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Cette nuit-là, ancrés à l’entrée du détroit Baker, je ne pus trouver le sommeil. Toutes les histoires de mer que j’avais lues dans ma vie remontaient dans ma mémoire et se mélangeaient avec le récit du capitaine Nilssen. Bien couvert, je montai sur le pont. Le capricieux hiver austral m’offrait une nuit incomparable. Les milliers d’étoiles paraissaient à portée de main et la vision de la Croix du Sud indiquant les confins polaires me remplit d’une émotion dont la force et la conviction m’étaient inconnues. Je sentais enfin que j’étais, moi aussi, de quelque part. Je sentais enfin un appel plus impérieux que l’invitation de la tribu, celle que l’on entend ou que l’on croit entendre, ou que l’on s’invente comme un palliatif à la solitude. Sur cette mer sereine mais jamais calmée, sur cette bête silencieuse qui bandait ses muscles en se préparant pour l’étreinte polaire, sous les milliers d’étoiles témoins de l’éphémère et fragile existence humaine, je sus enfin que j’étais de là et que, quoi que je fasse, je porterais toujours en moi les éléments de cette paix terrible et violente, annonciatrice de tous les miracles et de toutes les catastrophes.
Cette nuit-là, assis sur le pont du Finisterre, je pleurai sans m’en rendre compte, et ce n’était pas à cause de ce qui était arrivé aux baleines.
Je pleurai parce que j’étais de retour chez moi.
Le matin du 26 juin se leva sans nuages et la température baissa brutalement : huit degrés au-dessous de zéro.
Les eaux de la grande baie sans nom offraient un calme plat, et le Finisterre naviguant sous son petit foc y ouvrait une délicate cicatrice.
Soudain Petit Pedro m’empoigna par une épaule en me montrant un corps volumineux qui émergeait à tribord et, pour la première fois de ma vie, j’assistai aux sauts d’une baleine Chaudron.
Le cétacé stoppait net ses six mètres en l’air, plongeait à tribord, et réapparaissait à bâbord quelques minutes plus tard pour recommencer sa gymnastique prodigieuse. La baleine nous escorta deux heures durant, jusqu’au moment où nous arrivâmes sur les lieux de la bataille, comme disait le capitaine Nilssen.
Des débris de peau noire, des lambeaux couleur de jais de plusieurs mètres de long, flottaient encore comme les restes de naufragés dévorés par les poissons qui montraient la tête à la surface.
Sur la côte de l’île Alberto s’étaient rassemblés des milliers d’oiseaux de mer et de rapaces venus des pampas patagoniennes. Ils liquidaient ce qui restait de la boucherie. On pouvait distinguer nettement les ossements de nombreuses baleines et d’autres, plus petits, probablement de dauphins ou d’infortunés matelots du Nishin Maru.
Je me rappelai que j’avais un appareil photo. Je demandai au capitaine Nilssen si je pouvais faire des photos et il me répondit d’une voix lasse :
— C’est à vous de décider.
Petit Pedro me regardait. Je découvris soudain que le géant avait des yeux d’un bleu intense et je vis, tandis qu’il reportait son regard sur la mer, une expression de douleur infinie envahir son visage. Je laissai l’appareil.
— Pedro, comment vous expliquez-vous que les baleines vous aient aidé ? Et qu’elles ne se soient pas défendues avant ?
Petit Pedro répondit sans quitter la mer des yeux.
— Vous savez par mon patron que je suis alacalufe. Je suis né sur la mer et je sais des choses qu’on ne peut pas expliquer. Elles sont, c’est tout. Mon peuple, le peu qui en reste, assure que les baleines ne savent pas se défendre et que ce sont les seuls animaux capables de pitié. Quand j’ai mis la chaloupe à la mer et que j’ai ramé vers le baleinier, je savais que l’équipage allait m’agresser et que les baleines, en me voyant sans défense, attaqué par un animal plus gros, n’hésiteraient pas à venir à mon secours. C’est ce qui est arrivé. Elles ont eu pitié de moi.
— Et qu’est-ce qui va se passer avec les baleines qui restent ?
— Elles s’en iront. La Chaudron qui nous a escortés est un mâle parti en éclaireur. Elles chercheront d’autres baies, d’autre fjords au sud, toujours plus au sud, jusqu’à ce que le monde leur manque, conclut Pedro Chico en manœuvrant la barre avec douceur.
— Voilà. Vous avez vu. Vous pouvez écrire ce que vous voudrez, dit le capitaine Nilssen, et il ajouta :
— N’oubliez pas de mentionner le Finisterre. Les bateaux qui ont connu le goût de l’aventure deviennent amoureux des mers d’encre et ils aiment naviguer sur le papier.