CHAPITRE V
Bien que les générateurs fussent couplés avec les réacteurs, Redhorse avait du mal à maintenir l’appareil en équilibre.
— Marche arrière à mi-régime ! ordonna Rhodan.
Clignant des yeux à cause de la lumière éblouissante, il observait l’étrange objet qui était apparu cinq minutes auparavant à moins de deux cents mètres d’eux. Il reposait au sol, telle une cloche de verre opaque, à travers laquelle seul le regard du mutant Wuriu Sengu pouvait pénétrer.
— Que distinguez-vous ? interrogea le Stellarque.
— Un tableau de bord en fer à cheval.
Sous l’effet de la concentration, la voix de Sengu restait totalement monocorde. Un doute subit traversa l’esprit de Rhodan : se serait-il trompé ? Il ne voulut cependant pas croire à une erreur, non parce qu’une telle hypothèse eût été fatale, mais parce qu’un sixième sens l’avertissait que la station de réglage du transmetteur se trouvait ici.
Une cloche faite d’un matériau inconnu couvrait une surface circulaire de quelque cinquante mètres de diamètre. Au-dessus d’elle, l’air tremblait sous l’effet d’un ouragan qui faisait rage tout autour. Le faisceau rouge orangé se trouvait vraisemblablement à l’origine de la tempête, qui créait à cet endroit une formidable concentration d’énergie.
— Non, c’est ici ! s’écria Rhodan sans y prendre garde.
Atlan sursauta.
— En es-tu vraiment certain ? demanda-t-il.
Le Stellarque le regarda d’un air grave, avant de lui montrer sur l’écran le « crayon » pris sous le feu des nombreux canons du Box-8323 et l’accumulation d’énergie entre les deux étoiles.
— « Il » vient du point de concentration, expliqua le Terranien avec un geste allant du rayon à la coupole, et c’est d’ici que part la force qui détermine tout.
— De gigantesques centrales, murmura Wuriu Sengu.
Rhodan se retourna, comme électrisé.
— Où donc ?
— Très bas, sous la cloche. Je n’ai jamais rien vu de semblable.
— Toujours pas d’installation de réglage ? insista le Stellarque.
— Tout semble lié à la coupole. Difficile de distinguer quelque chose. Toujours le tableau de bord en fer à cheval, de conception très simple.
Le mutant soupira. Grâce à ses facultés paranormales, il possédait la faculté de pénétrer du regard toute matière solide. Il ne comprenait pas pourquoi il ne distinguait ici rien de plus précis. En vérité, il ne se doutait pas qu’il était en train de percer le mystère à jour.
Icho Tolot dévoila le premier indice :
— Rhodan, je vous prie, dites à votre mutant de ne pas regarder seulement à l’intérieur de la cloche.
— Que voulez-vous dire, Tolot ?
— Je me fais une certaine idée de ce à quoi pourrait ressembler une station de réglage destinée à un transmetteur solaire de cette capacité. Le tableau de commande en fer à cheval doit pouvoir établir un simple contact. Il me suffirait d’un seul interrupteur, à condition que nous disposions d’une possibilité d’orientation.
Perry Rhodan saisit instantanément ce dont il s’agissait.
— Sengu, contrôlez les faces internes des parois de la coupole.
— Imbéciles que nous étions ! gémit l’Arkonide. Bien sûr qu’un transmetteur d’une telle portée nécessite une carte à grande échelle. Et quoi de mieux adapté à la représentation de l’Univers qu’une sphère vide ?
— Une image fidèle du Grand Abîme et des deux galaxies : Andromède et la Voie Lactée, expliqua le mutant.
— L’Émir, Gecko ! Téléportez-vous avec Tolot et Sengu dans la station, décida Rhodan sans perdre une seconde. Vous y arriverez, Icho ?
— Si vos mutants m’y emmènent...
L’Émir eut un gazouillis de triomphe.
— Il admet ne rien pouvoir sans nous ! pépia-t-il gaiement.
— Soit prudent, mon petit, lui recommanda tendrement Rhodan.
Tous disparurent dans un frémissement d’air. A cet instant, un troisième soleil apparut dans l’espace. La nef composite avait cessé d’exister.
Alors que le corps d’Icho Tolot demeurait en quelque sorte pétrifié, son esprit avait conservé son habituelle vivacité. La contemplation de la représentation cosmique réveillait en lui une foule de souvenirs. Les Halutiens possédaient deux cerveaux indépendants l’un de l’autre : le cerveau ordinaire, qui s’occupait des fonctions motrices et de l’assimilation des perceptions ; le planicerveau qui produisait la pensée logique et contenait la mémoire.
Tolot songeait au temps où son espèce avait dominé la Galaxie. Tous les détails de cette époque vieille de cinquante mille ans s’imposaient brusquement à lui. En comparant les Halutiens aux Terraniens, il se félicita que les deux races n’aient pas eu l’occasion de s’affronter car, à n’en pas douter, aucune des deux n’existerait encore aujourd’hui, si tel avait été le cas.
Les habitants de Sol ni avaient commencé à développer leur empire bien après que ceux d’Haluta avaient cessé d’être des créatures assoiffées de combats et de conquêtes. Depuis des siècles, ceux-ci connaissaient les humains, dont ils observaient les pérégrinations, tantôt avec amusement, tantôt avec agacement, mais qu’ils appréciaient dorénavant, comme les créatures les plus attachantes et les plus aventureuses de la Galaxie.
— Eh bien, Tolot, interpella L’Émir, que penses-tu de cette installation ?
Le Halutien examina à nouveau ce qui l’entourait : une reproduction exacte de l’espace et des deux galaxies se dessinait sur les parois de la coupole. Le rapport avec le tableau de bord lui paraissait évident ; on avait mis au point un réglage optique, afin d’utiliser les deux soleils comme transmetteurs. Ainsi la manipulation d’un commutateur suffisait probablement à déclencher la transmission. Malheureusement, il ne voyait rien qui ressemblât de près ou de loin à un interrupteur.
Sengu demeurait sans un mouvement face à la planche de bord en fer à cheval. Il soupirait, le visage dégoulinant de sueur, tandis que Tolot l’incitait à continuer ses recherches.
— Le rayon rouge orangé ! chuchota L’Émir. Peut- être empêche-t-il Sengu de déployer ses facultés ?
— Vous sentez quelque chose ? interrogea Icho.
— Non, pas moi, gazouilla le mulot. Il est vrai toutefois que je ne peux pas traverser un matériau opaque. Le faisceau n’influence vraisemblablement que certaines capacités paranormales.
— Cet effet secondaire serait-il dû au hasard ?
— Piètre consolation pour des gens sans espoir. Je crains que nous n’ayons plus beaucoup de temps. Tu as vu tout à l’heure l’apparition du soleil artificiel ? Je suppose qu’il s’agissait du navire des Bioposis.
— C’est aussi mon avis, admit le Halutien. Dès le début, j’étais certain qu’il ne résisterait pas longtemps au « crayon ».
— A présent, c’est le Krest II qui va se charger de lui.
— Il faut ajuster le transmetteur avant.
— Sengu ! s’écria L’Émir.
Le mutant venait de se détendre. Il essuya son front ruisselant, avant de se tourner vers Tolot.
— Impossible d’atteindre le point de connexion, expliqua-t-il d’une voix rauque. Il se trouve sous la planche de bord ; voilà pourquoi je l’ai cherché en vain.
Le mulot le pria de décrire la commande, afin de déterminer s’il pourrait la commuter par télékinésie. Wuriu Sengu s’exécuta avec lenteur : il semblait totalement vidé. L’Émir se concentra sur le fer à cheval : rien ne se produisit.
— Soit Sengu a perçu quelque chose qui n’existe pas, pépia-t-il au bout d’un moment, soit des influences paranormales protègent le couplage. Je n’y comprends rien ! Par contre je pourrais soulever toute la planche de bord, si je le voulais.
— Laisse tomber, conseilla le Halutien. Tu risques de briser notre seul lien avec la centrale.
Il s’approcha du fer à cheval pour y poser ses énormes mains. On sentit ses muscles se tendre sous la combinaison bien ajustée, tandis qu’il émettait un grognement. Les mutants comprirent qu’il transformait sa structure cellulaire, qui allait devenir rigide comme de l’arkonite.
Cette créature herculéenne aurait pu broyer sous ses doigts la colonne de bord d’un croiseur terranien ; ici elle échoua. Tolot fit un pas en arrière sous l’œil attentif de L’Émir, qui n’avait pas cessé de l’observer.
— Je me demande pourquoi nous avons emmené ce gros maladroit, se moqua-t-il perfidement. Melbar Kasom serait parvenu depuis longtemps à ses fins.
Le Halutien se retourna, comme si une guêpe l’avait piqué. Le mulot, effrayé, effectua une brève téléportation. La rage de Tolot se dissipa rapidement ; il fit sans tarder un nouvel essai. Le dos bandé comme un arc, le buste ramassé, il frappa encore en se détendant avec la puissance d’un félin. L’Émir vit une flèche passer devant lui ; saisi par l’effroi, il se téléporta à nouveau - et se retrouva à l’extérieur, aspiré par la turbulence du rayon rouge orangé.
*
* *
Ils fonçaient, attachés à leur siège, en direction de l’enfer. Après l’explosion de la nef composite, Cart Rudo avait donné l’ordre au responsable du commando de chasse, formé par les quatre chaloupes, d’appareiller sans tarder.
Henderson - ainsi se nommait ce brillant officier de vingt-huit ans -, avait conscience de mener ses hommes au suicide. L’ivresse du départ en mission une fois passée, il restait cependant décidé à sacrifier sa vie et celle de ses subordonnés pour la sécurité du Krest II. Il se demandait si son visage semblait aussi renfrogné que celui des trois individus qui surveillaient les écrans hypercom.
Orsy Orson avait perdu la joie et la décontraction dont il faisait preuve d’habitude, tandis que Finch Eysemann, de naturel rêveur et romantique, conservait un sourire figé au coin des lèvres. Sans doute ressentait-il de l’exaltation à l’idée de mourir pour son idole. Quant à Conrad Nosinsky, il aurait écrasé fanatiquement tout ce qui s’opposait aux Terraniens.
Tel était le dévouement des hommes de Perry Rhodan.
Sven Henderson avait la conviction que tous se battraient jusqu’au bout ; il craignait toutefois que leur sacrifice n’accorde qu’un trop bref délai au Krest II.
Lorsqu’ils eurent quitté l’atmosphère, la boule de gaz concentré mesurait déjà plus de cent mille kilomètres de diamètre. Le croiseur en forme de crayon attendait quelque part à l’intérieur.
— Formation semi-circulaire, ordonna le chef aux trois officiers. Ouvrez le feu quand le « crayon » nous aura découverts ! Bonne chance, les gars !
*
* *
Perry Rhodan et Atlan observaient la bulle de gaz qui gonflait à vue d’œil dans l’immensité de l’espace. Malgré leurs fortes présomptions, ils ne pouvaient encore affirmer avec certitude qu’il s’agissait du navire des Bioposis.
— Appelez le Box-8323 ! ordonna le Terranien à Rudo.
— Il ne répond pas, déclara ce dernier, au bout de cinq secondes qui parurent des heures. À mon avis...
— Merci, coupa Rhodan, le visage dur.
Rudo voulut lui transmettre quelque chose, mais une perturbation électromagnétique brouilla la communication intercom. Rhodan saisit immédiatement ce qui se passait : le faisceau rouge orangé venait de se dilater, diffusant une lumière plus intense. A nouveau, la C-8 était aspirée vers la coupole.
Afin de compenser l’effet de traction, Redhorse réduisit la vitesse de l’appareil et augmenta le régime des champs anti-g. Atlan gardait les yeux rivés sur la coupole.
— Il semble que tout n’aille pas si bien que Tolot l’avait imaginé, constata-t-il amèrement.
Rhodan fronça les sourcils en consultant sa montre.
— Il y a moins de trente secondes qu’ils sont partis ! protesta-t-il. Tu ne peux tout de même pas attendre de lui un miracle !
L’Arkonide ne sembla pas entendre. Il tendait l’oreille en direction des bruits transmis par les micros extérieurs. Son regard ne quittait pas l’écran.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Je ne sais pas, expliqua Atlan, mais j’ai l’impression que Rudo vient de commettre une erreur monumentale.
— Tu pourrais essayer d’être plus clair ? suggéra le Terranien.
— J’ai entendu un vacarme de propulseurs. Tu vois là-bas ces quatre jets de plasma ?
Rhodan blêmit. L’Arkonide appelait déjà par hypercom le commandant du Krest II. La communication restait brouillée.
— Quelle folie ! s’écria Atlan. Si Rudo a envoyé des chaloupes à la recherche du « crayon », il est cinglé ! Faire intervenir des engins si petits contre un appareil qui vient de détruire une nef composite est absolument aberrant !
— Toujours pas de liaison ? demanda Rhodan. Atlan fit non de la tête.
— Ralentissez encore, reprit le Stellarque à l’adresse du pilote.
Le visage de Rudo apparut enfin sur l’écran hypercom, mais l’émission avait probablement lieu sur un canal différent, car on entendait très mal. Atlan titilla rageusement le combiné.
— Dites aux chaloupes de faire immédiatement demi-tour ! commanda-t-il furieux. À moins que vous ne souhaitiez sacrifier leurs équipages ?
— Les Bioposis aussi ont été sacrifiés, rétorqua Rudo sans se laisser démonter.
Rhodan intervint afin de soutenir l’Arkonide.
— Atlan a raison, déclara-t-il en se plaçant devant la caméra. Quatre navettes ne peuvent rien contre le « crayon ». Exécutez l’ordre, avant qu’il ne soit trop tard.
— Entendu.
Cart Rudo obéit ; le ton utilisé par Rhodan ne souffrait pas la moindre contestation.
— Les quatre navires rebroussent chemin, annonça- t-il quelques secondes plus tard. Je vous prie...
Atlan ne le laissa pas terminer :
— Laissons cela, si vous le voulez bien. Nous sommes tous sur les dents. Je sais que vous faites de votre mieux. Tenez le Krest II prêt à décoller à tout instant !
« Il n’avait pas tort, ajouta-t-il hors micro en s’adressant à Rhodan. Mais j’en ai assez de voir nos meilleurs hommes envoyés à la mort... »
— Je t’en suis très reconnaissant. Si tu n’y avais pas pris garde, beaucoup seraient morts de façon absurde.
L’Arkonide posa la main sur l’épaule de son ami.
— A présent, occupons-nous de la station de réglage. Sinon, nous ne partirons jamais d’ici. Ne devrions-nous pas appeler L’Émir ou l’un des mutants ?
— Nous ne réussirons pas avec un seul faisceau directif, répondit Rhodan, qui ne pouvait pas savoir que L’Émir n’était même pas en mesure de leur donner ne fût-ce une réponse partielle.
*
* *
La situation du mulot ressemblait en effet à celle d’un nageur qui, ayant sauté précipitamment à l’eau, aurait remarqué trop tard que le rocher sur lequel il se trouvait était entouré de violents tourbillons. Il s’était téléporté dans un mouvement de panique, mais ignorait ce qui avait provoqué sa peur.
Il ne percevait rien d’autre à présent que la paroi rouge orangé toute proche. Il pensait qu’il aurait dû s’y brûler, en s’étonnant de ne rien sentir. Il acquit la certitude que cette aventure finirait mal lorsqu’il fut projeté dans l’espace à une vitesse prodigieuse. Cette impression fut déterminante.
Ne pouvant apercevoir la coupole, il se concentra sur le souvenir qu’il gardait de son intérieur et se téléporta.
Quand, après la rematérialisation, ses yeux se furent habitués au nouvel environnement, il crut nager dans un liquide visqueux et opalescent, qui l’empêchait de fermer son casque. Il regretta de n’avoir pas pris la précaution de le faire auparavant. Il se sentait particulièrement désemparé ; né sur une planète désertique, il ne savait pas nager. N’y tenant plus, il se décida à reprendre son souffle ; le « liquide » lui pénétra dans la bouche et le nez. E crut qu’il se noyait, mais se rendit compte avec stupéfaction qu’il respirait.
À cet instant, il reçut une onde mentale qui lui était familière. Il lui sembla que quelqu’un se moquait de lui.
S’il était quelque chose que le mulot de Perdita ne supportait pas, c’était bien la joie maligne d’autrui. Cela le mit en rage.
Il décida de quitter les lieux le plus vite possible, à cause des dangers inconnus qui le guettaient, et de ses compagnons qui l’attendaient sous la coupole.
Cependant, il hésitait encore, songeant qu’au terme de deux téléportations, il avait dû affronter de périlleuses situations. Que lui réservait donc celle-ci ?
À nouveau il perçut le rire étrange. Il se retourna, tentant de découvrir quelque chose qu’il pût déplacer de ses forces télékinésiques : impossible de provoquer le rieur invisible. Il se demanda alors si cette impression de confusion n’était pas due à l’expansion infinie du gaz opalescent. Il résolut finalement de se concentrer, afin de rejoindre ses camarades. Il sauta - pour se rematérialiser apparemment au même endroit.
Le rire se manifesta une nouvelle fois dans son subconscient.
— Eh bien ? demanda L’Émir.
— Rien, lui répondit-on.
— Que fais-je donc ici, si rien ne se passe ? reprit- il, surpris qu’on daignât enfin lui adresser la parole. Si je ne rejoins pas rapidement mes camarades, tu auras affaire à Perry Rhodan.
— Si telle n’est pas ma volonté, tu ne les retrouveras pas et ils n’apprendront jamais où tu es passé.
— Où suis-je ?
— Tout près de toi et en même temps très loin. Je lis dans tes pensées que tu as moins envie de plaisanter que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Je vais ouvrir ma coquille temporelle au même endroit. Tu feras le reste.
Le mulot voulut demander ce qu’il ou elle entendait pas « coquille temporelle », lorsqu’il s’aperçut qu’il ne se trouvait plus dans sa prison opalescente, mais sur un rocher lisse poussiéreux, poli par le vent et la pluie des millénaires, dans un univers préhistorique uniformément gris.
L’Émir identifia soudain les lieux et la créature. Elle les avait déjà nargués, Tolot et lui, avant le départ du Krest II. Elle était apparue sous la forme d’un objet verdâtre sur ce même promontoire, puis avait disparu aussitôt. Quand il se tourna pour voir s’il l’apercevait, sa fourrure se dressa sur sa nuque : la coque du croiseur étincelait dans le ciel.
Sa terreur ne dura guère, car au cours de sa longue collaboration avec les Terraniens, il avait vécu tant de choses extraordinaires qu’il avait appris à garder son sang-froid en toutes occasions. Quand il eut recouvré son calme, il se mit à réfléchir.
L’Étranger n’était-il pas intervenu en ramenant le Krest II vers Athéna, à moins qu’il ne l’ait transporté, lui, L’Émir, à l’époque où le croiseur se trouvait sur cette planète ?
Il décida d’en avoir le cœur net en se téléportant à bord du navire terranien. Hélas ! Il ne réussit pas à parcourir plus d’une centaine de mètres. Lorsqu’il sauta, il buta contre un obstacle lisse qui le fit tomber lourdement au sol.
Sans se décourager, il se mit à courir, mais se rendit compte au bout de dix minutes qu’il n’avait pas avancé d’un pouce, car la taille apparente du croiseur n’avait pas varié. Désespéré, il regarda autour de lui : le rocher sur lequel il était assis précédemment, par contre, s’était considérablement éloigné. Sa perplexité l’incita à tenter à nouveau d’atteindre le vaisseau à pied. Le résultat demeura identique...
Il se souvint alors de ses facultés télépathiques. Serait-il possible de joindre mentalement Gecko ? Cet ultime espoir s’avéra également vain.
Une nouvelle fois, il émit toutes les hypothèses imaginables, jusqu’au moment où il lui apparut évident que l’image du Krest II était une hallucination, une sorte de mirage. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Le croiseur en effet ne pouvait se trouver que sur Raum.
Il se concentra en vue de s’y téléporter. Il arriva sur Raum à l’instant où il quittait Athéna. Il commit une seule erreur : il ne se rematérialisa pas dans le poste central du croiseur, mais dans une plaine rocheuse couverte de mousse. Pétrifié, il crut que le vaisseau avait regagné la Galaxie, après avoir réglé le transmetteur solaire.
Cependant, fort de la confiance qu’il avait en Perry Rhodan, il ne tarda pas à se calmer et scruta le ciel, sans y rien découvrir tout d’abord. L’absence du faisceau rouge orangé ne prouvait pas grand-chose. Il importait avant tout de retrouver la coupole. Il se téléporta prudemment en direction du nord, regardant attentivement autour de lui, lors de chaque rematéria¬lisation. Il lui fallut cinq sauts pour atteindre son but.
Avant d’y pénétrer, il examina avec minutie tout ce qui l’entourait. N’observant rien de suspect, il s’y transporta. La planche de bord correspondait au souvenir qu’il en avait conservé. Pas la moindre trace des dégâts causés par Icho Tolot - et toujours aucun moyen de mettre le contact. Il réalisa qu’il se trouvait en fait dans le passé, avant l’intervention du colosse et la sienne propre.
L’Émir refoula les questions qui montaient en lui pour se mettre au travail. Il espérait réussir à enlever la gaine et imaginait déjà le visage perplexe du Halutien. Cela lui remonta le moral.
Hélas ! Le découragement reprit le dessus, lors¬qu’au bout d’une demi-heure ses efforts s’avérèrent vains. La seule satisfaction qui lui resta fut celle d’être entré ici le premier.
Il retourna sur Athéna, mais n’y trouva plus le Krest II.
En proie à un immense désarroi, il se téléporta à l’endroit où il avait aperçu le croiseur auparavant. Il y découvrit les excavations que le train d’atterrissage avait creusées sur un diamètre de plus de mille cinq cents mètres, où le tourbillon de poussière et d’éboulis causé par la poussée des propulseurs était encore visible.
Une terreur panique s’empara soudain de lui. Et si le croiseur ne se trouvait ni sur Raum, ni sur Athéna ? Il sauta à la hâte là où il avait émergé de sa prison opalescente. Un profond cratère s’offrit à ses yeux, dans lequel il aperçut les traces de Tolot et de lui-même.
Une lumière flamboyante le tira sans tarder de la perplexité qui venait de l’envahir. Il regarda avec effarement le rayon rouge orangé disparaître entre les deux soleils et y former une accumulation d’énergie. Avant qu’il ait le temps de réagir, un troisième soleil se forma dans l’espace : la nef composite !
Il savait à présent ce qu’il avait à faire. Il se téléporta de nouveau et se rematérialisa là où il l’avait souhaité, dans la station de réglage du transmetteur, au milieu de ses camarades.
Au premier coup d’œil il constata que la gaine de la planche de bord avait disparu : Tolot, Gecko et Sengu étaient penchés au-dessus du branchement qu’ils avaient dégagé. Gecko s’aperçut le premier de la présence de L’Émir.
— Bon sang, L’Émir ! Où étais-tu donc passé ? Je craignais le pire.
Tolot l’accueillit moins chaleureusement.
— Vous avez retardé notre travail de plus d’une minute ! s’écria-t-il. En outre, vous avez mis en danger la vie de Gecko : en vous cherchant partout, il a failli être emporté par le faisceau.
— C’est moi qui ai été aspiré, rectifia L’Émir, conscient de son manque de conviction.
Il regarda autour de lui, comme s’il avait perdu quelque chose. Sengu, qui l’avait surpris, sortit un petit objet de sa poche.
— Si c’est ton chronographe que tu cherches, le voici. Tu l’as égaré lors de ton dernier saut.
Le mulot rentra aussitôt son incisive qu’il venait d’exhiber triomphalement. Il avait décidément peu de chances de les épater avec ses aventures, s’ils considéraient comme normale l’apparition du petit appareil. Il résolut donc de ne rien raconter, quand il se rappela soudain ce qu’il avait découvert dans son subconscient, à l’instant où il s’était téléporté dans la station de réglage.
Il poussa un cri strident, alors que le Halutien posait la main sur une plaque qui devait, à son avis, établir le contact. L’alerte vint une fraction de seconde trop tard : le colosse tourna sur lui-même comme une toupie, avant d’aller heurter le mur opposé. La coupole fat secouée comme par une explosion ; le Halutien fut finalement projeté au sol.
Dans leur effarement, les mutants restèrent cloués sur place. Parmi eux, seul L’Émir comprenait ce qui se passait réellement ; les autres n’étaient impressionnés que par la chute de Tolot.
En se tournant en direction de la C-8, le mulot constata qu’elle avait disparu sans laisser de trace. Il savait que la même chose était arrivée au Krest II, bien qu’aucun des deux événements ne correspondît vraiment à la réalité.
Icho Tolot, qui avait eu le réflexe de transformer son corps juste avant sa chute, se releva sain et sauf. Wuriu Sengu reprit le premier ses esprits ; il ne mesurait pas l’ampleur de la catastrophe.
— Que s’est-il passé, L’Emir ?
Le mulot, qui observait, fasciné, les gestes de Tolot, omit de répondre. Le Halutien se palpait le torse alternativement avec le bras gauche et le bras droit. Quand il utilisait sa main gauche, tout semblait normal, par contre on avait l’impression que l’autre membre passait au travers de tout ce qu’il touchait, comme s’il était devenu du gaz qui aurait pris la forme d’une main.
Sengu et Gecko, qui s’en étaient également rendu compte, le regardèrent à leur tour, éberlués.
— Pourquoi me fixez-vous ainsi ? grommela le géant.
— Que fais-tu avec ta main ? pépia Gecko.
— Ce n’est pas ma main, répliqua le colosse.
Il la tendit aussitôt pour attraper le mulot. Elle glissa à travers le corps du petit animal effrayé.
— Ceci ressemble à une main qui obéit à ma volonté, reprit Tolot, mais ce n’est qu’une projection. Ma main droite fait à présent exception à la transformation structurelle que mon métabolisme pouvait opérer sur l’ensemble de mon corps.
— Je puis vous dire qu’il ne s’agit de rien de matériel, indiqua Sengu, car mes facultés paranormales ne me sont d’aucun secours. Je vous assure cependant qu’on ne saurait non plus parler d’une hallucination.
À ces mots, il montra les doigts de ses gants qui venaient de « toucher » la « main » du Halutien. Chacun y discerna une fine pellicule poudreuse.
— Quoi qu’il en soit, déclara L’Émir, tout cela ne revêt pas à mes yeux une importance capitale. Il est beaucoup plus grave que nous ne soyons plus à l’endroit où nous devrions nous trouver.
Les autres le regardèrent avec surprise.
— Que veux-tu dire par là ? demanda Sengu.
Tolot comprit vite le sens des propos du mulot.
— Nous avons remonté le temps, répondit-il. C’est bien ainsi que tu l’entendais, n’est-ce pas, L’Émir ?
— Il n’existe pas d’autre explication, si l’on ne veut pas supposer que le Krest II et la C-8 sont partis sans nous.
— Tu voulais donc nous avertir, réalisa Sengu.
L’Émir hocha tristement la tête, avant de raconter
l’étrange aventure qu’il avait vécue sur Athéna.
— Rien ne serait arrivé si vous m’aviez cru d’emblée, conclut-il.
— Mais tu ne nous avais rien dit, protesta Gecko.
— Vous vous seriez moqués de moi, rétorqua L’Émir. Lorsque, dans le passé, je me suis trouvé devant la planche de bord, tentant vainement d’activer le contact, mon subconscient a saisi une parcelle de vérité, à laquelle je n’ai tout d’abord accordé aucune attention, car j’imaginais savoir que Tolot avait ôté la gaine. L’obstacle me paraissait alors supprimé. Tout à l’heure, lorsqu’il a posé la main sur le branchement, j’ai compris qu’il n’a fait que supprimer une difficulté matérielle, installée là afin de protéger la station. L’essentiel est ailleurs.