précautions requises et disposa les débris de verre et de métal selon un schéma visant à reconstituer le puzzle initial. Puis le magicien observa longuement le fouillis obtenu. La seule certitude qu’il en retira fut qu’il s’agissait bien d’une sorte de cadastre, un instrument d’orientation utilisé par les sorciers dans la recherche de trésors ou de sites spécifiques. Sans son secours, impossible de connaître le point de jonction. Voilà pourquoi Paradon lui conférait une importance si grande, plus grande même que sa propre vie. Son fonctionnement procédait du mouvement des planètes et de certains courants telluriques, amplifiés par un noyau d’énergie. Certes, ce dernier émettait encore un faible signal. Mais sans les pièces mobiles, il était impossible d’évaluer l’itinéraire qu’il avait pu indiquer.

Le soupçon de piste que Graymes avait cru tenir s’était évanoui en fumée.

Il referma la mallette et se laissa retomber sur le canapé, un bras replié sur le front. Il fallait tout reprendre de zéro, alors que le temps jouait contre lui. Et après ? Rien ne le poussait à agir. Pourquoi risquer encore sa vie face à un aussi redoutable adversaire ? Par égard pour le Veilleur ? Il savait quel mépris ceux de son ordre avaient pour lui, par quels surnoms ils le désignaient dans le secret de leurs conciles. Et de quelle manière, plus d’une fois, il avait dû les écarter de sa route…

Il était un Veilleur, lui aussi.

À sa façon. À l’inverse de ce vieillard aigri perdu sur son éperon de glace, son regard était tourné vers la Terre, les ruelles jonchées de détritus, vers la détresse, la misère et la terreur du monde, parce que John Neery, son vieux maître, le lui avait autrefois enseigné. Et parce que quelque chose en lui, de profond et d’indicible, le poussait à agir de la sorte. Mais il n’obéissait à aucune autorité, hormis la sienne. Il était libre de ses actes, de ses pactes. Il n’appartenait à aucun cercle, aucun ordre, aucune secte. À tout moment, il lui était loisible de renoncer. Partir. Plus loin que les poubelles de cette ville immonde où il avait cru naïvement, un temps, pouvoir se soustraire aux choses de ce monde (voir Le Commandeur –1).

Il pouvait détourner les yeux, renoncer à l’instant même. Partir au loin, oui. Là où l’air n’était pas empuanti par la mort et le maléfice. Rien ne l’en empêchait.

Rien. Excepté…

Un grattement à la porte lui fit dresser l’oreille. Coupant court à ses réflexions, il fut sur pied d’un bond.

— Entre, bâtard ! lança-t-il d’une voix lasse.

Un horrible gnome se glissa dans la pièce, qui semblait le rejeton contre nature d’un crapaud et d’une naine. Son faciès verdâtre et grumeleux, mangé par un nez épaté et des yeux protubérants, n’avait presque rien d’humain. Un hideux sourire édenté étira sa lippe d’une oreille à l’autre.

— Maître avoir trouvé Paradon, n’est-ce pas ? Moi savoir, oui. Dans le caniveau on l’a retrouvé, oui. Et du sang sortait par son nez. Mauvaise rencontre, c’est sûr.

Graymes eut un haut-le-cœur en voyant s’agiter devant lui l’infâme petit monstre. Il se demanda cette fois encore pourquoi il n’avait pas déjà écrasé cette vermine sous son talon, afin de voir si son sang était aussi vert que sa peau. Mais pour une raison inconnue, et bien que l’horrible nain lui ait joué des tours pendables par le passé, le magicien continuait de le laisser jouir de sa misérable existence. Il n’avait pas davantage confiance en lui qu’en un scorpion jouant dans le creux de sa main. Mais en certaines circonstances, ce dangereux petit bonhomme pouvait rendre quelques services. C’était grâce à ses informations que l’occultiste avait pu intercepter Paradon.

— Il s’est suicidé. Il est mort avant d’avoir lâché le morceau.

— La mallette, trépigna Hatto Goffon. La mallette contenir un cadastre. Un cadastre pour savoir ce que Maître veut !

— Comment le sais-tu ?

— Fille ! Fille à moi venir le voir dans sa chambre au Marbella. Cadastre sur le lit.

— Il est inutilisable.

— Inutilisable ? Alors il faut trouver autre cadastre.

— C’est une denrée rare.

— Hatto Goffon savoir, lui.

Graymes leva un sourcil.

— Un cadastre semblable à celui-ci ?

Goffon acquiesça avec empressement, en émettant de répugnants petits bruits de gorge. Après tout, songea le mage, ce n’était pas impossible. Pour peu qu’il y mette de la bonne volonté, le nain savait dénicher gens et objets où qu’ils se cachent dans la ville. C’était en de telles circonstances que le démonologue ne regrettait pas d’avoir épargné ce vil petit être, malgré le dégoût qu’il lui inspirait. Toutefois, il feignit de n’accorder qu’une importance relative à ce que son visiteur venait de dire.

— Bien. Tu peux trouver un autre cadastre. Et après ?

— Alors le Maître pouvoir peut-être… Je veux dire… (la voix du gnome devint obséquieuse jusqu’à l’écœurement) je veux dire : sûrement ! calculer à son tour la destination, à condition que le noyau d’énergie de ce cadastre-ci fonctionne encore…

Certes, la malice ne lui faisait pas défaut. Transférer la misérable étincelle du cadastre de Paradon dans un nouveau, c’était à coup sûr découvrir de précieuses indications sur l’endroit où le mort avait compté se rendre.

— C’est une idée, se borna à admettre Graymes. Je suppose que cette information coûte plus cher que l’autre ?

— Sans cadastre, difficile pour le Maître de savoir où menace frapper. Peut-être ici, peut-être Europe, Afrique… ou pôle Nord ?

Graymes tira de sa poche une bourse de pièces d’or qu’il fit sauter dans sa main.

— Où me procurer ce nouveau cadastre ?

— À la vérité, Goffon pas certain que propriétaire souhaiter s’en défaire.

— Ah ! Je me disais aussi.

Graymes fit disparaître la bourse. Une grimace de dépit se peignit sur les traits du nabot.

— Attendre, moi finir ! Seul cadastre identique à New York en état de marche…

Les yeux de Graymes s’étrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes étranges, deux lames d’acier gris dirigées sur l’homme-crapaud. Celui-ci, brusquement livide, esquissa un repli. Dans son dos, la porte claqua sèchement, le faisant sursauter. Il joignit ses mains boudinées en un geste risible de prière :

— Maître, pitié pour le pauvre Goffon. Goffon servir fidèlement le Maître, Goffon jurer !

— Tu m’as déjà conduit dans des traquenards par le passé. Tu as épuisé ton crédit chez moi depuis longtemps. Si tu mens encore… Qui possède l’autre cadastre ?

— Legrand-Carthasis.

Graymes se détourna pour ne pas laisser voir sa contrariété.

— Legrand-Carthasis ? Tu dois savoir que nous sommes en guerre depuis longtemps. Je doute qu’il me laisse utiliser son cadastre en m’offrant un verre. Qu’en fait-il ? Serait-il un Cavalier, lui aussi ?

— Goffon pas savoir, Goffon pas aimer cet homme. Cruel sorcier.

— Personne d’autre ?

— Vieux cadastre de cette fabrication être objet rare. Goffon devrait chercher partout ! Et chercher partout demander beaucoup de temps.

Et le temps n’était pas précisément ce dont le démonologue disposait sans compter. Mais s’introduire chez le magicien noir, dans sa propriété emplie de sortilèges, comportait d’énormes risques. Malheureusement, les circonstances n’offraient guère d’autre alternative. Graymes ne réfléchit qu’un instant. Il fallait trouver un nouveau cadastre semblable à celui de Paradon. Coûte que coûte. Percer le secret. Connaître le point de jonction. Ensuite… Son sang glacé se remit à bouillonner dans ses veines.

— Le Maître a-t-il décidé ?

— Fiche le camp, crapaud.

— Et pour l’or ? L’or de Goffon ? Mon or, je l’ai bien gagné !

— Reviens demain, à l’aube, et tu l’auras. D’ici là, un conseil : ne te trouve pas sur mon chemin.

Le nabot s’éclipsa en marmonnant.

Resté seul, Graymes s’ébroua. Il prit une douche et s’offrit un rasage mérité. Quand il eut à nouveau figure humaine, ses cheveux gris convenablement lissés en arrière, il enfila des vêtements propres, chaussa ses besicles et redevint en quelques minutes le professeur de traditions anciennes un peu excentrique qui devrait pénétrer sur le coup de neuf heures dans l’amphithéâtre numéro 47 de Columbia University.