5
J’ai quitté le siège de Greenpeace avec une inquiétude que je n’arrivais pas à m’expliquer et j’ai décidé de marcher un peu sur le port avant de rentrer au bureau.
Jorge Nilssen. Finisterre. Beau nom pour un navire aventurier. Mes pieds marchaient dans Hambourg mais mes pensées m’emportaient dans les froides eaux australes. Je me suis vu dans les vagues furieuses, ballotté par la mer dans un de ses jours de plus mauvaise humeur, et, à l’horizon que masquait par intermittence la crête des lames, j’ai aperçu un homme du nom de Jorge Nilssen qui affrontait seul l’énorme bateau japonais. J’ai voulu crier, l’avertir que le bateau allait l’écraser, mais l’homme s’est retourné et il m’a parlé avec les mots de Lautréamont que j’ai toujours voulu lire ou mettre dans la bouche d’un corsaire :
« Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le-moi… dis-le-moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore rien connu que les illusions) et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. »
Je suis rentré au bureau et, après un bref échange d’opinions, nous avons décidé que je prenais la responsabilité de l’affaire.
J’étais ennuyé de posséder si peu d’informations, et le câble que nous avons reçu à huit heures du soir n’a fait qu’accroître mon embarras.
Tokyo, 16 juin 1988. Bateau-usine Nishin Maru fait route vers port de Tamatave à Madagascar. Information obtenue à la capitainerie du port de Yokohama. Greenpeace-Tokyo. Fin.
Foutu bateau fantôme qui pouvait être en deux endroits en même temps. Bromure a avalé cette nouvelle information, puis son œil est devenu blanc, comme pour dire : « Et qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ? »
À minuit, le café a commencé à me donner la nausée et j’ai ouvert une fenêtre du bureau. L’air était frais et, devant moi, coulaient les eaux sales de l’Elbe. Soudain, de l’autre côté du fleuve, dans le bassin des ferrailleurs, des projecteurs se sont allumés et un remorqueur s’est approché, traînant un navire délabré destiné à être livré immédiatement à la casse. J’ai pris les jumelles et j’ai suivi le bateau dans son dernier voyage. On pouvait encore lire son nom sur la poupe : Lazaro. Un peu plus bas, des lettres à demi effacées par la corrosion indiquaient son ultime port d’attache : Santos.
Les bateaux qui vont à la casse sont toujours une vision douloureuse. Ils ressemblent à des animaux gigantesques et blessés sur le chemin du cimetière. Quelques lambeaux du drapeau brésilien pendaient encore à l’arrière du Lazaro et j’ai supposé que l’histoire de ce navire en ruine était semblable à beaucoup d’autres que l’on peut entendre à Hambourg.
Lorsque les années et la mer ont réduit les navires à l’état de vrais rebuts flottants, les armateurs les retirent des lignes régulières et les vendent en général à des capitaines âgés qui refusent de vivre à terre. Alors ils cessent d’être le cargo Chose ou le céréalier Machin et deviennent des tramp steamers, des vagabonds des ports qui naviguent sous les pavillons les plus pauvres avec des équipages réduits et obtiennent des contrats à bas prix pour transporter des cargaisons sans poser de questions sur leur nature ni se soucier de leur destination.
Le Lazaro était sans doute un tramp steamer qui n’avait pas résisté à la dernière inspection technique à Hambourg, et à qui l’on n’avait pas permis de descendre l’Elbe pour gagner l’estuaire de Cuxhaven à cause du risque qu’il constituait pour la navigation. Son capitaine avait dû se trouver face à ce dilemme : ou bien payer les prix élevés d’une réparation impossible, ou bien l’envoyer à la casse.
Le sort du Lazaro m’a troublé. J’ai senti qu’une faible lueur s’allumait dans ma tête et je me suis précipité sur notre carnet d’adresses. J’ai cherché le numéro de téléphone de Charly Cuevas, un Portoricain revenu, lui aussi, de la presse sérieuse.
— Charly ? Pardonne-moi de t’appeler à cette heure, mais je voudrais te consulter.
— Vas-y. Je viens juste d’ouvrir mon cabinet de consultation.
— J’ai lu récemment un article de toi sur les ferrailleurs de Timor. « Les vautours d’Ocussi », je crois que c’est son titre, et tu y parles des ferrailleurs les plus mal payés de la planète. As-tu d’autres détails, d’autres faits, n’importe quoi ?
— Je suis heureux de constater que j’ai des lecteurs fidèles. Mais qu’est-ce que tu veux exactement, bon Dieu ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai un pressentiment qui m’empêche de dormir. Est-ce que tu as par hasard des informations sur les bateaux qui ont été envoyés à la casse ces dernières années ?
— J’ai une liste énorme. Donne-moi le nom et le pavillon.
— Nishin Maru, Japon.
Charly m’a demandé de patienter. Je l’ai entendu pianoter sur son ordinateur et il est revenu très vite au téléphone.
— En effet. Je l’ai. Nishin Maru, bateau-usine pour la chasse et le traitement industriel des baleines. Construit à Brême en 1974. Immatriculé à Yokohama. À l’heure qu’il est, il doit être réduit à l’état de cafetières ou de grille-pain, car il a été démoli en janvier dernier.
— Tu en es sûr ?
— En ce bas monde, personne ne peut être sûr de rien. Les données que je possède, je les ai volées dans les bureaux de la compagnie de ferraillage, la Timor Metal Corporation. Ça fonctionne de la manière suivante : les compagnies de navigation disent qu’elles ont des rafiots qui ne peuvent plus flotter, demandent leur inscription à Ocussi, y conduisent le bateau et les… comment appelle-t-on les habitants de Timor ? Les Timorés ? Ça n’a pas d’importance. Ces gens-là, donc, les dépècent en un temps record, et la compagnie reçoit un certificat de décès ainsi que cinquante pour cent de la valeur du métal.
— Attends un peu. Est-ce qu’il existe un mécanisme quelconque pour vérifier que le bateau envoyé à la casse est bien celui qui a navigué sous un nom et un pavillon déterminés ?
— Tu es le roi des naïfs, ou quoi ? Si une compagnie de navigation envoie un rafiot à Timor en leur disant qu’il s’agit du Titanic, elle recevra en échange un document détaillé indiquant la quantité de métal récupérable fournie par le Titanic. C’est un pays si pauvre qu’il ne peut même pas se payer le luxe d’avoir des doutes.
— Charly : cette Timor Metal, elle appartient à qui ?
— Un moment. Laisse-moi regarder. Je l’ai ici. L’actionnaire principal est un consortium japonais dont l’activité est axée sur les produits de la mer.
Cette fois, ça puait vraiment.
Les Japonais avaient découvert une méthode pour chasser illégalement la baleine. Le Nishin Maru faisait tranquillement route vers Madagascar, mais celui-là c’était le Nishin Maru II L’autre navire, camouflé par le certificat de destruction délivré par les autorités de Timor, pouvait naviguer dans les mers australes avec l’impunité d’un vaisseau fantôme.
J’ai voulu appeler immédiatement Arianne, mais la télépathie avait dû fonctionner car, juste à ce moment, le téléphone a sonné.
— Quelle chance que tu sois encore là. Le vengeur des mers vient d’appeler, et il va rappeler. Viens.