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Le lendemain, le capitaine Nilssen me tira du lit aux premières lueurs de l’aube. Dans la salle à manger nous attendaient une généreuse cafetière et un pain sortant du four. Il devina mes pensées et s’empressa de me donner des nouvelles de Sarita.
— Elle va mieux. Naturellement elle a mal, comme pour toutes les fractures, mais c’est une fille solide. Comme vous le savez, nous sommes en pays de sorciers, et ceux-ci l’ont prévenue de votre arrivée. De son lieu de repos, elle vous envoie son salut et cette note : tenez.
Sur une feuille couverte d’une écriture tremblante, Sarita disait qu’après avoir vu le Nishin Maru dans le chantier de la marine de guerre, elle avait décidé de le photographier, sans prendre, semblait-il, les précautions qui s’imposaient. Elle avait porté les rouleaux de pellicule au laboratoire d’un ami et, au moment où elle en sortait avec les photos, deux inconnus en voiture l’avaient renversée. Elle avait à peine pu voir leurs visages, mais elle était certaine qu’il s’agissait de Chiliens. Ils lui avaient arraché les documents et l’avaient laissée par terre dans la rue. Sarita me remerciait de l’avoir fait mener en lieu sûr car, à l’hôpital, on l’avait menacée de mort si elle ouvrait la bouche. Elle ignorait que tout était l’œuvre de Nilssen et je préférai ne pas poser de question à ce sujet. J’avais confiance en Nilssen et avoir confiance en quelqu’un est l’un des meilleurs sentiments que l’on puisse héberger.
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, capitaine ?
— Nous allons partir avec l’Oiseau fou vers le nord pour que vous puissiez voir le Nishin Maru, et nous nous dirigerons ensuite vers le sud à la rencontre du Finisterre.
L’Oiseau fou était une lanche à quille plate capable de voler au ras de l’eau poussée par deux puissants moteurs Diesel. Ce qu’on appelle un bateau de matuteros, les contrebandiers des mers australes. Son équipage se composait de Don Checho, homme avare de ses paroles, et d’un matelot surnommé « le Collègue », qui me donna plus tard des leçons de grande cuisine en naviguant à quarante nœuds et par des creux d’un mètre.
Nous appareillâmes en direction du nord-est en longeant l’île de Calbuco et, après une demi-heure de route, nous entrâmes dans la passe de Reloncaví. Puerto Montt se profila à l’horizon nord et un léger coup de barre avant de passer devant le môle militaire nous permit de gagner les abords de l’arsenal.
Oui. C’était le Nishin Maru. Je le comparai avec une photo que j’avais. C’était le même Nishin Maru que Greenpeace avait bloqué dans le port de Yokohama. Il présentait de fortes avaries au flanc bâbord, comme s’il avait subi de nombreuses collisions, et un essaim d’ouvriers s’activait aux travaux de réparations.
— Je me demande contre quoi il a bien pu cogner.
— Contre la mer. Comme vous pouvez le voir, il se trouve très loin de l’île Maurice.
— Ce bateau-là, oui. Mais le Nishin Maru II navigue effectivement là-bas.
Et j’ai rapporté au capitaine Nilssen tout ce que nous avions découvert à propos des faux envois à la casse qui permettent la navigation illégale.
— Eh bien. Qui a dit que la piraterie était terminée ? Bon. Vous l’avez vu, et vous savez que c’est vrai. Maintenant, il vous reste à voir le meilleur. Don Checho, cap au sud et pleins gaz.
L’Oiseau fou vira à cent quatre-vingts degrés et prit la direction du sud en ouvrant dans la houle une large blessure d’écume.
— Il vaut mieux descendre tenir compagnie au Collègue. Ce vent taillade le visage. Mais avant, je voudrais vous montrer quelque chose d’intéressant. Vous savez ce que c’est, ça ?
Le capitaine Nilssen m’indiquait une butte de couleur jaune orangé qui s’élevait à côté du port. Des camions et des bulldozers circulaient et montaient sur ses pentes. Au sommet, on voyait des grues.
— Une montagne. Je sais que ça peut paraître bizarre, mais je ne me souviens d’aucune montagne près du port.
— Ce n’est pas bizarre. C’est une montagne neuve et elle n’est née d’aucune irruption souterraine. C’est une montagne de bois. Une des nombreuses montagnes de bois qui décorent depuis cinq ans le littoral du sud du Chili. C’est comme ça que finissent les forêts : arbres nobles, arbustes, tout finit débité en copeaux et embarqué pour le Japon. Matière première pour l’industrie du papier. Certains disent que c’est le prix qu’on doit payer pour le plaisir de lire, mais ce n’est pas certain. Ravager la forêt primitive est beaucoup plus rentable que d’investir dans des projets forestiers.
La vision de cette montagne de bois provoquait des blessures beaucoup plus vives que celles dont le vent menaçait nos visages.
Nous nous installâmes sous le pont dans une sorte de cabine qui ne permettait pas de se tenir debout et, tandis que Nilssen dépliait une carte marine, le Collègue nous décrivit dans tous ses détails le mouton en daube qu’il allait nous servir à midi. Il montait régulièrement dans le poste pour consulter Don Checho et revenait piler des condiments dans son mortier.
— On entre dans le golfe d’Ancud. Vous voyez, c’est calme. Si vous voulez bien, je vais avancer un peu dans mon histoire.
— Je vous en remercie.
— Très bien. Comme vous savez, j’ai été, moi aussi, au courant de l’autorisation de tuer des baleines bleues, mais je ne lui ai pas accordé d’importance. Pas à cette époque-là. Pas à l’entrée de l’hiver. C’est pour ça que, quand j’ai vu le Nishin Maru devant Corcovado, j’ai pensé à la révélation que m’avait faite Petit Pedro et je n’ai pas eu de doutes sur ses intentions : il cherchait des baleines Chaudron. Pourtant, quelque chose ne collait pas.
« Si les Japonais avaient été, eux aussi, au courant de la cachette des cétacés, ils auraient dû faire relâche pour se ravitailler dans un port bien approvisionné et certainement pas aussi au nord. Ils auraient dû s’arrêter à Punta Arenas, le dernier port abrité avant l’Antarctique, et, leur ravitaillement fait, appareiller en direction du nord, au-delà de la baie Salvación, pour naviguer ensuite cap à l’est sur les fjords. Quelque chose ne collait pas. Les réserves des docks de Puerto Montt sont misérables, et le Nishin Maru ne s’était même pas approché de ses quais. Il avait mouillé devant Corcovado pour y attendre quelque chose d’important et, avec Petit Pedro, on se creusait la cervelle pour savoir ce que ça pouvait être.
« On a vite été renseignés : le matin du 4 juin, un petit hélicoptère biplace a survolé le bateau à plusieurs reprises en essayant de se poser sur une plate-forme de métal léger installée sur le pont arrière. Il n’y est pas arrivé, car le Puelche avait commencé à souffler. Vous savez de quoi je parle ?
« Le Puelche. À la fin de l’automne, on commence à sentir les premières rafales des vents venus de l’Atlantique, des vents qui balayent la pampa, avancent sans rencontrer de barrières dans les cordillères usées de la Patagonie argentine et, un peu avant de toucher le littoral chilien, passent au ras des cordillères basses des Quatre Pyramides et de Melimoyu en se mélangeant à l’haleine glacée des neiges éternelles. Quand ils atteignent la mer face à l’extrême nord de l’archipel des Guaitecas, ils se cognent aux vents puissants qui viennent du Pacifique, changent leur cours est-ouest pour remonter vers le nord et continuent comme ça jusqu’aux golfes d’Ancud et de Reloncaví avec des rafales glacées qui font trembler jusqu’aux pierres. Quand le Puelche souffle, il vaut mieux rester à la maison, disent les marins chilotes.
« C’était clair : un sacré coup de Puelche se préparait. Le Nishin Maru a levé l’ancre et gagné Puerto Montt. Là, l’hélicoptère a enfin réussi à se poser, ils l’ont arrimé avec des filins et des bâches, et le bateau est reparti pour la pleine mer en direction du sud-ouest, pour chercher la sortie du canal de Chacao par le sud du golfe de Los Coronados, face au cap de Heuchocuicui. Difficile de comprendre le pourquoi de l’hélicoptère, mais en tout cas le capitaine Tanifuji était pressé. Il affrontait une tempête d’une durée indéterminée en haute mer pour marcher à pleine vitesse cap au sud. Vous me suivez sur la carte ?
Je le suivais très attentivement. Pendant qu’il parlait, la main droite du capitaine Nilssen faisait naviguer rapidement son index sur la carte marine, et j’avais du mal à mémoriser les noms des îles, caps, golfes et autres accidents géographiques. Je lui demandai une pause pour me familiariser avec la carte, il accepta et me laissa devant la feuille semée de milliers de taches vertes.
Avant de monter sur le pont, le capitaine Nilssen me lança un regard amusé.
— Vous n’avez pas besoin d’apprendre la carte. C’est impossible. Personne n’est capable de faire tenir autant de noms dans sa cervelle. Avant de vous laisser seul, je vais vous raconter une anecdote : un bon ami à moi, un navigateur chilote qui mérite bien le titre de loup de mer, a été pendant des années pilote dans le détroit de Magellan. L’homme prenait la barre de n’importe quel bateau et le conduisait sans problèmes côté Pacifique ou côté Atlantique. Mais mon ami avait une tare : il n’avait jamais étudié dans une école navale et, pour comble de malchance, il était socialiste. Au moment du coup d’État militaire de 73 quand l’armée a tout pris, la préfecture maritime de Punta Arenas l’a convoqué pour un examen avant de lui renouveler sa licence de pilote. Donc mon ami César Acosta et ses quarante ans d’expérience se sont assis devant un imbécile qui portait les galons de lieutenant. L’officier a déplié une carte maritime du détroit et lui a dit : « Indiquez-moi où sont les bancs de sable les plus dangereux. » Mon ami s’est gratté la barbe et lui a répondu : « Si vous savez où ils sont, je vous félicite. Moi, pour naviguer, ça me suffit de savoir où ils ne sont pas. »
Un peu avant midi, je suis monté à mon tour sur le pont et j’y ai trouvé les trois hommes qui buvaient du maté sans se préoccuper de l’horizon brumeux qui laissait à peine voir les contours des îles.
Nous avons laissé derrière nous les Chauquenes, les îles Tac, Apio, Chulín et, à deux heures, nous avons mouillé dans la crique de Puerto Chaitén pour prendre du carburant et nous régaler d’un sensationnel mouton en daube parfumé de laurier et de clous de girofle.
— On va se reposer une heure, histoire de se dérouiller les jambes et de se détendre le corps. On a devant nous un morceau difficile et ça ne sera pas une partie de plaisir, sur cette boîte de sardines. Quelques milles vers le sud, et on entrera dans le Corcovado. Vous savez que vous avez de la chance ? En suivant le Nishin Maru sur cette même route, nous avons eu un temps de cochon, m’indiqua le capitaine Nilssen, tandis que le Collègue s’informait des désirs gastronomiques de Don Checho pour le soir.
La baie de Corcovado s’ouvre à environ vingt-cinq milles au sud de Puerto Chaitén. En été et sans vent, elle présente une surface lisse d’une transparence incomparable qui permet d’apercevoir les fonds marins, mais en hiver et avec les vagues de fond du Pacifique, c’est un passage diaboliquement dangereux.
Une quarantaine de milles séparent la baie de la côte orientale de Chiloé. Le point le plus austral de Chiloé est séparé à son tour de la pointe nord de l’archipel des Guaitecas par un canal de trente et quelques milles de large. Les courants puissants du Pacifique pénètrent dans ce canal mais, arrivés au milieu, il se heurtent à l’île Guafo et se divisent pour se retrouver avec plus de force dans le centre du canal où ils poursuivent leur route, formant des tourbillons effrayants qui viennent battre la baie de Corcovado en l’agrandissant siècle après siècle et en arrachant des blocs de rochers au glacier Corcovado qui plonge son môle de granit droit dans la mer.
Ce fut une dure traversée. Don Checho et le capitaine Nilssen se relayèrent à la barre, et moi je luttai pour maintenir mon estomac en un endroit quelconque de mon corps qui ne soit ni les pieds ni la tête, tandis que le Collègue, ses ustensiles bien arrimés au foyer par des bandes de toile cirée, se livrait à ses préparatifs culinaires.
Je crois que l’Oiseau fou fit la plus grande partie du trajet en l’air. Il touchait l’eau pour s’envoler de plus belle au milieu des chocs furieux et des gémissements affolés de l’armature. À cinq heures de l’après-midi il faisait déjà noir et soudain, miraculeusement, nous entrâmes dans un havre de paix. Après avoir rapidement contourné un îlot par le sud-est, Don Checho stoppa les moteurs et le Collègue sauta à terre.
Pour la première fois depuis le début du voyage, Don Checho m’adressa la parole :
— Vous vous êtes bien amusé, l’ami ? Nous voici au sud de l’île Refugio. On l’appelle comme ça parce que les sommets de la cordillère de Melimoyu la protègent du vent. Là-haut le Puelche souffle, mais il va s’abattre une douzaine de milles à l’ouest. Collègue, qu’est-ce qu’on mange ?
Le matelot salua la loquacité imprévue de son patron par un euphorique :
— Ragoût de moules !
Assis sur le pont, nous dînâmes d’un formidable pain de moules, des mollusques grands comme la main et d’une irrésistible couleur rose. Après le repas, nous commentâmes les péripéties du voyage et je tentai d’en savoir un peu plus sur ces deux hommes. Je posai quelques questions auxquelles ils répondirent par des monosyllabes dégoûtés, et la conversation paraissait sans avenir jusqu’à ce que je les interroge sur les caractéristiques des moteurs et sur l’endroit où ils les avaient achetés.
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
— On lui raconte, chef ? demanda le Collègue.
— Bien sûr. S’il est avec Nilssen, on peut avoir confiance. Mais sans exagérer, Collègue. Ne chie pas trop dans la colle.
— Ho ! ho ! ce chef que j’ai ! Écoutez. Avant, on avait un petit moteur phtisique qui marchait quand il voulait et on n’avait pas de quoi s’en acheter un autre. Un jour, ou plutôt une nuit, Dieu, qui est grand et qui veille sur son troupeau, nous a envoyé l’alliance pour le progrès. Le mot Unitas, ça vous dit quelque chose ? C’est des manœuvres navales que font les Yankees et les Chiliens. Bref, une torpille a chopé les gringos pendant qu’ils jouaient aux envahisseurs dans la baie de Cucao, sur la côte ouest de Chiloé, et ils ont laissé échouées deux péniches de débarquement, des grandes avec pont amovible et tout. On les a vues, le chef et moi, et on s’est dit : « Putain qu’ils sont généreux, les gringos. Ils nous ont laissé ces petits moteurs en cadeau. » On les a démontés et les voilà. Quand on pense qu’il y a de mauvaises langues qui se plaignent des Yankees.
— Mais ces moteurs doivent être très lourds, et celui que vous aviez…
— Je vous ai dit que Dieu veille sur son troupeau. Comme par hasard, on se trouvait sur le Finisterre et ce bateau-là, il peut tout faire.
Le Collègue avait terminé son récit et il se mit en devoir de laver les assiettes et les casseroles. Assis sur le pont, j’allumai une cigarette et je sentis que je commençais à aimer le Finisterre.