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Le 24 juin à cinq heures du matin nous quittâmes la Caleta Oscura pour pénétrer dans le canal Costa en direction du sud.

Nous fîmes route presque en ligne droite, sans pratiquement toucher à la barre, par un passage large d’un mille, entre l’île Traigén à l’ouest et les glaces de la cordillère d’Hudson à l’est.

À trente milles au sud, et en prenant pour point de repère l’île Simpson, nous entrâmes dans le fjord des Éléphants, bordé sur sa rive orientale par les neiges imposantes de la cordillère de San Valentín qui dresse ses quatre mille mètres de solitude aiguisée par les vents. Au centre du fjord, nous vîmes plusieurs douzaines de dauphins croisés, de beaux animaux à la peau très sombre, rayés sur les côtés de coups de pinceaux argentés, qui se déplaçaient avec délicatesse dans les eaux paisibles.

Ils s’approchèrent de l’Oiseau fou avec naturel, comme on salue une vieille connaissance, et, par des sauts gracieux, remercièrent le Collègue des poissons qu’il leur lança.

Flèches de nuit et d’argent arrêtant leurs deux mètres en plein vol, plongeant et réapparaissant tout près du bateau, nous disant quelque chose d’indéchiffrable de leurs bouches menues aux dents ambrées.

Don Checho donna un coup de barre pour rapprocher l’Oiseau fou de la côte occidentale verte et escarpée. Nous étions en face de la péninsule de Sisquelan et, à quelques milles au sud, nous allions trouver l’infranchissable barrière gelée formée par les glaces de la lagune de San Rafael.

Le vent annonçait la présence des glaces éternelles, des six cent mille hectares de glaciers qui commencent à l’extrême sud du golfe des Éléphants et où, voici à peine un siècle, se réunissaient les Chonos, les Alacalufes, les Onas et les Chilotes pour dépecer une baleine échouée, échanger des fourrures, chasser le phoque, l’éléphant de mer, solder de vieux comptes avec la vie et la mort, et pour que les dieux de la mer fécondent leurs vierges et remplissent la tête de leurs jeunes gens de promesses de bonheurs et de plaisirs.

Un Anglais est passé par ces lieux, et il les a regardés sans rien comprendre. Il a écrit : « Tristes solitudes où la mort, plus que la vie, semble régner en souveraine. » N’ayant rien compris, en bon Anglais, il a menti. Il s’appelait Charles Darwin.

— Ce que nous voyons n’est pas normal, fit remarquer le capitaine Nilssen. Les croisés sont des dauphins de pleine mer. Ceux-là se cachent dans le fjord, et pourtant ils restent amicaux. Ils comprennent peut-être que nous ne sommes pas des ennemis. Qui sait ? Je trouve parfois les dauphins beaucoup plus sensibles que les êtres humains, et plus intelligents. C’est l’unique espèce animale qui n’accepte pas de hiérarchies. Ce sont les anarchistes de la mer.

Les dauphins continuèrent à sauter jusqu’à ce que nous ayons touché terre. Il est possible que leur nature amicale soit plus forte que l’instinct de conservation.

Nous avons accosté par un quai naturel formé de rochers plats. Le spectacle des dauphins m’avait empêché de voir l’homme qui nous attendait, enveloppé dans un épais poncho de molleton, et qu’il était difficile d’ignorer, car Petit Pedro était immense.

Je pus me rendre compte de sa taille quand il s’approcha pour saluer le capitaine Nilssen.

— C’est lui, l’homme qui écrit ? demanda-t-il. Nilssen fit les présentations et le géant me tendit sa main ouverte.

Après avoir mangé une réconfortante ratatouille d’algues diverses, luche et cochayuyo, nous fîmes nos adieux à Don Checho et au Collègue. Je crois que je garderai toujours la nostalgie de leurs plats préparés en ignorant la houle et le vent, ou peut-être en s’en servant comme d’un condiment de plus.

L’Oiseau fou appareilla en direction du nord et Petit Pedro nous mena aux chevaux, trois rosses poilues dont les naseaux fumaient et qui ne montraient pas beaucoup d’enthousiasme à l’idée qu’on leur monte dessus. Il nous donna également des éperons à larges molettes et des ponchos de molleton, et la chevauchée commença.

Le ciel s’éclaircit et nous pûmes ainsi jouir d’un panorama de cordillères basses, de lagunes d’eau douce, de ruisseaux, de forêts et de grottes dans lesquelles se trouvent peut-être les trésors du Cacafuego. La nuit tomba très rapidement et nous continuâmes notre chevauchée sous une nuée d’étoiles, répétées et multipliées par leurs reflets sur les glaces et sur les parois du glacier de San Valentín, barrière infranchissable qui coupe la péninsule de Taitao.

Taitao s’avance sur environ quatre-vingts milles dans le Pacifique. À son extrémité sud-ouest, elle se rétrécit en une mince bande qui, sur la carte, ressemble à des lèvres pincées soufflant en direction du continent pour former la bulle verte de la péninsule de Tres Montes et les bulles plus petites des îles Crosslet.

Il ne faisait que deux degrés au-dessous de zéro, mais la clarté de la nuit et la proximité du glacier de San Quintín produisaient une impression polaire. Nous chevauchions toujours au trot ou au pas, et les ponchos de molleton nous abritaient si bien que personne ne songeait à une halte qui nous aurait fait perdre de notre chaleur, jusqu’à ce qu’à l’approche du petit matin Petit Pedro impose le droit de nos haridelles à se reposer.

Pendant que les chevaux disputaient quelques brins d’herbe au givre, Petit Pedro prépara un déjeuner de muletiers, pain, viande fumée et maté, qui me fit monter au septième ciel.

Le 25 juin à onze heures du matin, nous aperçûmes les eaux calmes comme un miroir de la baie de San Quintín, fermée au sud par l’étreinte d’une autre péninsule, appendice de celle de Taitao : la péninsule de Forelius.

Deux cavaliers nous y attendaient, immobiles sur leurs montures. C’étaient les frères Eznaola, les fils du navigateur basque qui, aujourd’hui encore, essaie de libérer de la malédiction l’équipage du vaisseau fantôme, et les propriétaires des rosses que nous montions.

Ils devaient les ramener à leur estancia, « La Bien Aimée », en franchissant quelque deux cent cinquante kilomètres vers l’est, traversant glaciers et cordillères jusqu’aux rives du lac Cochrane sur la frontière argentine.

Nous fîmes les kilomètres suivants en compagnie des Eznaola, hommes voués au silence, jusqu’au golfe de San Estebán. Là se trouvait le cotre, qui se balançait, nerveux et impatient d’appareiller.