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Le lendemain matin, j’ai traversé le détroit à bord d’une lanche chargée à ras bord de bonbonnes de gaz. Puerto Nuevo est à environ cent kilomètres au sud-est de Porvenir, et je me suis planté, dans l’attente d’un véhicule, au bord de la route qui relie Porvenir à San Sebastián, village situé sur la frontière avec la partie argentine de la Terre de Feu.

J’ai eu de la chance, car au bout d’une demi-heure une jeep du ministère de l’Agriculture s’est arrêtée. Elle transportait des vétérinaires qui se sont montrés ravis de rencontrer un garçon en vadrouille aussi loin de Santiago. La route empierrée courait parallèlement à la côte nord de la baie Inutile, et ils m’ont laissé à Puerto Nuevo vers trois heures de l’après-midi.

L’endroit consistait en une vingtaine de maisons alignées, formant une rue qui s’achevait à la mer. Je devais chercher un bateau, l’Évangéliste, et son patron Antonio Garaicochea, plus connu sous le nom du Basque.

Sur le quai d’accostage, j’ai trouvé un certain nombre d’embarcations de petit tonnage, mais l’Évangéliste demeurait invisible. Craignant qu’ils n’aient appareillé, je me suis approché d’un groupe d’hommes qui calfataient un bateau.

— C’est qui que tu cherches, gamin ?

— Don Antonio Garaicochea. Le patron de l’Évangéliste. On m’a dit qu’il était ici pour réparer son bateau.

— Ah ! Le Basque. Ils sont sortis pour faire des essais. Ils vont pas tarder à revenir, a dit un homme, et ils se sont remis à leur calfatage.

Je n’ai pas voulu rester sur le quai parce que j’étais gêné par les regards amusés des hommes, et aussi parce que j’avais faim. J’ai marché entre la double rangée de maisons de bois, à la recherche d’un magasin. Soudain, en passant devant une porte ouverte, une odeur irrésistible d’oignons frits m’a arrêté. J’ai levé la tête et j’ai vu l’enseigne, une planche peinte : Pension Fuégienne. L’odeur a achevé de me pousser et, pour la première fois, je suis entré seul dans un restaurant.

L’endroit était vide. Aucun client n’occupait les tables rangées en deux files qui se terminaient par un comptoir orné de lampes à huile et de fleurs artificielles. Je me suis assis à une table et j’ai attendu qu’on s’occupe de moi.

Une femme est apparue au fond du local et s’est approchée avec une expression d’étonnement.

— Qu’est-ce que vous voulez, mon petit jeune homme ?

— Quelque chose à manger. Je n’ai rien pris depuis ce matin.

— Si vous voulez, je vous fais un petit sandwich avec un petit morceau de fromage.

— Vous n’avez rien de chaud ? Ça sent pourtant drôlement bon. Je peux payer, madame. Ne vous en faites pas.

— C’est que j’ai pas le droit de servir les mineurs. Si les carabiniers arrivent, ils me donneront une amende énorme.

Je me suis levé à contrecœur. Être mineur était parfois comme une malédiction. Je devais faire une telle tête que la femme a été touchée et qu’elle m’a appelé au moment où j’arrivais à la porte.

— Attendez, mon petit jeune homme. Je vais vous servir un petit morceau de petit mouton avec des petits oignons et des petites pommes de terre.

Le « petit morceau » s’est avéré être un demi-gigot de mouton rôti et j’ai mangé comme quatre, tout réjoui de l’aventure. Je pensais à mes amis de Santiago et à leurs sempiternelles vacances d’été, toujours pareilles, sans le moindre imprévu : un mois sur les plages de Carthagène ou de Valparaiso, avec promenades l’après-midi et beaucoup de crème pour soigner les coups de soleil. Moi au moins, j’aurai des choses à raconter à mon retour. Je n’étais pas parti depuis deux semaines et j’avais déjà une expérience de marin, des cals aux mains, j’avais traversé le détroit de Magellan, j’avais gagné de l’argent et je me trouvais tout près du bout du monde en train de manger un demi-gigot de mouton. Une voix grave m’a tiré de ces réflexions heureuses. Elle appartenait à l’un des deux carabiniers qui s’approchaient du pas pesant caractéristique des hommes qui viennent de descendre de cheval.

— Qu’est-ce que vous faites ici, jeune homme ? a demandé le plus gradé.

J’ai avalé en hâte avant de répondre.

— J’attends Don Antonio Garaicochea. Je viens de Punta Arenas et j’ai un message pour lui. On m’a dit sur le quai qu’il était sorti pour essayer son bateau, et comme j’avais faim je suis entré pour manger…

— Vous n’êtes pas d’ici, l’ami. Vous parlez trop. Vous ne vous seriez pas enfui de chez vous, par hasard ? Vous êtes d’où ?

— De Santiago.

Ma réponse a fait sursauter le carabinier qui posait les questions.

— Voyons ça. Vous avez votre carte d’identité ?

Je l’avais, et toute neuve. Je la lui ai donnée, ainsi que l’autorisation notariée signée par mes parents et plastifiée. Le carabinier a lu en remuant les lèvres.

Après les formules d’usage, nom, prénoms et domicile, l’autorisation disait : « Et en notre qualité de parents légitimes et responsables légaux du porteur, déclarons que celui-ci voyage dans le sud du territoire national avec notre permission et consentement. Cette autorisation est valable jusqu’au 10 mars 19.. »

— Un sacré vadrouilleur, le bonhomme. Qu’est-ce que vous en dites, brigadier ? Il est de Santiago, l’ami. C’est gentil, ça. Je suis content de savoir qu’il y a encore des Chiliens qui ont envie de connaître leur pays. Il est comment, le petit mouton ? s’est enquis amicalement le carabinier en me rendant mes papiers.

— Drôlement bon, ai-je réussi à répondre et, à ce moment précis, deux hommes sont entrés dans la pièce. C’étaient deux individus carrément énormes. Deux vraies armoires à glace.

— Quand on parle du loup…, a dit un carabinier en les saluant.

— Eh, le Basque ! Ce petit-là dit qu’il vous cherche.

L’interpellé a ôté son béret grand comme une poêle à frire et m’a inspecté lentement des pieds à la tête. Après quoi il s’est retourné vers son compagnon et a haussé les épaules.

— Eh bien, nous voilà, a murmuré le Basque et, de l’index, il m’a fait signe de venir près de lui.

Ce premier contact ne m’a pas plu du tout, et j’ai pensé que ça allait être difficile de parler de mes désirs avec les carabiniers sur le dos. Heureusement, les galonnés considéraient leur mission comme terminée et ils sont sortis du local pour aller retrouver leurs chevaux.

— Asseyez-vous. Dites-nous ça, l’ami.

— Eh bien… je viens de Santiago… mais je suis d’abord passé par Punta Arenas. Don Félix Brito vous envoie ses salutations…

— Dites donc. On le remercie bien. Vous ne voulez pas boire quelque chose ?

— Merci. Une limo… Je n’ai pas pu terminer le mot, car le compagnon du Basque criait déjà en direction de la cuisine :

— Madame Emilia ! Un litre de chicha, de la bien forte pour nous, et un petit verre, de la doucette, pour le petit ami !

Les diminutifs qui sont si courants dans le sud du Chili avaient vraiment l’air minuscules quand ils sortaient des lèvres de ce colosse.

La femme est arrivée avec la commande et j’ai vécu une autre grande et inoubliable découverte de ce voyage. J’ai goûté au jus très doux des pommes fuégiennes, petits fruits dont la peau dure protège la pulpe blanche des morsures cruelles des vents polaires. Fruits de pommiers plantés par des émigrants venus de Dieu sait où, fruits qui sont laids, avec leur couleur café délavé, mais d’une saveur incomparable.

— À votre petite santé, a dit le compagnon en levant son verre. Il s’appelait Don Pancho Armendia et était l’associé, le compère, le second à bord, le harponneur et le meilleur ami du Basque.

Les hommes ont commencé à régler leur compte à deux demi-gigots de mouton et je me sentais mal à l’aise avec mon verre à la main, buvant la chicha de pomme à petites gorgées.

— Alors comme ça, c’est Don Félix qui vous envoie. Dites donc. Et qu’est-ce qu’on peut faire pour vous, mon petit ami ?

Ça, c’était La Question. Avant même de quitter Santiago, je tenais prêt le discours que je pensais sortir au premier baleinier que je rencontrerais, mais, assis là, face aux deux hommes qui mangeaient en silence, je ne trouvais pas mes mots.

— M’emmener avec vous. Pas longtemps. Un voyage, c’est tout.

Le Basque et Don Pancho se sont regardés.

— Ce qu’on fait n’est pas un jeu, petit. On travaille dur. Et plus que dur, quelquefois.

— Je sais. J’ai l’expérience de la mer. Enfin, pas beaucoup.

— Et quel âge vous avez, si on peut savoir ?

— Seize ans. Mais j’en aurai bientôt dix-sept.

— Dites donc. Et vous allez pas à l’école ?

— Si. Je profite des vacances d’été.

— Dites donc. Et d’où vous l’avez, cette expérience ?

— J’ai navigué sur l’Étoile du Sud. Enfin, j’ai fait le trajet de Puerto Montt à Punta Arenas comme aide-cuisinier.

— Dites donc. Alors, comme ça, vous connaissez le Polonais.

— Le capitaine Brandovic ? Je crois que son nom est yougoslave.

— Chez nous, tous ceux dont les noms se terminent en « ki » ou en « itch », on les appelle les Polonais, m’a informé Don Pancho.

La conversation, si l’on peut dire, s’est poursuivie sur un ton vaguement maussade qui me paraissait sans perspectives. Je voyais mes illusions partir en fumée tandis que les deux hommes mangeaient et, de temps en temps, formulaient une nouvelle question. Je commençais à détester les « dites donc » que Don Antonio Garaicochea sortait comme une ritournelle inévitable. Là-dessus, un groupe d’hommes est entré dans la pièce. C’étaient ceux que j’avais vus en train de calfater et leurs voix amicales ont commencé à distraire le Basque et Don Pancho de l’attention qu’ils me portaient. – Et qu’est-ce que vous savez faire, petit ?

Ça, c’était l’autre Question. En réalité, je ne savais pas faire grand-chose.

— Je sais faire la cuisine. Enfin, un peu.

— Dites donc. Alors, comme ça, vous savez faire la cuisine.

Le Basque ne me croyait pas, et je priais pour qu’il ne me demande pas des détails sur la manière de préparer un plat quelconque. Don Pancho a nettoyé son os de mouton avec la pointe de son couteau et m’a posé la question salvatrice, à laquelle, cependant, j’ai eu du mal à répondre.

— Et pourquoi vous voulez embarquer sur un baleinier, petit ?

— Parce que… parce que… La vérité, c’est que j’ai lu un roman. Moby Dick. Vous le connaissez ?

— Moi non. Et j’ai idée que le Basque non plus. On fait pas beaucoup dans la lecture, par ici. Et de quoi il parle, ce roman ?

À Santiago, parmi mes amis, j’avais la réputation d’être un bon « raconteur » de films. Il était cinq heures de l’après-midi quand j’ai commencé à raconter, timidement d’abord, l’épopée du capitaine Achab. Les deux hommes m’écoutaient en silence, et pas seulement eux ; aux autres tables, les conversations s’étaient interrompues et, peu à peu, les clients se sont rapprochés de la nôtre. Je racontais et je luttais avec ma mémoire. Elle ne pouvait pas me trahir. Les hommes avaient compris que je me concentrais sur quelque chose qui les concernait et, sans faire de bruit, ils ont renouvelé plusieurs fois mon verre de chicha de pomme. J’ai parlé deux heures durant. Qu’Herman Melville me pardonne si cette version de son roman s’est trouvée agrémentée de quelques trouvailles de mon cru, mais, à la fin, tous les hommes montraient des visages pensifs et, après m’avoir donné des tapes sur les épaules, ils ont regagné leurs tables.

— Moby Dick. Dites donc, a soupiré le Basque. Ils ont demandé l’addition. Ils ont payé. J’avais la certitude amère que mon aventure s’arrêtait là.

— Bon. Allons-y, a dit Don Pancho.

— Moi aussi ? Vous me prenez ?

— Bien sûr, petit. Faut profiter de la lumière pour vérifier le matériel. On appareille demain de bonne heure.