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La Grande Débâcle de Samuel Pepys
L’authentique aventure connue plus tard comme La Grande Débâcle de Samuel Pepys concernait mon premier séjour dans la non-fiction et se solda, comme le titre le suggère, par un échec cinglant. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais tout alla de travers. J’avais essayé d’insuffler un optimisme plein d’allant au livre, coincée que j’étais entre deux issues contradictoires, mais il en résulta un médiocre fatras rempli de chouettes embrassades et d’huiles essentielles.
Je me retrouvai à Swindon. Ou tout au moins sa version démonstrative telle qu’elle existait dans La Débâcle, ensoleillée et sans nuages, dans laquelle chaque jardin était éclaboussé de taches de couleurs primaires dont l’éclat me filait la migraine. Les maisons semblaient parfaites, les voitures impeccables, tout y était pathologiquement propre et bien rangé. Je sortis mon automatique, vérifiai le chargeur et libérai la sécurité. Cette fois-ci, elle ne m’échapperait pas. Je savais qu’elle n’était pas armée, mais cette pensée ne me rassurait pas outre mesure. Elle ne manquait pas de ressources, loin de là. Comme moi, en réalité. Après l’avoir éliminée, je n’aurais plus qu’à sauter hors du livre et la vie reprendrait son cours antérieur, pour toujours. Je relancerais le projet de livre-réalité avant la fin des trois premiers chapitres, et je filerais dans le Monde Extérieur profiter de nouveau des faveurs de Landen. Ensuite, après une petite mascarade diplomatique, je pourrais lancer deux régiments de Mrs Danvers à la conquête du Roman Grivois. Je me voyais même mener l’assaut moi-même. Voilà ce qui m’était apparu de meilleur dans le rôle de Thursday Next : je pouvais agir comme je l’entendais, personne ne pourrait ou n’oserait s’opposer à moi. En attendant, j’avais deux problèmes à régler : me débarrasser de la vraie Thursday Next et trouver le deuxième prénom de Mrs Bradshaw, le code pour sortir d’ici. Je n’en avais pas le moindre début d’idée, je ne l’avais jamais rencontrée.
J’ôtai mon gant et observai l’endroit de ma main où la balle dégommeuse avait imprimé une marbrure. Je frottai la peau qui me démangeait, puis je me rendis dans la rue et me dirigeai vers le lieu où, dans cette version, se dressait la maison de Thursday. C’était la même qui avait brûlé dans le premier chapitre, alors je connaissais le chemin. Mais ce qu’il y avait de curieux, c’était que la rue était entièrement déserte. Pas le moindre mouvement. Pas un être humain, pas un chat, pas un écureuil, rien. Je m’arrêtai près d’une voiture abandonnée dans la rue et jetai un œil par la porte du passager qui était restée ouverte. La clef de contact était en place. Tous ceux qui avaient un jour peuplé ce livre étaient partis. Et dans la précipitation.
Je repris à pas lents mon chemin le long de la rue. Ce pontifiant crétin de Bradshaw avait évoqué quelque chose concernant un chapitre qui se serait détaché du reste du livre. Peut-être était-ce là l’endroit où les personnages secondaires avaient trouvé refuge. Mais qu’importe. Thursday était ici, et c’était elle que je cherchais. Parvenue devant la porte du jardin de la maison de Landen5, je m’engageai lentement dans l’allée, passai devant d’impeccables massifs de fleurs, avisai les vitres si rutilantes de propreté qu’on avait l’impression qu’il n’y en avait pas. L’arme à la main, je pénétrai tranquillement dans la maison.
Thursday5 avait une conception de la décoration intérieure radicalement différente de la mienne et de celle de la vraie Thursday. Pour commencer, le revêtement de sol était couleur d’algue et les rideaux teints d’une façon affreusement démodée. Je remarquai également avec répugnance les mantras tibétains encadrés sur le mur et les mobiles qui pendaient du plafond. Je m’approchai des photos posées sur le manteau de la cheminée et en découvris une qui représentait Thursday5 et Landen5 à Glastonbury. Ils étaient enlacés et souriaient bêtement, le visage épanoui, Pickwick5 installée entre eux. Écœurant de mièvrerie, en vérité.
— J’aurais fait pareil.
Je fis volte-face. Thursday se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine. Elle faisait une cible facile, mais je n’en profitai pas. Je voulais savourer ce moment.
— Qu’est-ce que vous auriez fait pareil ?
— Je t’aurais laissé la vie sauve, moi aussi. Je le reconnais, tu as interprété mon rôle d’une façon très convaincante. Je ne crois pas que quiconque à part nous deux aurait pu deviner. Mais je n’aurais jamais pensé que tu pouvais rester à la hauteur. Ta véritable personnalité serait tôt ou tard remontée à la surface. Que tu le veuilles ou pas, tu n’es pas suffisamment moi-même pour réussir ton coup. Il te manque dix-sept années au service de la Jurifiction, le type d’expérience qui fait que je peux affronter des gens comme toi et en sortir victorieuse.
J’éclatai de rire devant une telle prétention.
— Je crois que vous surestimez vos capacités, Extérieure. Le flingue, c’est moi qui le tiens. Peut-être n’avez-vous pas tout à fait tort, mais je peux prendre votre place et ne vais pas m’en priver. Avec le temps, je serai Thursday Next. Tout ce que vous êtes, tout ce que vous possédez. Votre travail, votre famille, votre mari. Je peux retourner dans le Monde Extérieur et prendre le relais là où vous avez laissé les choses. J’ajoute qu’elles vont probablement devenir beaucoup plus amusantes.
Je pointai mon automatique sur elle et commençai à presser la détente, mais je m’interrompis. Je ne discernais aucune inquiétude en elle, ce qui m’embêtait.
— Vous entendez ?
— Entendre quoi ?
Elle plaça sa main en pavillon derrière son oreille.
— Ça.
Maintenant qu’elle en parlait, je pouvais en effet percevoir un bruit. Une sorte de léger roulement de tambour qui se propageait dans le sol.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, et je fus effarée de constater que ma voix tremblait… de peur.
— Va voir toi-même, répondit-elle en montrant l’extérieur.
J’essuyai la sueur de mes sourcils et me dirigeai à reculons vers la porte, mon arme toujours pointée sur elle. Je courus au portail du jardin et observai les alentours. Au bout de la rue, les maisons semblaient avoir perdu de leur consistance et être avalées par une tornade de sable.
— C’est quoi, ce bordel ? aboyai-je.
— Tu devrais le savoir, répliqua-t-elle calmement, si tu avais suivi les cours de la Jurifiction au lieu de perdre ton temps au stand de tir.
Je regardai la boîte aux lettres du coin de la rue s’effriter devant moi en menus fragments et être emportée par le nuage de poussière et de débris qui s’élevait en tourbillonnant au-dessus de ma tête. J’empoignai mon NDBDP-phone et composai frénétiquement le numéro de Bradshaw.
— Mais tu ignores le deuxième prénom de Melanie Bradshaw, pas vrai ? fit-elle observer.
Je fis retomber mon portable et la regardai sans mot dire, les bras ballants. Le piège. Elle avait forcément été en contact avec Bradshaw et ils avaient monté une machination pour m’attirer ici.
— C’est Jenny, ajouta-t-elle. J’ai donné ce nom à ma fille cadette en son honneur. Mais ça ne va pas t’être d’une grande utilité. J’ai demandé à Bradshaw de n’ouvrir de passage sous aucun prétexte, mot de passe ou pas. Une fois les personnages génériques évacués et dès que tu as mis le pied ici, il a respecté les instructions et a lancé… le dégommage de tout le livre.
— Comment l’avez-vous contacté ? demandai-je.
— C’est lui qui m’a contacté. Thursday5 a évoqué auprès de Bradshaw la possibilité que tu nous aies joué le même tour qu’elle-même avait réussi. Il m’était impossible de sortir, mais nous pouvions essayer de t’attirer ici.
Elle consulta sa montre.
— Dans huit minutes, ce livre et tout ce qu’il contient – toi comprise – auront disparu.
Je regardai autour de moi et vis avec horreur que le dégommage avait progressé sans que je m’en aperçoive qu’il était à présent à moins de quatre mètres. Nous nous tenions dans le seul îlot de terre intact, un vague cercle d’une trentaine de mètres de diamètre dans lequel ne restait plus que la maison de Landen et ses alentours immédiats. Mais cela n’allait pas durer, et déjà les toitures partaient en poussière avant d’être aspirées, rongées par le dégommage. Le grondement sourd enflait de plus en plus, si bien que je dus élever la voix pour parler.
— Mais vous allez être dégommée, vous aussi !
— Peut-être pas. Tout dépend de toi.
Elle me fit signe de rentrer dans la maison tandis que le portail du jardin partait en fumée et se faisait avaler par le nuage de poussière. Quand nous fûmes dans la cuisine, elle se tourna vers moi.
— Tu n’as plus besoin de cet attirail, dit-elle en montrant mon pistolet.
Je tentai maladroitement de le ranger dans son étui et il tomba à terre avec un bruit sec. Je n’esquissai pas un geste pour le ramasser. Je jetai un œil par la fenêtre au jardin de derrière. L’appentis et le pommier avaient disparu et le dégommage grignotait peu à peu la pelouse. Des marbrures se mirent à envahir le plafond tandis que la porte d’entrée partait en poussière et était emportée par le vent.
— Chierie, dis-je lorsque j’eus pris enfin conscience de la réalité des choses.
Ce n’était pas tant d’être dégommée, non. Je venais d’avoir la révélation sèche et brutale que j’étais loin d’être aussi intelligente que je le pensais. J’avais affronté un adversaire indiscutablement supérieur à moi et j’allais subir les conséquences de mon arrogance. La question était la suivante : allais-je lui faire le plaisir de lui en faire part ? À la réflexion, ce type de plaisir lui était indifférent, et les choses m’apparurent tout à coup beaucoup plus paisibles.
— Je suis très flattée, lui dis-je.
— Flattée ? De quoi ?
Le plafond disparut dans un nuage de poussière virevoltant, les murs commencèrent à se dissoudre vers le sol, les tableaux, le dessus de la cheminée et les meubles se réduisirent en miettes qui furent rapidement aspirées par la tornade à présent au-dessus de nos têtes.
— Je suis flattée, continuai-je, parce que vous avez effacé un livre entier et risqué votre vie uniquement pour vous débarrasser de moi. J’ai donc été un adversaire de valeur, alors ?
Elle devina le changement qui s’était opéré en moi et m’adressa un petit sourire.
— Tu m’as presque vaincue, et tu en es encore capable. Mais si je parviens à m’en sortir, ce sera le cadeau que je t’offrirai.
Les murs avaient quasiment tous disparu et je sentis le sol couleur d’algue se craqueler sous mes pieds. Thursday ouvrit une porte dans la cuisine sur une volée de marches en béton qui descendait. Elle me fit signe de la suivre, et nous filâmes dans un gros boyau souterrain voûté comme l’intérieur d’une barrique. Sur un grand socle se dressaient deux dents entre lesquelles une fragile étincelle crépitait sporadiquement. Le bruit du vent s’était estompé, mais je savais que ce n’était qu’une question de temps pour que le dégommage finisse par nous rattraper.
— Voici la Chambre du Noyau Modérateur, expliqua Thursday. Tu devrais le savoir si tu avais écouté en classe.
— Comment votre survie peut-elle constituer un cadeau pour moi ? demandai-je.
— L’explication est simple, répondit-elle en enlevant des clayettes de bois pour dévoiler un hublot en acier riveté. C’est là-derrière que se trouve la seule issue possible, dans le vide du Néant.
La conséquence ne m’échappa pas. Le Néant n’admettait pas les formes textuelles. Je serais immédiatement réduite en lettres si j’essayais de m’enfuir par là. Mais Thursday n’était pas faite de texte, mais de chair et de sang. Il était possible pour elle de survivre.
— Je ne peux pas sortir d’ici toute seule, reprit-elle. Alors j’ai besoin de ton aide.
Tout d’abord, je ne compris pas. Je fronçai les sourcils, et tout à coup le sens de ses paroles m’apparut. Elle ne m’avait pas offert l’absolution, une deuxième chance ou la vie sauve. J’étais bien trop aigrie pour ça. Non, elle me proposait la seule chose que je n’aurais jamais, au grand jamais pu obtenir : la rédemption. Après tout le mal que je lui avais causé, tout ce que j’avais prévu de lui faire, elle avait accepté de mettre sa vie en jeu pour m’offrir une petite chance de me racheter. Et qui plus est, elle savait pertinemment que j’allais la saisir. Et elle avait raison. Nous nous ressemblions plus que ce que je croyais.
Le toit tomba en pluie de confettis quand l’éradication attaqua la Chambre du Noyau Modérateur.
— Que dois-je faire ?
Elle désigna les mécanismes jumeaux du loquet disposés à deux mètres cinquante l’un de l’autre. Après avoir compté jusqu’à trois, je saisis la poignée et l’abaissai. Le hublot s’ouvrit brusquement sur les ténèbres du vide absolu.
— Merci, dit-elle alors que l’éradication rongeait inexorablement la pièce.
Le livre tout entier se réduisait désormais à un disque d’un diamètre inférieur à trois mètres, et nous nous tenions au centre de ce qui paraissait être un cyclone de poussière et de débris pendant qu’autour de nous le vent arrachait les derniers restes du livre, le réduisant à une charpie de texte.
— Qu’est-ce que ça fait ? demandai-je à Thursday qui scrutait par le hublot.
— Je ne peux pas te dire, répondit-elle. Personne ne sait ce qui se passe après un dégommage.
Je lui tendis la main.
— Si jamais vous racontez cette histoire dans une de vos aventures, pourriez-vous faire de moi un personnage un tantinet sympathique ? J’aimerais croire qu’il y a un peu de votre humanité en moi.
Elle me prit la main et la serra. Je ne l’aurais jamais crue si chaude.
— Je regrette d’avoir couché avec votre mari, repris-je tandis que le sol s’amollissait sous mes pieds. Et je crois que ceci vous appartient.
Je lui donnai le médaillon qu’elle avait perdu pendant la bagarre.
Au moment où Thursday1-4 me rendit mon médaillon, je sus qu’elle avait fini par apprendre quelque chose de moi, et par conséquent sur elle-même. Elle était perdue et en était consciente, alors accepter de m’aider à ouvrir le hublot en baissant la poignée n’était rien d’autre que de l’altruisme. La seule autre fois où elle avait agi ainsi, elle simulait. Je m’engageai à moitié dans l’ouverture. Il ne restait pratiquement plus rien du roman, juste quelques vagues étincelles qui craquaient, de moins en moins nombreuses. Je tenais toujours la main de Thursday1-4 et je vis son corps commencer à se désagréger, comme un château de sable rongé par le vent. Ses cheveux furent happés par le souffle, mais elle avait l’air sereine. Elle sourit et dit :
— Je viens de comprendre.
— Compris quoi ?
— Un truc que Thursday5 m’a sorti à propos d’un bain et d’un Martini.
Son visage se craquela et je sentis sa main s’effriter dans la mienne. Il ne restait pour ainsi dire rien du tout de La Grande Débâcle, il était temps de partir.
Elle me sourit et ses traits se consumèrent, sa main se réduisit en sable, une étincelle jaillit et se volatilisa. Je me laissai aller et…