8.
La Pontiac dérapa dans la neige et l’arrière se mit à chasser, Lamar retrouva le contrôle en gardant son sang-froid et décida de ralentir.
Les flocons continuaient de tomber par millions.
Les rues étaient entièrement molletonnées et les immeubles revêtaient tous des bonnets blancs.
Lamar appela Doris une fois de plus.
— Doris, j’ai besoin de toi, s’efforça-t-il de dire sans précipitation en tenant son téléphone portable coincé entre son épaule et son oreille. Rejoins-moi le plus vite possible au 158 Est de la 122e Rue, je crois que j’ai notre homme.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est le gamin qui était dans le placard avec Russell Rod, c’est lui, Doris.
— Lui qui quoi ? Calme-toi et explique-moi tout.
— Il a menti. Il a dit qu’il avait vu Russell Rod entrer et se tirer une balle dans la tête juste avant que la porte ne se referme automatiquement. C’est faux. DeRoy est un gamin perturbé, il a fréquenté cinq écoles différentes ces dernières années, il s’est fait renvoyer chaque fois. Et trois de ces écoles sont celles qui se sont fait attaquer ! C’est lui qui a été dans chacune pour ouvrir le feu ! Russell Rod, le garçon du Queens et Mike Simmons, sont également des victimes, ils ne sont pas les tireurs !
— Quoi ? C’est lui qui aurait… Mais comment c’est possible ?
— La capuche, Doris ! La capuche ! Les trois tireurs portaient une capuche pour masquer leurs traits ! Les très rares témoins qui pensent avoir reconnu le tireur chaque fois se sont basés sur les vêtements du tireur ! DeRoy portait leurs vêtements ! C’est pour ça que chaque fois les tireurs présumés ne se suicidaient pas devant tout le monde.
Lamar freina brusquement en remarquant au dernier moment un feu rouge.
La Pontiac dérapa à nouveau et glissa jusqu’au milieu du carrefour.
Deux camionnettes se mirent à klaxonner. Lamar continuait son exposé tout en reculant lentement :
— Christ DeRoy est un malade ingénieux. Il s’est fait passer pour la victime afin de flinguer ses camarades et les professeurs, puis il s’est isolé là où l’attendait déjà celui dont il avait endossé l’identité. Il échangeait ses vêtements avant de lui tirer une balle dans la tête.
— Ça tient debout…
— Bien sûr ! La première fois, dans le lycée de Harlem, il est venu tôt le matin avec Russell Rod, il l’a fait entrer dans le réduit avant d’aller tirer sur tout le monde dans les vêtements de Russell. Lorsqu’il a eu fini, il est retourné dans le placard, il a échangé les fringues, ce qui explique le délai d’une à deux minutes avant le coup de feu !
— Machiavélique…
— Doris, dépêche-toi de me rejoindre, je ne veux pas appeler les flics du quartier, avec un gamin comme DeRoy je ne garantis pas sa réaction s’il voit des voitures de police s’arrêter en trombe devant sa porte.
— Je suis déjà en route, Lamar.
Les essuie-glaces balayaient la pellicule qui s’amoncelait progressivement sur le pare-brise de la Pontiac. Lamar attendait depuis dix minutes en surveillant une maison mitoyenne de trois étages dont l’un des appartements hébergeait Chris DeRoy et ses parents.
Doris apparut sur le trottoir, accompagnée d’un homme de type portoricain, trapu et arborant une moustache fournie. Lamar sortit à leur rencontre.
— J’ai trouvé Damato qui dormait sur un coin de table, précisa Doris en arrivant.
— C’est la maison en face, là-bas. Doris, tu viens avec moi, on prend la porte d’entrée, Damato, tu fais le tour, pour le cas où il tenterait de sortir par-derrière. On te laisse deux minutes pour que tu ailles te mettre en place.
Damato approuva et disparut au pas de course, laissant derrière lui des empreintes de pas dans la neige recouvrant les trottoirs.
Pour patienter, Doris tenta de trouver des failles dans l’argumentation pourtant convaincante de son collègue :
— Comment expliques-tu que Chris DeRoy ait réussi à faire venir Russell Rod plus tôt un matin avec lui jusque dans ce placard, puis plus tard Mike Simmons jusque dans cette pièce en sous-sol ?
— C’est pas les prétextes qui auront manqué. Une surprise, une blague, la promesse d’une connerie amusante à faire, je ne sais pas.
— Mais on n’a retrouvé aucune trace suspecte dans l’analyse toxicologique, il ne les a pas drogués pour les faire rester là pendant qu’il allait tuer tout le monde ! Ils n’avaient aucune trace de lésion aux poignets non plus, ils n’étaient pas attachés.
Lamar fixa sa partenaire.
Il joignit l’index et le majeur en forme de pistolet et fit mine de se tirer une balle dans la tête. Il avait pensé à tout. Et derrière chaque question qui lui était venue, une réponse cohérente s’était rapidement profilée.
— Il les a d’abord assommés d’un bon coup sur le crâne, révéla-t-il. Puis il est parti avec leurs vêtements – le choix de ces garçons devait dépendre à la fois de leur côté solitaire, donc cible plus facile, et aussi de leur taille similaire à la sienne – pour semer la mort. Lorsqu’il est revenu, il a tiré une balle de gros calibre là où il avait cogné pour les assommer, détruisant par la même occasion la preuve des coups portés cinq minutes auparavant. Tout concorde. La première fois, ici à Harlem, il est venu tôt avec Russell Rod pour l’entraîner dans ce placard. Il lui a mis un ou plusieurs coups de crosse sur l’arrière du crâne, exactement là où il a tiré la balle plus tard pour le tuer. Ensuite il est descendu tout en bas, il a attendu qu’il y ait beaucoup de monde pour entamer sa remontée macabre. Une fois sa… « tâche » accomplie, il s’est réfugié dans le coin où je l’ai trouvé, simulant une terreur énorme en se faisant dessus.
Doris secouait la tête.
— Tout de même… C’est pas un peu tordu pour un gamin de dix-sept ans ?
Lamar se pencha vers elle.
— N’oublie pas qu’il s’est fait virer quatre fois ! C’est un… turbulent. S’il a ressassé sa soif de vengeance pendant des mois et des mois, il aura fini par élaborer ce stratagème perfide.
Lamar regarda sa montre.
— C’est bon, Damato doit être en place. C’est parti.
Ils gravirent les marches du perron jusqu’aux boîtes aux lettres.
« DeRoy », précisait une étiquette sur l’une d’entre elles. Appartement du premier étage.
Ils montèrent en silence jusqu’à l’unique porte du palier. Lamar frappa vigoureusement puis s’écarta un peu, Doris en fit autant, de l’autre côté du chambranle.
Une voix de femme résonna à l’intérieur ;
— Qui est-ce ?
Doris fit signe à Lamar qu’elle s’en occupait.
— Police, madame ! dit-elle. Ouvrez immédiatement.
Le battant s’entrouvrit, retenu par une chaîne. Un visage bouffi apparut dans l’interstice. Doris leva son badge pour montrer sa carte de police pendant que Lamar avait la main dans le dos, prêt à faire jaillir son arme.
— Nous souhaiterions parler à Chris, c’est important.
Le visage rond sembla s’inquiéter.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il est là, madame ? insista Doris.
Elle répondit par la négative.
— Il est sorti il y a vingt minutes.
— Vous a-t-il dit où il allait ?
— C’est pas son genre. Il avait un gros sac avec lui, m’est avis qu’il va pas rentrer cette nuit.
Lamar s’immisça dans la conversation :
— N’est-il pas censé se remettre du traumatisme qu’il a vécu ?
La mère répondit en postillonnant :
— Ça l’a secoué, c’est normal ! Mais il peut bien sortir, non ? Faut qu’il prenne l’air pour se requinquer.
Lamar se rapprocha du visage de la femme replète.
— Vous m’autoriseriez à entrer pour jeter un coup d’œil à sa chambre ?
Elle fut secouée de tressautements de colère.
— Ah, sûrement pas ! C’est chez moi ici !
Lamar n’insista pas et fit face à Doris qu’il entraîna un peu à l’écart.
— Sors prévenir Damato et trouve-moi un mandat de perquisition rapidement, exposa-t-il. Explique tout ça au juge, qu’il obtienne le dossier scolaire de Chris DeRoy, qu’il prévienne tout de suite la mairie et tout le NYPD. Il faut faire surveiller les deux autres écoles avant qu’il n’y frappe, on ne sait jamais.
Doris acquiesça et dévala les marches en sens inverse.
Lamar se retourna vers la porte entrouverte.
— Je vais attendre là que le mandat arrive, dit-il en désignant l’escalier.
La mère de l’adolescent fronça les sourcils, hésita, puis referma la porte.
Elle se rouvrit entièrement au bout de dix minutes.
La femme se tenait là, dans un jogging sale.
— Allez, entrez, puisque de toute façon c’est ce que vous ferez quand votre fichu papier arrivera…
Lamar se redressa et franchit le seuil d’un appartement mal entretenu, dont le papier peint se décollait des murs. L’unique objet témoignant d’une dépense conséquente était le téléviseur de grande taille, posé sur un meuble branlant face au sofa troué. Une série des années quatre-vingt passait à l’image, le son coupé.
— Sa chambre est au fond du couloir. Je vous laisse regarder mais ne touchez à rien ! Il me ferait un scandale s’il s’en rendait compte.
Lamar se garda bien d’expliquer qu’il était peu probable que son fils ait l’occasion de lui faire des remontrances et traversa un couloir sombre jusqu’à une porte décorée d’un poster du groupe Slayer.
La pièce était étroite et à l’image de tout le reste de l’habitation : crasseuse et en désordre. La couette était renversée par terre, au milieu de revues musicales et de CD gravés. Lamar fit un tour rapide de la chambre et s’immobilisa devant un placard ouvert. Des tee-shirts pliés étaient renversés sur le sol. Lamar se pencha pour distinguer ce qui brillait dans le fond du meuble.
Lorsqu’il comprit, son cœur s’était mis à battre plus fort.
Il avala sa salive.
Il fallait maintenant s’attendre au pire.