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Qui était Nilssen ? Et à quoi ressemblait-il ? Les hommes australs que j’avais connus autrefois étaient en général des individus peu causants, d’aspect rébarbatif, et c’était seulement après avoir gratté minutieusement la cuirasse de leur personnalité qu’apparaissaient les natures communicatives. Je me souviens particulièrement de l’un d’eux. Un homme très grand et corpulent, chevelure rebelle et barbe blanche, qui après avoir été peón d’estancia, châtreur de moutons, contremaître, puis marin sur le bateau-école Baquenado et enfin baleinier, a fait une pause dans ses courses sur les mers australes pour devenir le plus grand écrivain du Chili. Il s’appelle Francisco Coloane, il doit avoir environ quatre-vingts ans et, chaque fois qu’un ami lui rend visite, il l’emmène naviguer sur les canaux et les mers du Bout du Monde.
Voici bien des années, en 1940 je crois, dans un récit intitulé « L’épave de Kanasaka », Coloane a raconté son étrange rencontre avec un navigateur condamné à la solitude jusqu’à la fin des temps.
Cette rencontre avait effectivement eu lieu dans les eaux de la baie Désolée, dans le canal Beagle. Le navire sur lequel se trouvait l’écrivain avait failli heurter une épave qui flottait au gré des courants et, agrippé à elle, un Indien yagan était passé tout près, frôlant presque le pont, le bras tendu comme s’il voulait indiquer la route des catastrophes.
L’équipage et les passagers restèrent muets d’effroi devant le terrible spectacle, mais Coloane, au cours de ce voyage et d’autres qui suivirent, enquêta et finit par apprendre d’où venait le Yagan et ce qu’avait été sa tragédie.
C’était un Yagan chasseur de phoques. Un jour qu’il suivait la piste d’un animal qui avait une belle fourrure, il s’était aventuré sur la banquise et c’est alors que, soit à cause d’une chute dans l’eau, soit à cause du crachin ou de sa propre sueur, la basse température avait congelé son corps en l’arrêtant en pleine course. Plus tard, le printemps avait disloqué la glace et l’avait condamné à être un navigateur fantôme.
J’avais quatorze ans quand j’ai entendu Francisco Coloane raconter cette histoire à des pêcheurs de Chiloé. Bien des années ont passé, mais je me souviens de chaque mot de sa conclusion :
« Ainsi, tout s’explique facilement ; mais dans mon souvenir demeure comme un symbole la figure hiératique et sinistre du cadavre du Yagan de Kanasaka, poursuivant sur la mer les profanateurs de ces solitudes, les Blancs « civilisés » venus troubler la paix de sa race et causer sa dégénérescence avec l’alcool et leurs calamités. Et semblant leur dire de sa main tendue : “Hors d’ici !” »