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Puerto Montt. 15 juin 1988. 17 h 45. Le bateau-usine Nishin Maru battant pavillon japonais vient d’arriver dans ce port austral avec l’aide de remorqueurs de la marine chilienne. Le capitaine Toshiro Tanifuji a déclaré la perte de dix-huit hommes d’équipage dans les eaux de Magellan.
Des hommes dont le nombre n’a pas été précisé sont soignés à l’hôpital de la marine.
Les autorités chiliennes ont décrété la censure sur toute information touchant cette affaire. Alerter d’urgence les organisations écologistes. Fin.
Le message était signé Sarita Díaz, une jeune Chilienne qui, de passage à Hambourg, avait eu connaissance de notre travail et s’était proposée comme correspondante dans la région. Et précisons encore que c’est notre seule correspondante dans le monde entier.
La première chose que nous avons faite a été de livrer à l’ordinateur les noms du bateau et du capitaine japonais. Bromure a cligné de son œil de cyclope et s’est excusé en indiquant que ces informations lui étaient inconnues.
L’étape suivante a été de brancher Bromure sur la banque de données de Greenpeace. Quelques minutes plus tard nous est arrivée une réponse mystérieuse :
Nishin Maru : baleinier construit par les chantiers de Brême en 1974.
Immatriculé à Yokohama.
Déplacement : 23 000 tonnes.
Longueur : 86 mètres.
Largeur : 28 mètres.
Ponts : 4.
Équipage : 117 personnes, comprenant officiers, médecin, matelots, harponneurs et personnel usine.
Capitaine : Toshiro Tanifuji (s’est surnommé lui-même « le Déprédateur du Pacifique Sud »).
Destination : selon informations de Greenpeace-Tokyo, navigue depuis début mai dans les parages de l’île Maurice.
Fin de l’information.
Bromure avalait et digérait rapidement les données. L’un de nous a dit quelque chose à propos de bateaux fantômes, mais il n’a pu continuer à cause du téléphone.
C’était Arianne, la porte-parole de Greenpeace.
— Salut ! Je viens d’arriver au bureau et j’ai appris ce qui se passe au Chili. Nous devons en parler immédiatement. Mon Dieu, je crois que nous sommes sur une grosse, très grosse affaire. Tu viens ?
Le siège de Greenpeace n’est pas loin de notre bureau. Quelques blocs, en suivant à pied la rive de l’Elbe, et on y est. Arianne m’a reçu avec un pot de café et au bord de la crise de nerfs.
— Il y est arrivé. Mon Dieu. Je ne sais pas comment, mais il l’a fait. C’est terrible. Terrible.
— Du calme, Arianne. Qui a fait quoi ? Et qu’est-ce qui est si terrible ? On peut reprendre dans l’ordre ?
— Excuse-moi. C’est qu’il s’agit de quelque chose d’incroyable. Je vais essayer de te dire ça calmement, point par point, comme si je te racontais un film. D’abord, je vais te lire une information que nous gardons secrète, le temps de planifier des actions de dénonciation. Écoute : « Santiago, 2 mai 1988. Le gouvernement chilien a délivré une licence annuelle pour la chasse de cinquante baleines bleues, à des fins scientifiques. Le nom du bénéficiaire est tenu secret par les autorités chiliennes. » Qu’est-ce que tu en dis ?
— Les Japonais. On voyait venir un coup de ce genre. Ils ont couvert les généraux chiliens de cadeaux. Il est évident qu’ils en attendent une rétribution.
— D’accord. Je continue : quand nous avons appris cette histoire de licence pour tuer des baleines bleues, ce qui est une violation du moratoire imposé en 1986 par la Commission internationale pour la chasse à la baleine, nous avons commencé à réunir des éléments dans la perspective d’actions de dénonciation. Les détails du permis accordé par les Chiliens ne sont pas encore connus ; on ignore à qui il a été donné et quand il entre en vigueur. Pendant que nous nous renseignions, nous avons reçu une information qui nous assurait un répit. Je t’ai préparé un dossier avec un rapport du spécialiste de biologie marine canadien Farley Mowat, un de ceux qui en savent le plus sur les baleines. Dans son rapport, il dit qu’un déplacement de baleines bleues vers le nord-ouest du cercle polaire antarctique est pratiquement impossible pour le moment. Les prévisions météorologiques prévoient une arrivée précoce de l’hiver dans l’Antarctique. À la mi-juin, la mer de Weddel sera impénétrable, même pour les brise-glace, et seuls quelques animaux retardataires ou malades peuvent se risquer au-delà des îles Shetland. Ce qui ressort du rapport de Mowat, c’est qu’il n’y aura pas de baleines bleues dans les eaux sous juridiction chilienne avant le mois d’octobre prochain. Quand nous avons su ça, nous avons été rassurés, puisque ça nous donnait du temps pour mieux préparer nos actions, mais maintenant tu vas comprendre le pourquoi de ma nervosité : le 26 mai, nous avons reçu du Chili un mystérieux appel téléphonique. Un homme qui s’exprimait dans un anglais de marin, tu vois ce que je veux dire, bref et précis, nous a informé, à notre grande surprise, que le Nishin Maru se trouvait dans le golfe de Corcovado, à cent cinquante milles au sud de Puerto Montt, avec son équipage au complet. Tu sais aussi que le Nishin Maru est l’une de nos vieilles connaissances…