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J’étais très jeune alors, presque un enfant, et je rêvais aux aventures qui m’ouvriraient la voie d’une vie loin de l’ennui et de l’abrutissement.

Je n’étais pas seul dans mes rêves. J’avais un Oncle, oui un Oncle avec une majuscule. Mon Oncle Pepe, dont le caractère tenait davantage de ma grand-mère basque, l’indomptable, que de mon grand-père andalou, le pessimiste. Mon Oncle Pepe. Volontaire dans les Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole. Une photo qui le représentait à côté d’Ernest Hemingway était l’unique patrimoine dont il s’enorgueillissait, et il ne cessait de me répéter qu’il fallait trouver le chemin et se mettre en route.

Faut-il ajouter que l’Oncle Pepe était la brebis galeuse de la famille et que, plus je grandissais, plus nos rencontres se faisaient clandestines?

C’est de lui que j’ai reçu mes premiers livres, ceux qui m’ont fait connaître des écrivains que je n’oublierai jamais ; Jules Verne, Emilio Salgari, Jack London. C’est de lui que j’ai reçu une histoire qui a marqué ma vie : Moby Dick, d’Herman Melville.

J’ai lu ce livre à quatorze ans et, à seize, je n’ai pu résister davantage à l’appel du Sud.

Au Chili, les vacances d’été durent de la mi-décembre à la mi-mars. D’autres lectures m’avaient appris que de petites flottes de baleiniers mouillaient aux confins continentaux du cercle antarctique, et je brûlais d’impatience de connaître ces hommes que j’imaginais les héritiers du capitaine Achab.

Convaincre mes parents de la nécessité de ce voyage n’a été possible que grâce au soutien de l’Oncle Pepe qui, de plus, m’a payé mon billet jusqu’à Puerto Montt.

Les premiers mille et quelques kilomètres du voyage à la rencontre du monde du bout du monde, je les ai faits en train, jusqu’à Puerto Montt. Là, face à la mer, les rails s’arrêtent brusquement. Après, le pays se morcelle en milliers d’îles, d’îlots, de canaux, de passes, jusqu’aux abords du pôle Sud et, dans la partie continentale, les cordillères, les glaciers, les forêts impénétrables, les neiges éternelles, les lagunes, les fjords et les fleuves capricieux empêchent de tracer des routes ou des voies ferrées.

À Puerto Montt, grâce à la recommandation de mon Oncle bienfaiteur, j’ai été accepté dans l’équipage d’un bateau qui embarque et débarque marchandises et passagers entre cette ville et Punta Arenas, la ville la plus australe du monde.

Le capitaine de l’Étoile du Sud s’appelait Miroslav Brandovic et c’était un descendant d’émigrés yougoslaves que mon Oncle avait connu au cours de ses aventures en Espagne puis dans les maquis français. Il m’a accepté à son bord en qualité d’aide-cuisinier et nous avions à peine levé l’ancre que j’ai reçu un couteau aiguisé avec l’ordre d’éplucher un sac de pommes de terre.

Le voyage durait une semaine. Nous devions parcourir un millier de milles environ pour atteindre Punta Arenas : le bateau s’arrêtait d’abord devant des anses ou des ports de faible profondeur sur la grande île de Chiloé, chargeait des sacs de pommes de terre, d’oignons, des tresses d’ail, des ballots d’épais ponchos de laine vierge, puis poursuivait sa route sur les eaux toujours agitées du golfe de Corcovado, avant d’emprunter la bouche nord du canal de Moraleda et de pénétrer dans le grand fjord d’Aysén, seule voie menant à la douce quiétude de Puerto Chacabuco.

Il relâchait quelques heures dans ce lieu protégé par des cordillères, juste le temps de profiter de la profondeur donnée par la marée haute et, le chargement terminé, presque toujours de la viande, il reprenait le chemin de la pleine mer.

Cap à l’ouest-nord-ouest, jusqu’au débouché du grand fjord et au canal de Moraleda. Alors, prenant la direction du nord, il s’éloignait des eaux gelées de San Rafael, des bancs de glace, des malheureuses embarcations happées par leurs tentacules de gel avec, bien souvent, tout leur équipage.

Plus au nord, après un certain nombre de milles, l’Étoile du Sud obliquait vers l’ouest, doublait l’archipel des Guaitecas et gagnait la pleine mer pour continuer sa route presque en ligne droite, la proue pointée vers le sud.

Je crois que j’ai épluché des tonnes de pommes de terre. Je me réveillais à cinq heures du matin pour aider le boulanger. Je servais les tables de l’équipage. J’épluchais les pommes de terre. Je lavais les assiettes, les casseroles, les couverts. Je revenais aux pommes de terre. Je dégraissais la viande de bœuf. Encore les pommes de terre. Je hachais les oignons pour les empanadas. Et toujours les pommes de terre. Et les pauses, que les matelots employaient à ronfler comme des sourds, je les consacrais à apprendre tout ce que je pouvais concernant la vie à bord.

Au sixième jour de navigation, j’avais les mains pleines de cals et je me sentais très fier. Ce jour-là, après avoir servi le petit déjeuner, j’ai été appelé par le capitaine Brandovic sur le pont de commandement.

— Quel âge tu m’as dit que tu avais, mousse ?

— Seize ans, capitaine. J’en aurai bientôt dix-sept.

— C’est bien, mousse. Tu sais ce qui brille à bâbord ?

— C’est un phare, capitaine.

— Ça n’est pas n’importe quel phare. C’est le phare Pacheco. Nous sommes devant le groupe des Évangélistes et nous nous préparons à entrer dans le détroit de Magellan. Voilà déjà quelque chose que tu pourras raconter à tes petits-enfants, mousse. Un quart à bâbord et demi-machine, a ordonné le capitaine Brandovic en oubliant ma présence.

J’avais seize ans et j’étais heureux. Je suis descendu à la cuisine pour continuer à éplucher mes pommes de terre, mais là une bonne surprise m’attendait : le cuisinier avait changé le menu et il n’avait pas besoin de moi.

J’ai passé toute la journée sur le pont. Nous étions en plein été, mais le vent m’engourdissait en me pénétrant jusqu’aux os et c’est bien emmitouflé dans un épais poncho de Chiloé que j’ai regardé défiler les groupes d’îles, tandis que nous continuions notre route vers le sud-est.

Je connaissais sur le bout des doigts ces noms évocateurs d’aventures : l’île Condor, l’île Parker, la Malédiction de Drake, Port-Miséricorde, l’île Désolation, l’île Providence, le Rocher du Pendu…

À midi, le capitaine et les officiers se sont fait servir le déjeuner sur le pont de commandement. Ils ont mangé debout sans quitter de l’œil un instant la carte marine et les instruments de navigation, et sans cesser de communiquer avec la salle des machines dans un langage de chiffres qu’ils étaient seuls à comprendre.

Je servais le café quand le regard du capitaine s’est de nouveau arrêté sur moi :

— Qu’est-ce que tu fichais à te geler sur le pont, mousse ? Tu veux attraper une pneumonie ?

— Je regardais le détroit, capitaine.

— Reste ici, tu le verras mieux. C’est maintenant que commence la partie vache du voyage, mousse. On va se farcir le détroit au sens le plus fort du mot. Regarde. À bâbord, on a la côte de la péninsule de Córdoba. Elle est bordée de récifs tranchants comme des dents de requin. Et à tribord, le panorama n’est pas meilleur. Là, c’est la côte sud-est de l’île Désolation. Des récifs mortels et, dans quelques milles, comme si ça ne suffisait pas, on va tomber sur les courants du canal Abra, qui portent toute la force de la pleine mer. Ce foutu canal a bien failli avoir la peau de Fernand de Magellan Mousse ! Tu peux rester, mais bouche cousue. Ne l’ouvre pas avant d’avoir vu le phare d’Ulloa.

L’Étoile du Sud naviguait machines au ralenti et, vers sept heures du soir, nous avons aperçu sur bâbord les faisceaux d’argent du phare d’Ulloa qui scintillaient à l’horizon. À cet endroit, le détroit de Magellan s’élargit. L’allure est devenue plus rapide et les hommes se sont détendus.

À onze heures, les flots de lumière du phare du cap Croward ont baigné le bateau d’une caresse de bienvenue, le capitaine Brandovic a donné l’ordre de mettre le cap au nord et le cuisinier m’a réclamé pour servir l’équipage affamé.

Après avoir fait la vaisselle et nettoyé la cuisine, je suis monté sur le pont. Le ciel diaphane semblait si proche qu’on avait envie de tendre le bras pour toucher les étoiles. Et l’on devinait, également très proches, les lumières de la ville.

Punta Arenas est située sur la côte ouest de la péninsule de Brunswick. Dans cette partie, le détroit de Magellan fait environ vingt milles de largeur. De l’autre côté commence la Terre de Feu et, un peu plus au sud, les eaux de la baie Inutile forment dans le détroit une lagune large de quelque soixante-dix milles.

Le lendemain, le voyage d’aller était terminé. J’ai servi le dernier petit déjeuner et le capitaine Brandovic m’a dit au revoir en me rappelant la date du retour, dans six semaines. Il m’a tendu sa main puissante de marin et une enveloppe sur laquelle je ne comptais pas. Elle contenait plusieurs billets. Une vraie fortune pour un garçon de seize ans.

— Merci beaucoup, capitaine.

— Tu n’as pas à me remercier, mousse. Le cuisinier assure qu’il n’a jamais eu de meilleur aide à bord.

J’étais à Punta Arenas, mes mains étaient devenues calleuses et j’avais en poche mon premier argent gagné en travaillant. Après avoir vagabondé quelques heures dans la ville, j’ai cherché la maison des Brito, qui étaient également des connaissances de mon Oncle Pepe et qui m’ont reçu à bras ouverts.

Les Brito étaient un couple sans enfants et ils connaissaient la région comme la paume de leur main. Elena enseignait l’anglais dans un institut et Don Félix combinait ses activités de speaker à la radio avec ses recherches de biologie marine. Quand il a su mon intérêt pour les baleiniers, Don Félix s’est senti concerné et m’a immédiatement convié à regarder des photos ainsi que quelques tableaux peints par son grand-père, un marin breton qui était arrivé très jeune en Terre de Feu et n’avait jamais voulu repartir.

Comme la plupart des constructions australes, la maison des Brito était en bois. La salle de séjour spacieuse était pourvue d’une cheminée en pierre que nous allumions le soir, et l’atmosphère accueillante invitait à garder le silence en écoutant le murmure de la mer proche. J’ai passé ainsi les quatre premiers jours face à la Terre de Feu. Le matin, nous montions dans la Land Rover pour prendre la route qui relie Punta Arenas à Fuerte Bulnes par le sud et, le soir, nous nous asseyions devant la cheminée. Alors Don Félix me parlait des baleines et des baleiniers.

Il connaissait des histoires intéressantes et il savait très bien raconter. Mais je ne voulais pas écouter : je voulais vivre.

Don Félix a fini par se rendre compte que mon esprit était très loin de ce lieu agréable et, fermant l’album de photos, il m’a dit :

— On dirait que tu t’es bien enfoncé dans la caboche cette idée d’embarquer sur un baleinier. Inutile de lutter contre. Enfin. La première chose à faire, c’est de passer de l’autre côté du détroit, à Porvenir. En cette saison, les quelques baleiniers qui restent sont en mer, mais je sais qu’un de mes amis a son bateau mouillé à Puerto Nuevo pour y faire des réparations. C’est un homme difficile, mais s’il t’accepte, mon garçon, tu auras l’aventure dont tu rêves.