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L’Évangéliste m’a paru un petit bateau et je n’ai pas compris comment on pouvait monter les baleines à bord. Pendant que le Basque et Don Pancho s’occupaient des harpons, de graisser le pivot du petit canon de proue, de vérifier le chargement de pommes de terre, de viande salée, de carburant et de sel, de réviser les poulies et les cordages qui soutenaient les deux canots de tribord et un troisième qui se trouvait à la poupe, j’en ai profité pour parcourir ses quinze mètres de longueur en apprenant l’importance de l’ordre pour les gens de mer.

Dans l’entrepont étaient rangés des barils et beaucoup d’engins qui m’étaient inconnus. Dans le gaillard d’avant, il y avait cinq couchettes et un tube pour communiquer avec le poste de commandement.

Cette nuit-là, j’ai dormi dans la cabane que partageaient le Basque et Don Pancho. Avant de nous coucher, ils m’ont expliqué qu’ils vivaient la plus grande partie de l’année à Porvenir avec leurs familles et que la cabane était leur domicile au port.

— Don Pancho. Raconte donc au petit où on va.

Don Pancho a déplié une carte marine sur la table et son doigt a commencé à naviguer.

— Pour l’instant, on est ici, à Puerto Nuevo, et on va appareiller en direction de l’ouest pour atteindre le passage Boquerón. Là, on entrera dans le détroit de Magellan et on fera route, cap au sud, jusqu’aux parages du cap Froward. Jusqu’à ce point, ça nous fait environ cent trente milles au calme. Quand on sera en vue du cap Froward, on laissera le détroit qui continue vers l’ouest-nord-ouest. Nous, on poursuivra vers le sud et, en arrivant devant les côtes des îles Dawson et Aracena, on prendra l’embouchure nord du canal Cockburn. À trente milles au sud, face à la péninsule de Rolando, on obliquera vers l’ouest-nord-ouest pendant quarante milles pour gagner la pleine mer devant l’île Furia. Ensuite, on tournera de nouveau en mettant le cap au sud-est pour contourner les îles Camden jusqu’à la baie Stewart qui fait face aux îles Gilbert. Ça fait encore trente milles et, d’après la radio, on trouvera de la petite houle. Vingt milles plus loin à l’est, commence le canal Baleinier. Là, sur la côte nord de l’île Londonderry, on a notre poste. À quelques milles plus à l’est s’ouvre le canal Beagle et, dans la baie Cook, les baleines nous attendront.

Nous avons appareillé aux premières lueurs de l’aube. L’équipage de l’Évangéliste était composé, outre le Basque et Don Pancho, de deux marins de Chiloé peu loquaces et d’un Argentin qui faisait office d’électricien et de cuisinier. L’Argentin a refusé catégoriquement de m’admettre au milieu de ses casseroles, ce qui était pour moi un soulagement puisque je voulais être constamment sur le pont, mais, en même temps, je me sentais mal à l’aise de n’avoir rien à faire. Heureusement, Don Pancho m’a nommé « veille-radio », ma mission consistant à rester dans le poste de commandement, l’oreille collée à la radio, pour guetter le bulletin météo.

Les deux Chilotes étaient tout petits mais bâtis en force et, comme devait me l’expliquer le Basque, il n’y avait pas de meilleurs rameurs sur toutes les mers antarctiques.

Nous avons suivi la route décrite par Don Pancho. À la tombée de la nuit, nous sommes entrés dans le canal Cockburn, machines réduites au quart. Le Basque est resté toute la nuit à la barre et ne l’a laissée qu’au petit matin, quand nous avons débouché en pleine mer.

J’ai connu alors une autre découverte inoubliable. Devant les îles Camden, nous avons été rejoints par un groupe de dauphins qui faisaient des bonds prodigieux. Ils frôlaient presque le bateau, et les marins de Chiloé riaient, heureux comme des enfants. Le jeu s’est prolongé pendant des heures. Les dauphins répondaient aux cris et aux sifflements en sautant plus haut encore et ils ont escorté l’Évangéliste jusqu’à l’entrée de la baie Stewart.

Nous avons navigué pendant quelques heures dans les eaux calmes du canal Baleinier, et le Basque a donné l’ordre de stopper les machines devant l’une des criques de l’île Londonderry. Les Chilotes ont mis deux canots à la mer, les ont chargés des barils que j’avais vus dans l’entrepont, pour les transporter dans la construction de bois qui dominait la crique. C’était le poste, et on voyait tout autour des formes qui, à première vue, ressemblaient à des troncs pétrifiés.

Le Basque m’a invité à descendre à terre et j’ai découvert que ces troncs étaient les ossements de centaines de baleines qui avaient été dépecées sur la plage de galets et de coquillages.

— Ça vous impressionne, petit ? Sûr que cette partie-là n’est pas dans les romans. C’est la destination finale des baleines. On les harponne d’abord avec le canon pour être certains de les tenir, on les achève aux harpons à main, on les remorque jusqu’au poste, et les couteaux entrent en action. Tout ce qui peut servir est salé et va dans les barils. Ce qui reste, c’est pour les mouettes et les cormorans. Vous voulez parcourir l’île ? Allez-y, mais pas trop loin. Un peu plus au sud, vous trouverez des colonies de phoques et d’éléphants de mer.

Je n’ai pas eu à marcher beaucoup pour arriver aux animaux. Plusieurs centaines de phoques, d’éléphants de mer, de pingouins et de cormorans occupaient la forteresse de rochers qui bordait la mer. Dès qu’ils m’ont senti, ils ont levé la tête, et les moustaches des phoques s’agitaient comme s’ils essayaient de déchiffrer mes intentions.

J’ai senti qu’ils m’observaient attentivement de leurs petits yeux noirs, mais ils ont finalement décidé que j’étais inoffensif et ont repris leur éternelle activité de vigies de l’horizon.

Une heure plus tard, nous avons quitté le poste et l’Évangéliste a tourné sa proue vers l’est, en direction de l’entrée du canal Beagle. Nous avions à tribord l’île O’Brian et à bâbord l’île Londonderry. Après les deux premiers milles, le passage s’est rétréci comme un entonnoir et le Basque manœuvrait la barre à petits coups délicats, en se dressant de toute sa taille pour ne pas perdre un millimètre de cet horizon réduit. La navigation est demeurée tendue jusqu’au moment où il a laissé échapper un soupir de soulagement en apercevant la côte de l’île Darwin. L’Évangéliste avait mis quatre heures pour faire sept milles de cauchemar. Don Pancho a pris la barre et mis le cap au sud. Nous approchions de la baie Cook et des baleines.

Don Pancho m’a expliqué qu’à trente petits milles au sud, face aux îles Christmas, les baleines pilotes avaient l’habitude de s’accoupler, mais que ces eaux étaient très dangereuses à cause des courants et de la traîtrise des blocs de glace. Il m’a parlé de bateaux malchanceux qui avaient été happés par les courants et avaient épuisé leur carburant en essayant d’en sortir. Ils avaient alors dérivé et été entraînés vers le sud-est, vers les îles Henderson et le faux cap Horn où ils avaient fini déchiquetés sur les récifs.

— On a beau être en été, c’est impossible de nager dans ces eaux-là. Le corps humain ne tient pas plus de cinq minutes au choc du refroidissement, a conclu Don Pancho.

Les eaux de la baie Cook étaient paisibles. Une brume légère montait de la surface et brouillait les contours des îles. L’embarcation ne se balançait presque pas et, sur un ordre du Basque, l’un des Chilotes a grimpé au mât. Il s’est attaché par la taille à sept mètres au-dessus du pont et nous n’avons pas eu beaucoup à attendre pour entendre son avertissement :

— Baleine à tribord ! À un quart de mille !

Don Pancho a couru au petit canon de proue et enfilé le harpon dans l’embouchure. Ensuite, il a coupé les amarres qui assuraient le rouleau de corde dont l’un des bouts était noué à l’anneau du harpon et l’autre à la base du canon, et il s’est planté, jambes bien écartées, en attendant le moment de tirer.

Je me suis approché du Basque qui scrutait la mer avec des mouvements félins.

— La voilà, petit ! C’est une Chaudron !

La première chose que j’aie vue a été le nuage d’eau pulvérisée de son souffle, et ensuite la queue monumentale de l’animal qui plongeait.

— Don Pancho ? Vous l’avez dans l’œil ?

Don Pancho a levé la main en signe d’assentiment. Plusieurs minutes ont passé et la baleine a émergé tout près de nous. Elle s’est montrée tout entière. Elle faisait bien huit mètres et, en la voyant, le Basque a donné un coup de poing sur la barre.

— Pas de chance. C’est une femelle. Et grosse, avec ça.

À la proue, Don Pancho désarmait le canon et, après avoir arrimé de nouveau le rouleau de corde, il nous a rejoints dans le poste.

Je ne comprenais pas comment ils avaient pu voir le sexe du cétacé et deviner qu’elle attendait un petit.

— Ça se voit à la manière de faire surface : lentement et le corps presque à l’horizontale, a expliqué le Basque.

— Et on ne chasse pas les femelles ?

— Non ; c’est interdit. Personne ne tue la poule aux œufs d’or, a dit Don Pancho.

Ce jour-là, nous n’avons plus vu de baleines dans la baie Cook.

À la tombée de la nuit, l’Évangéliste a jeté l’ancre dans un golfe de la péninsule de Cloue, et l’Argentin a fait rôtir un mouton sur le gril installé à l’arrière. Les cormorans et les mouettes amerrissaient tout près du bateau pour recevoir les restes plus que généreux.

Nous n’avons pas vu davantage de baleines durant les trois journées suivantes. Le Basque donnait des signes de mauvaise humeur à l’heure de vérifier le niveau de carburant, mais il devait maintenir les machines constamment en marche. Le quatrième jour, du haut du mât, un Chilote a annoncé une baleine.

Cette fois, le Basque a fait une prise : un cachalot.

Don Pancho l’a harponné et l’animal a rapidement emporté les cent mètres de corde. Arrivé au bout du rouleau, le coup d’arrêt de la bête en fuite a provoqué un choc qui a fait trembler le bateau. Cela s’est répété plusieurs fois. Le cachalot tentait de fuir en essayant différentes directions et les chocs se sont affaiblis. Alors, exténué, il est venu à la surface et les Chilotes ont mis un canot à la mer. Ils ne m’ont pas permis d’aller avec eux, mais j’ai pu suivre tous les préparatifs en me penchant par-dessus la rambarde.

Les Chilotes ont pris les rames courtes mais à pales larges, et le Basque s’est amarré les chevilles à un anneau fixé à poste sur l’avant du canot. Je les ai vus ramer rapidement en direction de l’animal. Le Basque debout tenait dans ses mains le harpon à tuer. Ils ont ramé pour venir se ranger le long de la bête et, à ce moment-là, le Basque a planté le harpon dans la peau sombre.

Le cachalot a commencé à donner de violentes secousses. Du plat de la queue, il fouettait l’eau de coups furieux qui, s’ils avaient été bien ajustés, auraient mis le canot en morceaux, tandis que les Chilotes montraient leur habileté de rameurs en esquivant chaque coup sans s’éloigner et que le Basque brandissait un second harpon dont il n’a pas eu à faire usage. Il m’a dit plus tard qu’il l’avait touché juste au poumon.

Nous avons repris la route du poste en remorquant le corps du cachalot. Don Pancho a fait observer que les bruits des machines ne lui disaient rien qui vaille et que, de plus, le bulletin météo n’était pas des plus optimistes. Nous avons refait le parcours dangereux entre les îles O’Brian et Londonderry et, au coucher du soleil, nous avons mouillé devant le poste.

Le lendemain matin, deux canots ont remorqué l’animal jusqu’à la plage et là les Chilotes l’ont ouvert avec des couteaux semblables à des cravaches de jockey. Le sang inondait les galets et les coquillages en formant des ruisseaux sombres qui rougissaient l’eau. Les cinq hommes avaient mis des cirés noirs et ils étaient ensanglantés des pieds à la tête. Les mouettes, les cormorans et autres oiseaux de mer volaient au-dessus, rendus fous par l’odeur du sang, et plus d’un payait son audace d’un coup de couteau qui le fendait en deux en plein vol.

Le dépeçage a été mené rondement. Une partie du cachalot a fini salée et mise en barils, mais le gros de l’animal est resté sur la plage, des restes de chair adhérant aux os qui allaient bientôt se fondre dans le paysage fantomatique de l’île Londonderry.

Les machines de l’Évangéliste étaient vraiment abîmées. Le retour à Puerto Nuevo a pris trois jours, et nous avons fait le trajet sous une pluie qui ne s’est arrêtée qu’à notre entrée dans les eaux de la baie Inutile.

Que faire ? Rester encore un peu avec le Basque et Don Pancho ?

Nous avons accosté. Nous avons déchargé les barils et tout un attirail. Puis, après avoir dit adieu à l’Argentin et aux Chilotes, nous sommes allés manger à la pension fuégienne. Mouton rôti et chicha de pomme.

— Pas de chance, petit, a dit le Basque.

— Un cachalot. Ça paye à peine les frais, s’est plaint Don Pancho.

— Et vous, petit : qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne sais pas, Don Antonio.

— Dites donc. Le voyage vous a plu ?

— Oui, le voyage, le bateau m’ont plu. Et vous, et les Chilotes, et l’Argentin, vous me plaisez aussi. Et la mer me plaît. Mais je crois que je ne serai pas baleinier. Excusez-moi si je vous déçois, mais c’est la vérité.

— Dites donc. C’est pas comme dans le roman ?

Je voulais ajouter quelque chose, mais le Basque m’a pris par le bras et son regard était plein de tendresse.

— Vous savez, mon petit ami, ça me fait plaisir que la chasse ne vous ait pas plu. Il y a de moins en moins de baleines. On est peut-être les derniers baleiniers, dans ces eaux, et c’est bien comme ça. L’heure est venue de les laisser en paix. Mon arrière-grand-père, mon grand-père, mon père, tous ils ont été baleiniers.

Si j’avais un fils comme vous, je lui conseillerais de prendre un autre cap.

Le lendemain matin, ils m’ont accompagné sur la route et m’ont fait monter dans le camion d’une connaissance qui allait à Porvenir.

Je les ai embrassés affectueusement, désespéré à l’idée que je ne les reverrais peut-être jamais.

Le monde du bout du monde.

Une main douce me touche et je découvre que je suis toujours à Hambourg ; c’est une employée de la compagnie aérienne qui me demande aimablement ma carte d’embarquement.