4.
Lamar sortit de la pièce enterrée en expirant longuement.
Il attrapa son téléphone portable et appela Doris.
— Je l’ai trouvé, dit-il dès qu’elle décrocha. Il s’est tiré une balle sous le menton. Sa cervelle est collée au plafond.
Quelques minutes plus tard, le parc était à son tour fermé au public et l’équipe du médecin légiste remontait le corps dans une housse noire.
Lamar retrouva Doris un peu à l’écart, loin du ballet des ambulances et des journalistes.
— Premières constatations ? demanda-t-il.
— Personne ne l’a identifié pour le moment, sauf un gamin qui affirme qu’il pourrait s’agir d’un certain Mike Simmons, à cause des vêtements du tireur, en particulier de sa parka noire, mais il n’a pas pu le reconnaître formellement.
Lamar se frotta énergiquement le visage de ses gigantesques mains.
— Qu’est-ce qui se passe, Lamar ? Trois lycées en trois semaines. Trois gamins qui pètent les plombs et qui flinguent leurs potes avant de s’en mettre une en pleine tête ! Tu ne trouves pas ça alarmant ? C’est quoi ? L’overdose généralisée des consoles de jeu, cette fois ?
— Non, fit-il, énigmatique.
Doris ouvrit les mains devant elle, son carnet et son stylo entre les doigts. Sa frange blonde s’agitait dans le vent. Elle s’était maquillé les yeux, remarqua Lamar. Son rouge à lèvres en revanche s’estompait. Elle était toute petite. Minuscule.
— Alors quoi ? insista-t-elle.
Lamar planta ses yeux noirs dans ceux de sa partenaire.
— Je crois qu’il y a un lien entre tous ces jeunes. Je veux dire : entre les tireurs.
Doris fronça les sourcils.
— Avant de remonter, j’ai vérifié l’arme utilisée par ce gamin, dit-il en désignant la housse mortuaire. Le numéro de série a été effacé exactement comme pour les armes qui ont servi dans les deux autres tueries.
— Lamar, tu n’aurais pas dû toucher à…
— Peu importe, de toute façon on n’y trouvera rien de plus que sur les précédentes, j’en suis sûr.
Il se mordilla nerveusement la lèvre.
— Il y a un truc qui ne tourne pas rond, lâcha-t-il.
— Tu penses à quoi ? Que ces trois ados se connaissaient ?
— Aucune idée pour l’instant. Mais on va vérifier ça. Si les choses continuent ainsi, on a moins d’une semaine avant le prochain carnage.
Avant qu’il ne s’éloigne, Doris posa une main sur la manche de son collègue.
— Tu ne crois tout de même pas qu’il s’agit… d’une sorte d’épidémie…
— C’est pas le mot que j’aurais employé. Mais j’ai peur d’une chose : que ça ne s’arrête pas là.
— C’est impossible, enfin, ils se suicident et…
— Prends ça comme un pressentiment, alors. Dis, je voudrais que tu enquêtes ici : demande aux élèves s’ils connaissent cette pièce souterraine, pousse-les un peu, je veux qu’ils te parlent.
— Et toi ? Que vas-tu faire ?
— Comprendre. Comment trois adolescents sans casier, sans histoire particulière, se procurent des armes qui sont toutes passées entre les mêmes mains avant d’aller flinguer leurs copains par un beau matin d’automne.
Lamar démarra sa Pontiac, son téléphone portable coincé entre l’oreille et l’épaule.
— Doug, peux-tu me rendre un service ? demanda-t-il. Sors-moi les noms de tous les types qui ont l’habitude de trafiquer des armes à feu, les maquilleurs, les revendeurs, tout ce que tu as. Appelle l’ATF [4] s’il le faut. Et si tu en trouves qui ont des antécédents psychiatriques, mets-les-moi sur le dessus de la pile, je te revaudrai ça.
La voix rocailleuse de Douglas répondit dans l’écouteur, assourdie par l’éternelle fumée de cigarette qui auréolait ses lèvres :
— C’est pour la tuerie du lycée ? T’as une piste ?
— À défaut d’en avoir, je vais m’assurer d’avoir tout essayé. On se tient au courant.
Lamar raccrocha en tournant dans Clinton Street. L’épidémie de folie meurtrière chez les adolescents évoquée par Doris lui semblait impossible. Il ne voyait aucune explication rationnelle à pareille théorie.
En revanche, le court délai entre chaque massacre, le passé sans histoire des criminels et les similitudes dans les armes utilisées laissaient à penser qu’il pouvait y avoir un lien entre eux. Un rapprochement osé, mais cohérent, lui.
Une personne agissait dans l’ombre de ces adolescents. Une personne capable de se procurer des armes correctement maquillées, et très habile pour manipuler des garçons un peu sensibles.
Sur le coup, Lamar avait songé à un éducateur, ou à un professeur. Quelqu’un au contact des adolescents, qui sait comment leur parler, comment les mettre sous son joug. À présent le géant noir n’en était plus tout à fait sûr. Manipuler un adolescent pour l’amener à ouvrir le feu sur ses camarades de classe avant de se suicider était un « sinistre exploit ». Une tâche improbable qui devait nécessiter des moyens, une force de persuasion et un charisme hors du commun. Bref, un homme à part. Qui pouvait avoir réussi une chose pareille ?
Trois fois de suite !
La théorie de Lamar ne tenait pas vraiment debout. Pourtant il ne pouvait se résoudre à l’ignorer. Il y avait un lien entre ces trois gamins suicidaires. Rien que leurs armes en était la preuve. Toutes réduites à l’anonymat selon la même méthode. Ça ne pouvait être une coïncidence.
Lamar savait que la réalité était loin de ressembler aux romans ou aux séries de télévision. La plupart des gens ne se donnaient pas tout le mal qu’on croyait pour dissimuler leurs crimes. Dans la réalité, peu de gens savaient qu’une arme à feu étudiée par la police pouvait raconter toute une histoire et permettre de remonter jusqu’à son dernier possesseur. Une arme à feu est construite et archivée selon son numéro de série, lorsqu’elle est vendue, son propriétaire est associé à ce numéro. S’il la revend, le nouveau propriétaire est fiché à son tour et ainsi de suite. Dans la majeure partie des investigations criminelles, l’arme utilisée, une fois retrouvée, permet de remonter jusqu’à son propriétaire direct. S’il n’est pas celui qui a commis le crime, s’il a prêté son arme ou l’a revendue illégalement, un interrogatoire minutieux aide en général à avoir les renseignements nécessaires pour identifier le dernier possesseur de l’arme en question.
Rompus à ces méthodes de police, les criminels les plus chevronnés et organisés finissent par acheter leurs armes – contrairement à l’idée qu’on s’en fait, il est facile d’acheter une arme aux États-Unis, mais plus délicat d’en trouver une illégalement, et dans ces cas de figure, on risque toujours d’être balancé – et ils tentent d’oblitérer le numéro d’identification de ces armes, en les limant ou en les martelant. Cependant, les techniques de la police scientifique sont capables en général de dégrossir l’ouvrage destructeur et de retrouver le fond de gravure qui révèle le précieux numéro.
De tout cela, Lamar pouvait déduire un élément intéressant pour son enquête : celui ou celle qui avait fourni les armes aux adolescents était un vieux briscard du crime, il en connaissait un rayon, et se tenait au courant. Il était certainement connu des services de police, probablement lié à des affaires de trafic d’armes.
Quelque part dans les fichiers de la police un homme était répertorié qui pouvait être responsable de ces carnages. Ou au moins conduire Lamar au responsable.
Lamar avait rejoint First Avenue et dépassa la tour des Nations unies, en direction du nord : Harlem.
Il reprit son téléphone portable pour appeler le professeur Gavensoort.
— Professeur, commença-t-il, inspecteur Lamar. Je voudrais vous demander : il y avait des empreintes digitales sur les armes. Vous en avez relevé ?
— Oui, inspecteur. Et après comparaison, rien d’anormal, il s’agit dans les deux cas de celles du tireur. Vous le sauriez si vous aviez lu mon rapport.
— Merci, je voulais en être sûr.
Il raccrocha sèchement, s’épargnant les commentaires du vieil expert.
Ils n’avaient rien.
Trois tueurs suicidés.
Et pourtant un lien entre eux. Leurs armes.
Lamar serra le volant entre ses doigts immenses.
Il fallait faire vite. Il en était certain.
Trouver une piste. Comprendre ce qui se passait réellement dans l’ombre de ces assassins mineurs.
Car tout ça n’était pas normal, Lamar était prêt à le parier.
Un obscur secret se tramait derrière tout ça.