6
Le Finisterre était un bateau aux lignes fines. J’avais imaginé un cotre gréé à l’anglaise, avec plusieurs voiles au mât ainsi qu’un nombre adéquat de focs, mais j’avais devant moi une embarcation avec une seule voile portée par une vergue à hisser et un petit foc frappé sur l’étai.
Il était peint en vert et les jointures de la coque indiquaient un calfatage opéré par des mains habiles, parfaitement lisse. L’eau transparente du golfe laissait voir en partie la quille vierge de rouille, et le capitaine Nilssen m’invita à monter à bord.
Ses douze mètres de longueur et ses quatre de largeur étaient un monument de sobriété. Le robuste gréement était soigneusement entretenu. La barre se trouvait à un mètre et demi de la poupe, sans habitacle. À côté de la barre, comme une sentinelle, se dressait le socle de bronze bien astiqué du compas, et deux boucles de jute solidement fixées au pont indiquaient l’endroit où le timonier posait les pieds pendant les traversées mouve-mentées.
À la poupe était suspendue la chaloupe capable de contenir quatre personnes, les avirons courts reposant sur son ventre. À deux mètres de la proue s’ouvrait l’écoutille coulissante qui me conduisit dans l’intimité du Finisterre.
À l’avant étaient rangés les instruments de navigation et divers outils. Au centre, deux couchettes et une table. Sur un côté était fixée la radio, et à l’arrière se trouvaient le moteur, la pompe de cale, deux réservoirs de carburant et la chaîne de la barre descendant à la quille par deux écubiers métalliques habillés de caoutchouc.
Nous fîmes nos adieux aux Eznaola, et Petit Pedro se servit de la barre pour écarter le bateau du rivage. Puis il envoya le foc, et le bateau se mit à filer avec légèreté. Nous fîmes ainsi les premiers milles cap au sud, et nous entrions dans le golfe de Penas quand le capitaine Nilssen hissa la grande voile au tiers du mât.
— Prenez la barre. Ne craignez rien. On approche de la fin du mystère et j’ai besoin d’indiquer certains points sur la carte pour que vous compreniez mieux quand vous y serez. Petit Pedro n’est pas aussi bon cuisinier que le Collègue, mais il est imbattable pour les soles grillées. Vous avez déjà mangé des soles enrobées dans du sel ? Préparez-vous à vous régaler et, en attendant, faites très attention à ce que je vais vous dire.
« Vous voyez cette tache à bâbord ? C’est l’île Javier. Derrière, se trouvent le canal Chear et une série de fjords qui s’enfoncent jusqu’à vingt milles à l’intérieur du continent. Le matin du 8 juin, nous avons été assaillis par une violente bourrasque de sud-ouest de plus de quarante nœuds qui nous a empêchés de faire la manœuvre prévue, c’est-à-dire de gagner le centre du golfe de Penas et d’entrer vent arrière dans le canal de Messier. Nous pensions aller mouiller discrètement dans la passe du sud-ouest, qui relie le canal à la pleine mer en séparant l’île Byron et l’île Juan Stuven. De cette position, il aurait été facile de barrer la passe au Japonais, mais ce maudit vent soufflait de plus en plus fort et nous a obligés à chercher refuge dans le canal Chear.
« Vers midi, le golfe avait des creux de trois mètres et il semble que le capitaine Tanifuji avait sous-estimé le nom du lieu où il naviguait – le golfe des Peines. La bourrasque et les lames l’ont forcé, lui aussi, à chercher un abri, et nous avons vu apparaître le Nishin Maru à l’entrée sud du canal Chear.
« Un peu moins d’un demi-mille nous séparait. Nous pouvions distinguer la silhouette entière du Nishin Maru, mais eux ne nous voyaient que partiellement. À la tombée de la nuit, ils nous ont complètement perdus de vue et ils nous ont alors cherchés avec la radio, sur la fréquence de la capitainerie de Punta Arenas. L’opérateur radio nous a demandé dans un espagnol approximatif si on était en difficulté. Nous lui avons répondu que non, en ajoutant que nous étions des pêcheurs de coquillages surpris par la tempête. Après une longue pause, ils ont cherché de nouveau le contact, cette fois pour nous dire qu’on parlait avec un navire de la marine de guerre, qu’on était dans une zone de manœuvres navales, et ils nous ont donné l’ordre d’appareiller en direction du nord. Nous avons répondu d’accord, et nous avons passé la nuit à observer les feux du Nishin Maru sur l’horizon sud.
« Au matin la bourrasque avait un peu faibli, mais elle n’avait pas changé de direction : elle soufflait toujours du sud. Le canal de Messier la déversait sur nous comme un flot de haine. Pour sortir de là, on a longé la côte nord de l’île Javier et, en prenant les lames presque par le travers, on a gagné l’ouest du golfe. Passé la pointe Anita, nous avons reçu les bons vents du Pacifique, des vents qui soufflent d’ouest en nord-est, et on a mis toute la toile pour traverser le golfe en diagonale. On a bien failli casser la barre. Nous savions que nous avions plusieurs milles d’avance sur le Nishin Maru mais, en passant devant le canal de Messier, à environ trente milles à l’entrée nord, ce damné vent nous a entraînés sur la bouche de Canales, qui s’enfonce jusqu’à cent milles à l’intérieur du continent par un labyrinthe de fjords, reliés entre eux par des passages très étroits que peu d’hommes connaissent. Mon père était de ces hommes-là, et Petit Pedro est capable de les trouver les yeux fermés. On est restés là. Rien d’autre à faire que d’attendre une accalmie. On était à vingt milles de la bouche nord du canal de Messier.
« De cet endroit, on a vu apparaître le Nishin Maru au centre du golfe. Il se dirigeait à pleine puissance vers le canal. Impossible de lutter de vitesse avec lui, et on l’a vu atteindre le canal en longeant la péninsule de Larenas.
« Tanifuji connaissait bien son cap et sa route : d’abord quinze milles dans le canal de Messier cap au sud, puis trente-cinq au sud-ouest en prenant le canal de Swett pour entrer dans le détroit Baker, ensuite vingt milles en ligne droite cap à l’est, pour déboucher enfin sur la grande baie sans nom, fermée par le continent et les îles Videnau, Alberto et Merino Jarpa. Cette baie compte plus de cinquante fjords, et plusieurs groupes de baleines Chaudron y ont leur refuge.
« De notre côté, nous avons affalé les voiles et nous sommes entrés au moteur dans la bouche de Canales.
« Les premiers quarante milles ne sont pas difficiles : le Finisterre évite bien les coudes et les récifs, mais on tombe bientôt sur des bancs d’algues et les pales menacent à tout instant de se bloquer. Mais enfin, sur le soir, on avait réussi à gagner l’entrée du canal Troya, qui sépare les îles Alberto et Marino Jaspa, et on a retrouvé le Nishin Maru dans la grande baie sans nom.
« Il restait très peu de lumière, mais ça suffisait pour reconnaître le style de chasse du capitaine Tanifuji. Vous avez déjà entendu parler de la chasse aux chevaux à l’australienne ? C’est très simple : on repère en hélicoptère les troupeaux de chevaux sauvages et on attend la nuit. Alors de puissants projecteurs rendent les chevaux fous de peur, ils se mettent à galoper en rond et les chasseurs les mitraillent du ciel.
« C’était pour ça que Tanifuji avait attendu l’hélicoptère à Corcovado. Et ici, dans la grande baie, il mitraillait les baleines qui arrivaient, curieuses, à l’appel des projecteurs.
« Au matin, les Japonais continuaient à hisser à bord des baleines mortes. Nous les avons vus en charger une vingtaine à la file, et ils avaient travaillé toute la nuit sans relâche : impossible, donc, de savoir combien ils en avaient tué. L’eau de la baie puait le sang et les lambeaux de peau flottaient partout.
« J’ai senti qu’on arrivait à la fin d’un long voyage. Je ne pouvais pas voir de pire saloperie. J’ai pensé débarquer Petit Pedro et me jeter avec le Finisterre en plein contre la salle des machines du Nishin Maru. J’ai cinq cents litres de carburant à bord, ça fait un bon molotov. Pedro a lu dans mes pensées et, pour la deuxième fois, il m’a parlé comme à un étranger. “Non, patron. Je suis plus de ces eaux que vous.” Et il a mis la chaloupe à l’eau.
« Je l’ai vu ramer en direction du Nishin Maru. Quand il a été tout près, les matelots se sont mis à lui balancer des ordures, des boîtes de conserve, des déchets que Pedro leur renvoyait sans arriver à les atteindre. Ensuite ils ont braqué un jet d’eau. Les Japonais riaient en l’arrosant, et Pedro faisait de son mieux pour maintenir la chaloupe à flot.
« Je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer ce qu’il se proposait de faire en restant comme ça collé contre le Nishin Maru pendant que l’équipage urinait sur sa tête. Ce qui s’est passé après, vous le verrez demain, mais je serais stupide de ne pas vous le dire tout de suite.
« Deux nouveaux tuyaux d’arrosage s’étaient joints à la fête et Pedro n’arrivait pratiquement plus à se maintenir à flot. Brusquement, une baleine Chaudron a émergé tout près de la chaloupe : avec beaucoup de précautions, elle a poussé Pedro et son embarcation pour les éloigner du bateau. Alors, obéissant à un appel qu’aucun autre homme n’a entendu sur les mers, un appel si aigu qu’il blessait les tympans, trente, quarante, cent, une multitude de baleines et de dauphins se sont mis à nager à toute allure jusqu’à toucher presque la côte pour se retourner avec une vitesse accrue et aller se briser la tête contre le bateau. À chaque nouvelle attaque il y avait de nombreux morts, la tête éclatée, mais les autres cétacés ne s’en souciaient pas, et ils ont répété leurs assauts jusqu’à ce que le Nishin Maru, drossé à la côte, menace de s’échouer. Ils l’ont poussé tout près des récifs et, à bord, ç’a été la panique. Des matelots affolés mettaient à la mer les canots de survie qui étaient déchiquetés à coups de queue dès qu’ils touchaient l’eau. Soudain un incendie s’est déclaré, l’hélicoptère a flambé sur le pont arrière, et Tanifuji a donné l’ordre de s’éloigner de toute la puissance des machines sans se préoccuper du sort des matelots qui se débattaient encore dans l’eau et qui ont été impitoyablement mis en pièces par les baleines et les dauphins.
« Vous avez du mal à croire tout ça ? C’est vrai que c’est incroyable, mais demain vous verrez de vos propres yeux les lieux et les restes de la bataille. Je vous avais prévenu que l’histoire était incroyable. Incroyable, aussi, que les animaux aient laissé partir le Nishin Maru au moment où ils étaient sur le point de le faire échouer et poussé la chaloupe, avec Pedro à bord, jusqu’au Finisterre sans même le frôler.
« Et maintenant, laissez la barre. Vous savez que vous ne vous y prenez pas mal ? Vous ne l’empoignez pas à pleines mains ; vous la sentez avec vos mains, et c’est le secret des bons timoniers. Attendez-vous à quelque chose de fameux. Les soles de Petit Pedro sont prêtes.