11.
Le froid soufflait dans les profondes artères de Manhattan.
La neige tombait mollement désormais, quelques flocons épars, néanmoins une épaisse couche avait rehaussé le niveau des rues et des trottoirs.
Lamar fit jouer son téléphone portable sur le trajet. L’invention du siècle pour la police.
Il jongla entre les différentes personnes à la permanence de la MTA – le métro new-yorkais – jusqu’à obtenir le numéro personnel d’un responsable qui lui expliqua comment rejoindre la station abandonnée de la 91e Rue tout en promettant de lui envoyer sur place quelqu’un avec les clés.
Le raisonnement de Lamar était simple au possible.
Si on avait vu Chris DeRoy acheter des bougies tandis qu’il s’enfuyait de chez lui, alors il n’était pas impossible qu’il soit l’un des membres de ce groupuscule se réunissant dans la station vide de métro. Au pire, si Lamar s’était trompé sur toute la ligne, il n’aurait perdu que son propre temps, mais la piste aurait été vérifiée.
Lamar se gara et marcha jusqu’à l’angle d’Amsterdam Avenue et de la 91e Rue. Un homme en uniforme de la MTA attendait, les mains dans les poches. Lamar le salua en se présentant. L’employé était plus volumineux que la moyenne, avec une petite moustache, il se prénommait Cari.
Cari les entraîna vers un immeuble ; déverouilla une porte blindée ; ils s’engagèrent dans l’escalier. En un instant, ils furent à l’abri des courants d’air glacials, dans les méandres de la station abandonnée.
— D’après les rapports de mes collègues, expliqua Lamar, des groupes de jeunes descendent souvent ici, comment est-ce possible ? Ils n’ont pas le double des clés, j’imagine…
— C’est pas les accès qui manquent. Les anciennes portes ont été murées mais les jeunes les rouvrent régulièrement, et puis c’est un vrai gruyère, ici, il y a beaucoup de connexions avec les égouts, les souterrains, et même certaines caves. En même temps, je me dis que c’est mieux qu’ils viennent faire leurs conneries ici plutôt qu’à la surface. Là, au moins, ils ne risquent pas d’embêter quiconque !
Carl émit un petit rire sec.
Ils dévalèrent des marches de béton au simple éclairage de la Mag-Lite de Carl. Les murs étaient couverts de graffitis colorés. Des bouteilles d’alcool et de soda jonchaient le sol comme la flore apocalyptique de ce bunker.
— Heureusement, il y a encore la possibilité de mettre de la lumière, vous allez voir ! se félicita Carl.
— Non, j’aimerais autant pas. Ça pourrait alerter celui que je cherche.
Carl se racla la gorge en s’arrêtant net.
— Ah bon ? Je savais pas que c’était pour arrêter quelqu’un qu’on venait. Euh…
Devinant son malaise, Lamar le devança :
Ce qui m’arrangerait, Cari, c’est que vous remontiez à la surface. Attendez-moi dans le hall de l’immeuble, je saurai retrouver le chemin.
Carl approuva aussitôt.
— Ah, et… balbutia Lamar, si vous ne me voyez pas remonter dans une bonne heure, prévenez mes camarades.
Sur quoi il lui tendit une carte de Doris qu’il avait toujours sur lui.
Cari échangea sa puissante lampe torche contre la petite de Lamar et remonta à vive allure.
Une fois seul, l’inspecteur sortit son téléphone de sa poche pour vérifier s’il captait quelque chose. Rien. Il était vraiment seul à présent.
Il reprit sa descente dans un couloir sale et sentant autant l’urine que la moisissure pour parvenir à un dernier escalier. Il allait y poser le pied lorsque la lampe accrocha ses lueurs dans quelque chose, juste là où Lamar allait marcher.
L’inspecteur n’eut que le temps de lancer sa jambe un peu plus loin pour éviter de buter contre l’obstacle, il sentit tout son corps qui partait en avant dans les marches. Sa chaussure dérapa, Lamar opéra de grands moulinets avec les bras. Il pivota, en équilibre.
Et se stabilisa, les deux jambes à quatre marches d’écart.
Il éclaira aussitôt ce qui avait manqué le faire choir.
Une longue rangée de bouteilles en verre, toutes vides.
Elles étaient parfaitement alignées.
Un piège ! comprit Lamar. Non, plutôt un avertissement. Si quelqu’un passe par là, il y a de fortes chances pour qu’il trébuche sur ces bouteilles et qu’elles roulent bruyamment jusqu’en bas. Ça veut dire que je ne suis pas loin.
Lamar n’hésita plus, il sortit son arme du holster.
Il arriva enfin sur les quais, une longue procession de colonnes taguées le séparait de ce corridor de ténèbres qui disparaissait à droite et à gauche. Lamar longea le mur, balayant l’obscurité pour tenter de saisir une silhouette, ou au moins la preuve d’une présence récente.
Une lueur ambrée se profila dans un des tunnels qui servaient autrefois au passage des rames. Lamar s’en approcha en essayant de poser ses semelles le plus discrètement possible. Il éteignit sa lampe pour ne pas être vu, progressant tout doucement, presque en tâtonnant.
Il arriva en bout de quai et descendit lentement sur les voies. La lueur tremblait à moins de dix mètres. La clarté de bougies…
Lamar leva son arme devant lui. Ça n’était pas la procédure, il prenait le risque de tirer sur l’impulsion d’une peur subite ou d’un effet de stress incontrôlé, il le savait.
C’était un risque qu’il assumait. Préférable à celui d’attendre que la première balle soit pour lui.
Il distingua enfin un renfoncement où brûlaient en effet quelques bougies sur le sol. Une forme emmitouflée dans une couverture se tenait contre le mur, une bouteille à la main.
Un clochard… pensa Lamar en ralentissant. Il baissa son Walter P99. Puis il vit les doigts. Assez fins. Et surtout relativement propres et sans le vieillissement dû à l’âge. C’était une main d’adolescent. Lamar ne baissa pas la garde. À ce moment, la forme dut percevoir la présence de l’inspecteur, elle redressa la tête, la couverture glissa sur ses épaules.
Christ DeRoy planta ses prunelles sombres dans celles de Lamar. Le masque du garçon traumatisé était tombé. La haine s’empara de son faciès. Et il dévoila sa vraie nature.