10.
Newton Capparel descendit de voiture et se précipita vers Lamar. À 18 heures la nuit était tombée, les lampadaires teintaient la neige jusqu’à la faire ressembler à une peau d’orange recouvrant tout le quartier.
— J’ai eu votre message ! dit-il aussitôt. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
L’inspecteur s’écarta pour laisser passer Damato qui portait un carton d’objets saisis dans la chambre de Christian DeRoy. Plusieurs personnes se relayaient à l’intérieur pour fouiller les lieux et trier tout ce qui pouvait être intéressant.
Lamar répondit calmement :
— Les trois massacres dans les écoles sont une mise en scène. Comme je vous l’ai dit au téléphone : Chris DeRoy est l’unique tireur.
— Un gamin ?
— Fanatique de surcroît. Fasciste ou… néonazi, comme on dit. Et j’ai peur qu’il ne soit pas seul. Il a des camarades de jeu, semble-t-il. J’espère juste qu’il ne va pas les embarquer dans son parcours mortel.
Capparel désigna les trois inspecteurs occupés à fouiller l’appartement :
— Avant de vous permettre de donner l’ordre de perquisitionner, j’aurais aimé être sollicité, Gallineo. Je vous en aurais dissuadé ! La planque était ce qu’il fallait faire, attendre que ce gosse rentre chez lui et non pas le faire fuir en occupant ostensiblement le quartier !
Lamar désigna les extrémités de la rue :
— Maddox et Rod sont postés de chaque côté, ils veillent avec une photo de Christian, Avec toute cette neige qui tombe et la nuit, il ne nous verra pas avant que nous ayons disparu.
— Six personnes ! Rien que ça. À l’heure du bilan, il faudra que nous parlions, tous les deux… Au lieu de mobiliser des inspecteurs qui perdent leur temps, je vais faire circuler une photo de cet ado à toutes les patrouilles du secteur. Ça nous sera bien plus utile !
Lamar le vit tourner immédiatement les talons pour ne pas laisser à son interlocuteur le temps de répondre et il s’engouffra dans son véhicule qu’il démarra furieusement.
Newton Capparel n’était pas l’instigateur de ce demi-succès et cela l’enrageait, comprit Lamar.
Il soupira et chercha Doris du regard. Elle venait de charger un carton supplémentaire dans la camionnette.
— Doris, je vais encore avoir besoin de toi.
— Ce que tu veux, grand chef.
Il tourna sur lui-même en désignant du menton tous les appartements qui donnaient sur la rue.
— Il faut interroger les riverains. Surtout les adolescents. Connaissent-ils Chris DeRoy ? Que savent-ils de lui ? Et surtout : sont-ils capables de citer les noms de ses fréquentations. Au moins un.
Elle approuva d’un air abattu.
— Y a du boulot, conclut-elle.
— Demande à Damato s’il peut t’aider. Je pense que sur ce coup-là on est prioritaires.
— Et toi ? Si tu te tires, c’est que tu as une idée en tête, non ?
Lamar lui fît un sourire.
— Je vais plonger dans un monde blanc, dit-il en écartant les mains devant lui pour savourer la neige. Un univers immaculé, pour des gens… « purs ».
Lamar rentra à son precinct et s’installa derrière son téléphone en se frottant les mains pour les réchauffer. Il devait vérifier plusieurs points.
Puisque sa théorie d’un tueur unique, Chris DeRoy, se confirmait, il devait être capable de l’appliquer aux trois tueries. Pour le lycée de Harlem, il avait tout vérifié, c’était bon.
Il prit le dossier du massacre dans le Queens.
Le tireur était vêtu d’une capuche qui masquait son visage mais plusieurs élèves pensaient avoir reconnu l’un des leurs grâce aux vêtements caractéristiques. Jusque-là, c’était la même méthode.
Le tireur en question avait fait feu avant de s’enfuir. La police l’avait identifié une heure plus tard en se basant sur les quelques témoins qui pensaient l’avoir reconnu grâce à la veste en jean et aux badges de hard rock qui la décoraient. On l’avait « suicidé » d’une balle dans le crâne.
Voilà comment Christian DeRoy s’était rapproché de sa victime : par une culture musicale commune. Il faudrait prendre soin de ne pas faire d’amalgame devant la presse, pour que celle-ci ne se mette pas à fustiger la culture gothique ou du métal en général. Le rap avait été une cible privilégiée dans les années quatre-vingt et les médias se plaisaient à changer, à trouver un bouc émissaire ou au moins à faire des rapprochements faciles.
Dans l’affaire du Queens, Chris DeRoy avait tiré avant de foncer chez sa victime qui l’attendait, probablement inconsciente. Là, il avait échangé les vêtements comme à son habitude, avant de le tuer en maquillant cela en suicide.
Pour le troisième massacre, il avait procédé de la même manière, avant d’aller dans cette pièce en sous-sol où se trouvait certainement Mike Simmons.
Lamar se souvint de cette porte avec une chaîne et un cadenas brisés. Le responsable de la voirie qui les avait rejoints plus tard avait expliqué qu’il s’agissait d’un accès aux égouts. Pour la maintenance. C’était écrit dans un des rapports que Lamar avait lus. La chaîne et le cadenas étaient partis aux laboratoires pour être examinés mais on n’avait reçu aucun résultat jusqu’à présent.
Lamar décrocha son combiné et composa le numéro de l’unité de police scientifique de Manhattan. Il passa par deux interlocuteurs différents avant que Kathy Osbom lui réponde enfin. Ils se connaissaient depuis douze ans, tous les deux étaient entrés dans la police en même temps.
Par chance, Kathy savait ce qu’il en était de cette chaîne et du cadenas, bien que son équipe ne s’en soit pas chargée personnellement, elle suivait l’affaire en temps réel. Pour l’heure, on n’avait procédé qu’à un relevé d’empreintes, sans obtenir quoi que ce soit d’intéressant. La suite prendrait encore du temps, néanmoins Kathy n’avait pas grand espoir, il ne fallait pas s’attendre à trouver des indices miracles.
Lamar lui demanda s’il était possible qu’un homme se soit enfui par cette issue tout en passant une main dans l’embrasure pour tirer sur la chaîne afin de refermer le battant derrière lui. Kathy avoua ne pas pouvoir répondre. C’était sûrement envisageable, mais il fallait faire le test pour s’en assurer.
Lamar la remercia et composa le numéro du FBI dans la foulée. Il passa directement par l’un des contacts qu’il avait chez les Fédéraux en se félicitant qu’il soit encore dans les locaux à l’heure du dîner.
Lamar lui expliqua qu’il avait besoin de lire les rapports du Bureau concernant les activistes néonazis de New York. Le FBI surveillait ce genre de militants, Lamar le savait, cela faisait partie de la lutte contre le terrorisme, surtout depuis l’affaire Timothy McVeigh [5] . Les critiques pleuvaient depuis quelque temps, reprochant aux Fédéraux d’orienter la lutte contre le terrorisme sur les seuls membres des communautés arabes, oubliant l’extrême droite du pays qui avait pourtant causé beaucoup de dégâts, mais Lamar savait qu’en réalité le FBI continuait d’alimenter ses dossiers régulièrement.
L’agent qu’il connaissait, Clark Fenton, lui assura qu’il allait lui faire parvenir ce qu’ils avaient le plus vite possible, et l’incita aussi à transmettre une demande générale à tous les precincts de New York, expliquant que, la plupart du temps, leurs propres informations remontaient en fait à ce que la police avait glané sur le terrain, au contact de la population.
Lamar passa les deux heures suivantes à contacter ses supérieurs hiérarchiques au central du NYPD pour obtenir une demande d’information ; il se heurta non pas à leur refus, mais à l’absence de la plupart. Il était presque 20 heures.
L’inspecteur dévorait un burrito lorsque le fax de la grande pièce se mit à cracher du papier.
Une circulaire informait tous les precincts de contacter Lamar Gallineo sans plus tarder s’ils avaient des informations récentes sur toute personne ou groupe de personnes suspectés d’être impliqués dans des activités ou une doctrine néonazies ou apparentées.
Son ordinateur émit un petit bip cristallin pour signaler l’arrivée d’un courriel.
Clark Fenton avait répondu.
— Synchronicité… murmura Lamar en ouvrant le dossier joint au courrier électronique.
Fenton lui avait fait parvenir une synthèse de ce qu’ils savaient des mouvements néonazis sur New York et ses environs.
Plusieurs petits groupes avaient été identifiés, et deux rassemblements importants, jugés « inquiétants », étaient soulignés.
Lamar lut les pages de compte rendu, prenant quelques notes sans grande conviction. Rien ne semblait pouvoir lui servir directement.
Parmi les groupuscules, trois concernaient essentiellement des adolescents, en général manipulés, ou « recrutés », selon les observateurs, dont deux à Manhattan. L’un, essentiellement repéré dans les environs d’Alphabet City, au sud de la péninsule, et l’autre dans l’Upper West Side. Le premier se rassemblant dans des appartements de membres, et n’ayant pas d’activité « physique » remarquée. Ils se réunissaient pour échanger leurs opinions ou se conforter dans leurs idées, suggérait l’auteur de ce rapport. Le second était plus marginal, on les avait repérés dans Central Park la nuit, et surtout dans les stations de métro abandonnées, essentiellement dans celle de la 91e Rue.
Dans tous les cas, ces mouvements étaient soupçonnés de divers trafics, drogue principalement, en petites quantités et sans grande structure organisée. Parfois trafic d’armes, ce qui était jugé « plus problématique ».
Lamar recula dans son siège.
Un autre flic, Arnold, était assis à son bureau de l’autre côté de la salle, plongé dans la rédaction d’un rapport.
Lamar se frotta la joue machinalement. Ses pensées passaient de constatations en conclusions.
Christ DeRoy voyait souvent ses « amis » chez lui, dans sa cave. Cela signifiait qu’ils n’habitaient pas très loin. Qu’ils soient originaires du quartier d’Alphabet City ou de l’Upper West Side, cela revenait au même, avec le métro et les bus, on était vite rendu dans Harlem.
Tout de même, un apprenti fasciste vivant à Harlem, songea Lamar… C’était ironique. Harlem était devenu l’emblème du quartier noir par excellence. Il n’avait pas choisi, il avait subi le choix de ses parents ? Probablement.
Lamar guetta le fauteuil vide de Doris. Elle n’était pas revenue. Cela demandait beaucoup de travail de recueillir tous les témoignages du voisinage, surtout qu’il fallait souvent attendre le début de soirée, que les gens soient rentrés chez eux, afin de pouvoir interroger tout le monde.
L’inspecteur vérifia sa montre : 21 h 30. Doris était probablement au chaud dans son appartement, maintenant, à regarder un match de lutte.
Lamar perçut un bruit de pas dans son dos, il pivota et eut à peine le temps d’apercevoir Newton Capparel. Il se leva et s’empressa de sortir de la grande pièce. Capparel dévalait les marches à toute vitesse.
— Un problème ? s’écria Lamar.
Newton leva les yeux vers le géant noir.
— Une patrouille est tombée sur un épicier qui dit avoir vu Christian DeRoy aujourd’hui, en fin d’après-midi, pas loin de chez lui.
— Il est sûr de lui ?
— Il a tout de suite reconnu la photo ! tonna Capparel, triomphant.
C’était son initiative à lui, les patrouilles munies d’une photocopie d’avis de recherche. Si DeRoy était arrêté grâce à cela, les lauriers seraient pour lui, malgré les déductions judicieuses de Lamar.
Capparel reprit sa course et allait disparaître lorsque Lamar se pencha au-dessus de la rambarde pour demander :
— Que faisait-il dans l’épicerie ?
Capparel leva la main sans un regard, il fit signe que c’était sans importance.
— Il achetait des bougies, je crois.
Lamar se contracta.
Des bougies.
L’esquisse d’un sourire se dessina sur ses lèvres.
C’était peut-être une fausse piste, mais il devait aller vérifier par lui-même.
Avec Christian DeRoy armé comme pour faire la guerre, il ne pouvait prendre le risque d’attendre.
Doris entra dans la grande pièce moins de quarante minutes plus tard, certaine de trouver son collègue à sa place malgré l’heure tardive. Lamar était du genre à dormir là si l’affaire était urgente et sensible.
Elle voulait lui annoncer la nouvelle elle-même. Il allait bondir dessus.
Elle fut surprise de ne pas le voir, ni ses affaires.
Apercevant Arnold qui travaillait dans son coin, elle s’approcha de lui.
— Tu as vu Lamar dernièrement ?
Arnold acquiesça.
— Il est parti il y a moins d’une heure. Je crois qu’il était pressé.
— Où est-il, tu sais ?
— Non. C’est important ?
Doris mit les mains sur ses hanches.
— Plutôt, oui. La mère du gamin qu’on recherche m’a parlé. Son fils a reçu un coup de fil juste avant de partir en trombe avec un gros sac.
Arnold la fixait sans comprendre. Elle ajouta pour elle-même à voix haute :
— Je viens d’obtenir la provenance de l’appel.
Arnold s’aperçut qu’elle ne divaguait pas mais tout simplement qu’elle cherchait à évacuer, à partager l’angoisse qui la tenaillait.
— Il a été émis d’un téléphone dans le hall du lycée de Harlem. Juste après le départ de Lamar cet après-midi.