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« Appelez-moi Ismaël… appelez-moi Ismaël… » Je ne cessais de me répéter cette phrase en attendant dans l’aéroport de Hambourg, et je sentais qu’une force extraordinaire rendait mon mince billet d’avion plus lourd, toujours plus lourd à mesure que l’heure du départ approchait.
J’avais passé le premier contrôle et j’arpentais la salle d’embarquement, accroché à mon sac de voyage. Je ne l’avais pas rempli exagérément : un appareil photo, un carnet de notes et un livre de Bruce Chatwin, En Patagonie. J’ai toujours détesté les gens qui soulignent ou mettent des annotations dans les livres, mais dans celui-là mots soulignés et points d’exclamation s’étaient accumulés au bout de trois lectures. Et je comptais le lire une quatrième fois pendant le vol Hambourg-Santiago du Chili.
J’avais toujours voulu retourner au Chili. Oui, je le voulais vraiment, mais au moment de la décision la peur l’emportait, et le désir de retrouver mon frère et les amis que j’ai là-bas était devenu une promesse en laquelle je croyais de moins en moins à force de l’avoir trop répétée.
J’avais passé trop d’années à vagabonder sans but précis et, parfois, l’envie de m’arrêter me conseillait un petit village de pêcheurs en Crète, Ierapetra, ou une paisible bourgade asturienne, Villaviciosa. Et puis, un jour, le livre de Chatwin m’était tombé entre les mains, et voilà qu’il m’avait rendu à un monde que je croyais avoir oublié et qui m’attendait toujours : le monde du bout du monde.
Quand j’avais lu pour la première fois le livre de Chatwin, j’avais été pris de la nostalgie du retour, mais la Patagonie était trop loin des simples désirs, et les distances ne font souffrir que lorsqu’elles sont associées à des souvenirs.
Aéroport de Hambourg. Les voyageurs entraient et sortaient de la boutique hors-taxes, occupaient le bar, certains avaient l’air nerveux, ils regardaient leur montre comme s’ils doutaient de l’exactitude répétée sur des douzaines d’horloges électroniques. Le moment approchait où les portes allaient s’ouvrir et où, après le contrôle des cartes d’embarquement, un bus allait nous mener à l’avion. Je pensais qu’après vingt-quatre ans d’absence je revenais au monde du bout du monde.